Lola n'est plus là, et au snack il ne reste plus que les deux gars. Max et Jo font tourner le resto tranquillement à deux ; ils sont dans un petit camping, et le dur de la saison ne commencera vraiment qu'en Juillet. Le patron se permet donc des absences, occupé ailleurs.
Pendant ce temps, Max et Jo, eux, ont passé tout le mois de juin à taper de la coke. Au travail et en dehors, mais surtout en service. Max s'était fait une raison. Allez, c'est juste pour la saison. Y'a un contexte, c'est sympa, puis je peux largement me le permettre avec mes heures sup' au black. Ça ne pesait pas sur leur paye : entre le salaire, le black, le logement et la bouffe, ils vivaient bien, sans se priver. Les gars se faisaient livrer tous les quatre-cinq jours, en rase campagne, sans difficulté. Quelques grammes, entre trois et sept.
Ils assumaient le travail pour le peu qu'il y avait à faire. À chaque corvée, une ligne. La plonge, la mise en place, remplir les frigos, préparer la menthe pour les mojitos, même avant d’envoyer les martinis à la six. Un rituel.
Max et Jo vivaient cette défonce comme un jeu. Ils étaient seuls au resto, fracassés, et ils le faisaient tourner à leur manière. Les rois du pétrole. L'air speed, reniflant toutes les deux minutes sous trente-cinq degrés. Mais ils faisaient le travail.
Pendant les services, ryhtmés par le rock ou la salsa que jouait Maxence sur l'enceinte du bar, ils ont souvent eu l'impression d'être très efficaces. Une pause clope de temps en temps, pas de pause repas : la coke rend presque impossible le fait de manger. Tout perd de sa saveur, et la texture ressemble en bouche à du papier mâché. En réalité, il y avait peu, trop peu de clients. Et hereusement qu'ils arrivaient à gérer cette cadence, car un mois plus tard, il y aurait au moins quatre fois plus de convives.
Le soir à la fermeture, vers vingt-trois heures, ils buvaient au moins trois pintes sur leurs estomacs vides, toujours avec quelques traits, avant de rentourner au mobil-home. Ils en prenaient systématiquement au grand minimum une chacun à emporter. Il fallait bien ça pour anesthésier le cerveau et espérer dormir. Ils parlaient pendant trente minutes, parfois une heure, avant d’aller se coucher. Il fallait vider le trop-plein d’énergie. Max l’avait compris. Il retenait souvent Jordan, relancait la conversation, comme s'il avait peur d'aller dormir.
S’endormir défoncé ? Mission impossible. C'est fixer un mur ou un plafond pendant une durée indéterminée, allant de trente minutes à parfois plusieurs heures, avec un flot de pensées incontrôlable dans la tête qui va à mille à l'heure. Ça, couplé avec une respiration saccadée, le coeur qui bat comme s'il essayait de péter une ou deux côtes en passant, et des grosses gouttes de sueur qui perlent sur tout le corps. La seule solution, c'est attendre. Et parfois, confronter ses pensées.
Il l'a appris à la dure : au début, quand il rentrait au bungalow, Maxence proposait toujours quelques lignes. Jordan, pourtant fêtard, refusait souvent, disant qu'il fallait se reposer. Mais les soirs où il acceptait, ils dormaient seulement deux heures, parfois qu'une, et occasionnellement pas du tout pour Max. Jo a toujours eu la sagesse de se reposer au moins un peu. En revanche, le barman faisait du zèle, et s'est plusieurs fois retrouvé à rempiler pour le service du midi sans avoir réussi à dormir ne serait-ce que dix pauvres minutes.
Jordan n'est pas stupide, et il a de l'expérience. Il voit bien le chemin que prend Max emprunte, il l'a déjà silloné, d'abord avec la C puis avec la kétamine. Alors, quand le moment lui semble adapté, tout en douceur, il lui glisse des petits conseils, des mises en garde. Toujours vague, toujours bref. "Fais attention avec ça", "On devrait arrêter pour ce soir", "Viens, la prochaine fois qu'on chope, on essaie de faire durer la conso plus longtemps".
Max acquiesce, mais n’en fait rien. À chaque fois, il répond vaguement : “T’inquiètes”, “Juste pour la saison”, “Je sais ce que je fais.”
Pendant ce mois, quand il se retrouve seul le soir dans sa chambre, Max justifie sa consommation par les "vertus thérapeutiques" qu'il a la sensation de trouver dans la poudre. Au moins, j'arrive à me poser des questions sur moi, sur plein de sujets. Je mets les choses au clair. Il pouvait y passer des heures. Il y avait nombre d'interrogations auxquelles il lui semblait pouvoir répondre rationellement seulement lorsqu'il était déchiré, à cause de la faiblesse dont il faisait preuve face à ses angoisses, sobre. Sans drogues, il pouvait se mettre à pleurer de manière incontrôlable, faire des crises de panique. Il ne retrouvait pas son souffle pendant quelques minutes quand il allait trop profondément à l'intérieur de lui-même.
Depuis trois ans, il repoussait tout sous le tapis, évitant d'affronter la réalité : son oisiveté, le fait qu'il n'arrivait jamais à garder un travail bien longtemps, qu'il ne s'était toujours pas remis de sa dernière relation, et le fait qu'il s'était tout de même engagé dans une nouvelle amourette des plus malsaines quelques mois auparavant, avec une fille de quatre ans de moins que lui.
Alors, quasiment tous les soirs, après avoir menti à sa copine en prétendant qu'il allait se coucher, son seul moyen d'être dispensé de recevoir trois notifications à la minute, il s'adonnait à ses séances de "thérapie autonomes".
Les mêmes sons en boucle à fond dans ses écouteurs, yeux clos mais parfaitement alerte, assis sur son lit. Une pochette à élastiques verte posée au sol à côté du lit, utilisée à intervalle régulier comme surface pour préparer des lignes.
Dans la lumière faible et jaune de ses quartiers, des verres vides du bar jonchent le fin bras de lino qui sépare son lit du mur d'une quarantaine de centimètres tout au plus. Il s'épuisait ainsi jusqu'au bout de la nuit une fois abandonné par Jordan. Mais Max le savait : ça ne pourrait pas durer. Le patron reviendrait début Juillet. Il comprendrait tout, et il allait serrer la vis. En attendant, il répétait inlassablement les mêmes gestes.
Au fil des prises, sa narine gauche devenait plus douloureuse jour après jour, si bien qu'effleurer son nez simplement de l'extérieur lui procurait une douleur vive qui faisait instantanément couler une larme de son oeil gauche. Je sens mon coeur battre dans mes sinus, se disait-il. Se moucher n'était qu'un soulagement pour une ou deux minutes avant que l'inflammation ne revienne.
Parfois, il entortillait du papier toilette en forme de mèche pour son nez, l'imbibait d'eau puis mettait ça au congélateur pour trente minutes avant de se le fourrer tout au fond du pif. Dans ces moments-là, la douleur s'étouffait réellement pour quelques minutes. Mais seulement quelques minutes.
-Tranquille Fab, tranquille. Pas grand monde encore pour l'intant.
Lors de ses coups de fil avec le boss Fabrice, tous les soirs à la fermeture, Max annonçait la recette du jour. "J'ai encaissé mille deux et fait tomber deux cent." Fait tomber, c'était leur petit jargon à eux pour dire pris du liquide sans le taper sur la caisse, pour que le patron puisse aussi avoir du cash non taxé, " parce que tu sais, c'est vraiment des enculés, ah non ils te laissent rien, donc j'ai pas le choix ", il disait, le Fab. De toute façon, Max n'allait pas s'en plaindre, le paiement de ses heures supplémentaires dépendait de cette habile manipulation. Il aurait pu en voler du cash, pour financer sa conso, le patron n'en aurait jamais rien su. Jamais son supérieur ne s'est douté de quoi que ce soit au téléphone, ou si c'était le cas, jamais il n'en a fait mention. Les gars avaient un sentiment de fait accompli quoiqu'il arrive, étant donné que le travail était fait, alors de là à se sentir coupable, y'avait de la marge. Même toute une feuille A4. La culpabilité, c'est pour ceux qui se font prendre. Les autres appellent ça l'expérience.
La confiance que Fabrice accordait à Max, pour qu'il fasse la caisse tous les soirs et simplement de le laisser seul avec Jo au restaurant le touchait beaucoup. Jamais auparavant dans le monde du travail on ne lui avait donné de responsabilité de ce genre. C'était la première fois de sa vie qu'il avait l'impression d'avoir quelque chose entre les mains de mérité et qu'il devait chérir pour être à la hauteur. Paradoxalement, être à la hauteur ne signifiait pas pour lui honorer ses obligations en restant sobre.
Les jours se confondaient. Un matin, Max a réalisé qu’on était déjà le 25 juin. Plus qu’une semaine avant le retour du patron. L'ambiance commencait à changer légèrement. Chaque week-end, la file des arrivées s'allongeait, jusqu'à ce que le camping atteingne plus de la moitié de la capacité totale. Les garçons étaient de moins en moins dans le fun du début du mois. Ils appréciaient toujours leur condition, certes, mais la tension montait. Max supportait de moins en moins le bruit des chaussons de Jo qui frottaient le sol dans le mobil-home. Un soir, il a balancé son télaphone sur la banquette, plus fort qu’il ne l’aurait voulu. Jo n’a rien dit, mais son regard en disait long.
Leur satifaction personnelle à la fin du service se retrouvait amoindrie au vu des " aléas du direct " parfois rencontrés sur les heures de travail avec l'affluence. On commence la saison pour la fête, on la finit pour la paye.
La faim au ventre mais avec l'impossibilité d'avaler quoi que ce soit, Max avait certainement déjà commencé à perdre du poids. Mais le travail constant et le hâle estival sur sa peau contrebalançaient, lui donnant l'air d'être particulièrement en forme.
Les deux jeunes hommes ont aussi fait connaissance et même commencé à créer des amitiés timides avec le reste de l'équipe du camping : Stéphane, le chef de l'équipe technique (chef d'une seule personne dans les faits, l'équipe technique étant composée en tout et pour tout de Steph et Issam), un homme d'une petite quarantaine d'années aux cheveux longs et châtains, avec une grosse moustache de fermier Texan, très jovial. Dégaine de cow-boy. On l'appelait Mac Gyver sur le camping, c'était même le nom inscrit sur son badge.
À ses côtés, Issam, trente ans à peine, apprenait toutes les ficelles de ce camping, plus bricolé que construit. C'est un jeune homme de trente ans très discret et souriant, avec un fort accent Marocain. Il a mis la branlée au billard à tout le camping, ayant participé dans ses jeunes années au championnat national du Maroc. Il avait même mis une manche au champion en titre, à ce qu'il parait.
Amy, la cheffe du ménage - toute seule pour cent sept mobil-homes. Vingt-sept ans, rousse, pétillante, un œil qui dit merde à l’autre. Un matin, elle a débarqué au bar avec un café pour Max. “Tiens, t’as l’air d’avoir passé une sale nuit.” Il a souri, un peu gêné. Elle avait ce don pour voir à travers les gens. Bien qu'ayant un style un peu roots, semblable à une festivalière, et un strabisme évident, Max était intrigué par son charme, et avait même l'impression qu'elle l'était en retour. Sa bienveillance et sa chaleur prenaient le dessus sur le reste.
Enfin, pour ce qui est du staff, il y avait Kara et Loubna à l'acceuil. Kara, quarante ans (trente-huit selon ses propres calculs), gérait la réception comme un chef d’orchestre. Un midi, elle avait organisé un faux tirage au sort pour savoir qui irait chercher les croissants pour tout le staff. Évidemment, c’était tombé sur Loubna, pour la troisième fois de suite. Kara avait juste haussé un sourcil, l’air de rien, pendant que tout le monde étouffait un fou rire. Elle avait un genre de feu insondable dans le regard, de longs cheveux noirs tirés en queue de cheval, des lunettes de secrétaire dans un porno, couvrant ses yeux légèrement en amande de par ses origines asiatiques, et devenait souvent cinglante après deux pintes de Cuvée des Trolls.
Loubna était arrivée courant Juin en renfort à l'accueil, elle aussi Marocaine, et n'était pas très bien intégrée à l'équipe. De longs cheveux frisés bruns, en léger surpoids, elle avait tout de même un très beau visage. Exubérante, elle parlait fort, avait des yeux d'un brun profond, et avait un avis sur tout à seulement trente ans. Max n'aime pas les gens qui ont tout fait et tout vu. Elle avait au moins de l'auto dérision, ce qui l'aidait indéniablement à rigoler des petites moqueries qu'elle recevait souvent des autres membres de l'équipe sur son attitude.
Les passe-temps principaux de l'équipe sur la terrasse du snack consistaient à s'alcooliser et à copieusement chier sur Freddy, alias Frédéric, le directeur du camping. Ancien banquier, et c'était visible à son style de touriste retraîté sur la promenade d'Arcachon, petite cinquantaine. Toujours souriant, bête comme ses charentaises. Une énergie de border collie, sans la capacité à diriger un troupeau. Il avait pris le camping en gérance pour être tranquille avec sa femme qui, d'ailleurs, ne lui rendait jamais vistite, mais il n'avait aucun charsime, aucune autorité sur ses employés, tout le monde riait de lui. Mais bon, c'était légitime, ce con aurait du employer le double de salariés pour mener à bien la saison, mais il a préféré couper dans les dépenses. On apprendra plus tard qu’il avait été propulsé à la direction juste pour faire baisser les coûts avant la revente du camping à une grosse boîte.
Mi-Juin, il y a eu une fuite à la plonge. Jo avait passé un coup de fil à Mac Gyver, lui demandant de venir dès que possible. Lorsqu'il est arrivé deux heures après, en plein milieu d'après midi, Max était en train de préparer deux traces sur une assiette à côté de l'évier.
-Salut les gars ! fit Stéphane, à point nommé directement en rentrant dans la salle, ce qui laissait quelques secondes aux garçons pour réagir. Ils se regardèrent, une légère panique dans les yeux, et Jordan poussa Max et se plaça devant l'assiette, adossé au meuble collé à l'évier, parfaitement dans l'angle pour la cacher.
-Yo Steph, ça va ? lanca hâtivement Max, qui reprenait juste ses esprits quand le chef technique pénétrait en plonge.
-Tranquille les gars. Alors c'est où que ça coule ?
-Juste là, dit Jo sans perdre de temps en désignant un tuyau en face de lui à ras du sol qui pissait de l'eau au compte-gouttes. Steph se baissa et commença sa besogne en leur parlant de l'organisation du camping, et du fait qu'il courait tout le temps à droite, à gauche. Aucun de ses mots n'atteignèrent les gars, trop occupés à se toiser, un air incrédule sur le visage. C'était chaud, vraiment pas passé loin. Mis à part cet évènement, le staff du camping n'avait aucun indice sur la consommation de l'équipe du snack, mis à part leur attitude et leur rhume visiblement constant en plein mois de Juin.