Chapitre 4

En retournant vers le Sanctuaire, Lyran ruminait ses pensées. Lorsqu’il atteignit la clairière où trônait l’Arbre, il le regarda d’un œil nouveau. Et pourtant, il ne parvenait pas à rejeter totalement ce qu’il avait appris. Il savait qu’il devait découvrir par lui-même la vérité. Quelques jours après son retour, il décida de confronter Celia et Oran.

— Vous m’avez caché des choses, dit-il, d’une voix tremblante mais résolue. Maeril m’a parlé. Il m’a dit que l’Arbre n’est pas ce qu’il paraît et que son pouvoir est basé sur des choix arbitraires, qu’il ne conserve que les souvenirs que les Gardiens lui permettent de garder. Est-ce vrai ?

Oran et Celia échangèrent un regard lourd de secrets. Finalement, ce fut Oran qui parla.

— Oui, c’est vrai. L’Arbre-Mémoire ne garde pas tous les souvenirs. Seulement ceux qui ont été jugés dignes d’être préservés par les Gardiens qui nous ont précédés.

Lyran sentit un frisson le parcourir.

— Alors, vous… décidez de ce qui doit être oublié ? Ce qui doit être effacé ?

Celia répondit cette fois, sa voix empreinte de tristesse.

— Ce n’est pas une décision que nous prenons à la légère. Mais oui, les Gardiens ont toujours eu ce rôle. Ce n’est pas seulement pour protéger la mémoire de notre peuple. C’est aussi pour l’épargner de souvenirs trop douloureux, des cicatrices qui pourraient briser l’équilibre.

Lyran recula, son esprit en ébullition. Il avait toujours cru que l’Arbre était un sanctuaire sacré, un refuge impartial pour les souvenirs de son peuple. Mais cette révélation changeait tout.

— Vous jouez à être des dieux ! Ce n’est pas à vous de décider ce qui mérite d’être rappelé ou oublié !

Oran posa une main lourde sur l’épaule de Lyran.

— Peut-être as-tu raison. Mais regarde autour de toi. Notre peuple vit en paix grâce à ces choix. Que crois-tu qu’il arriverait si les pires souvenirs revenaient à la surface ? Les guerres, les trahisons, les haines ancestrales ? Nous ne pouvons pas risquer cela.

Le choc de ces révélations fit vaciller Lyran. Il préféra interrompre la conversation et partit se réfugier dans sa chambre afin de réfléchir. Oran et Celia lui avaient soumis des arguments qu’il ne pouvait accepter. Quel droit avaient-ils de manipuler la mémoire collective ? Cette paix dans laquelle son peuple vivait n’était au final qu’une illusion, un mensonge soigneusement entretenu.

Cette nuit-là, Lyran retourna seul près de l’Arbre-Mémoire. Il observait ses branches, se demandant combien de souvenirs s’étaient déjà dissipés, effacés à jamais sous prétexte de protéger l’équilibre. Il se rappela les paroles de Maeril :

« Regarde au-delà des illusions. » Lyran posa une main sur l’écorce fissurée, fermant les yeux. Cette fois, il ne chercha pas à puiser dans la lumière familière des souvenirs, mais à aller plus loin. Un frisson glacé le traversa alors qu’il sentait quelque chose de différent : une obscurité enfouie sous les racines, un puits profond et menaçant.

Avant qu’il ne puisse se retirer, une vision l’envahit : des flammes, des cris, des éclats d’acier. Il vit des visages déformés par la peur et la douleur, des villes ravagées, et, au centre de tout cela, l’Arbre lui-même, entouré de silhouettes encapuchonnées. Il comprit que l’Arbre avait été créé dans un moment de désespoir, un acte désespéré pour effacer les cicatrices d’un passé sanglant.

Quand Lyran rouvrit les yeux, il était à genoux, haletant. La vérité était plus terrifiante qu’il n’avait imaginé : l’Arbre n’était pas seulement un sanctuaire. C’était une prison, un outil pour enfermer non seulement les souvenirs, mais les vérités les plus sombres de leur monde.

Le lendemain, après une longue nuit sans sommeil, il décida de parler à Oran et Celia. Il les trouva dans la salle des archives, en train d’étudier des cristaux.

— L’Arbre n’est pas ce que vous prétendez, déclara-t-il d’une voix ferme. Il a été créé pour cacher des atrocités, pour emprisonner des vérités qu’il valait mieux oublier.

Oran leva la tête et il sembla soudain plus âgé, comme si le poids de cette révélation l’écrasait.

— Oui, murmura-t-il. L’Arbre est né d’une guerre qui aurait détruit notre monde. Ses créateurs ont enfermé les souvenirs les plus sombres, les plus dangereux, pour nous protéger. Mais cet acte a un prix, Lyran.

Celia s’avança, le regard empli de détresse.

— Et ce prix, c’est toi.

Lyran la fixa, incrédule.

— Moi ? Que voulez-vous dire ?

— Chaque génération, un gardien doit se sacrifier pour renforcer les sceaux de l’Arbre, pour que les souvenirs enfermés restent prisonniers. Sans ce sacrifice, ils reviendront… et avec eux, le chaos qu’ils portent.

Lyran sentit un vertige l’envahir. Il comprit alors pourquoi Maeril avait refusé : ce n’était pas seulement sa vie qu’il devait donner, mais son humanité, son essence, pour devenir une partie intégrante de l’Arbre, un gardien éternel de secrets qu’il jugeait injustes. Face à Oran et Celia, Lyran recula.

— Non, je ne peux pas faire cela, déclara-t-il. Vous dites que ce sacrifice protège notre monde, mais c’est un mensonge. Ce n’est pas à nous de décider ce qui doit être oublié ou caché.

Celia tenta de le raisonner, désespérée.

— Si tu refuses, l’Arbre s’effondrera. Les souvenirs oubliés, les douleurs enfouies… tout reviendra. Ce serait la fin de notre paix, Lyran !

Mais il secoua la tête.

— Peut-être que notre peuple mérite de connaître la vérité, même si elle est douloureuse. On ne peut pas construire un avenir sur un mensonge éternel.

Sans un mot de plus, Lyran se dirigea vers la clairière et fit face à l’Arbre-Mémoire. Sa décision était prise et il posa les mains sur l’écorce Il fit appel à la force qu’il sentait en lui depuis sa connexion avec l’Arbre. Il concentra son énergie et les racines tremblèrent. Des fissures apparurent sur l’écorce et une lumière intense jaillit, aveuglant tout le monde. Lyran resta immobile, son cœur battant à tout rompre, tandis que les feuilles lumineuses de l’Arbre s’envolaient une à une. Elles scintillaient comme des étoiles, s’élevant dans les airs avant de disparaître dans le ciel. Le sanctuaire, autrefois empli de la douce lueur de l’Arbre-Mémoire, s’enfonçait désormais dans une pénombre oppressante. Il sentit le regard brûlant de Maître Oran dans son dos.

— Tu as détruit des siècles d’équilibre, murmura ce dernier, la voix tremblante. Tu n’as aucune idée de ce que tu viens de faire.

Lyran se retourna lentement, son visage marqué par un mélange de détermination et de doute.

— Et si cet équilibre n’était qu’une prison ? répondit-il. Des générations entières se sont sacrifiées pour nourrir cet Arbre. Nous avons oublié pourquoi nous préservons ces souvenirs, pourquoi nous sacrifions des vies. Si ces mémoires appartiennent vraiment au peuple, elles ne devraient pas être enfermées ici. Elles doivent être libres.

Oran ouvrit la bouche pour répondre, mais un cri lointain l’interrompit. Depuis la vallée en contrebas, des lumières jaillissaient dans toutes les directions. Les souvenirs, libérés de leurs feuilles, retrouvaient leurs propriétaires. Lyran et Oran observèrent en silence les flots d’éclats lumineux plonger dans les villages et les cités voisines. Le silence du sanctuaire fut bientôt rompu par des bruits de pas précipités. D’autres gardiens arrivèrent en courant, leurs visages empreints de peur et d’incompréhension.

—  Que se passe-t-il ? s’exclama l’un d’eux. L’Arbre… il… il meurt ! 

Tous les regards se tournèrent vers l’Arbre. Son tronc, autrefois imposant, se fissurait à vue d’œil. Les branches se tordaient, dépouillées de leurs feuilles, et une fine poussière dorée tombait doucement au sol, emportée par le vent. L’Arbre-Mémoire, pilier de leur monde, était en train de dépérir.

Dans le royaume, des scènes de chaos éclatèrent partout. Des souvenirs oubliés depuis des décennies refirent surface : des amours perdus, des trahisons enfouies, des vérités longtemps cachées. Certains pleuraient de joie en retrouvant un fragment de leur passé, d’autres hurlaient, submergés par la douleur de souvenirs qu’ils auraient préféré oublier. Dans une petite maison au bord de la rivière, une vieille femme retrouva la mémoire de son enfant disparu, tandis qu’un jeune homme découvrait que son père avait trahi sa famille. Les rires et les larmes se mêlaient dans une cacophonie humaine, comme si tout le royaume respirait enfin, après des siècles de silence forcé.

Lyran tomba à genoux, vidé par l’ampleur des conséquences de son choix. Devant lui, l’Arbre n’était plus qu’une coquille vide, son tronc fracturé, ses branches réduites en poussière. Mais là, dans les cendres qui recouvraient le sol, une lueur faible mais persistante attirait son regard. Il se redressa lentement, ses jambes tremblant sous son poids, et s’approcha. Une petite pousse émergeait des débris. Elle était fragile, minuscule, mais vivante. Lyran tendit la main, hésitant, avant de caresser doucement la feuille verte qui venait d’éclore.

—  Qu’est-ce que cela signifie ?  demanda un des gardiens, sa voix brisant le silence.

Oran, les épaules affaissées, se tenait à quelques pas de là, fixant la pousse avec une expression indéchiffrable.

— Cela signifie qu’un nouveau cycle commence, répondit-il après un long moment. Un cycle différent. 

Lyran posa sa main sur son cœur.

— Cette pousse… elle n’aura pas besoin de sacrifices. Nous trouverons une autre façon de préserver nos souvenirs. Une façon qui ne réclame pas des vies humaines. 

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