Rose ne m'a pas adressé la parole de tout le trajet. Je comptais un peu sur l'attrait de la vraie Tour Eiffel pour la dérider, mais non. Si je réussissais à être moins naïve aussi, je ne serais pas autant déçue à chaque fois.
Heureusement, l'enthousiasme de Lila est là pour compenser. Son sourire parvient à me rendre la perspective de cette visite à peu près supportable, alors que je ne pense qu'à ce qui nous attend ce soir depuis que nous avons posé le pied à Paris.
Je tapote ma poche droite de pantalon. Le papier avec le nom de mon contact est toujours là. Je me rappelle encore de mon cœur battant à grands coups quand je l'avais trouvé, dépassant du paillasson devant la porte de mon bureau. Un instant, je m'étais demandé qui serait capable d'un acte aussi puéril que de cacher quelque chose là. Puis, en le lisant, j'avais pris la mesure des gens à qui j'allais confier l'avenir de mes filles et le mien.
Ils avaient déposé ce papier ici. Dans mon bureau. Là où ils savaient qu'ils me trouveraient seule. Là où Stan ne tomberait pas dessus si par hasard il rentrait avant moi.
Rien qu'avec mon nom, ils avaient découvert que je voulais dissimuler notre départ à Stan, qu'il ne devait rien soupçonner parce que nous étions tellement en désaccord là-dessus qu'il aurait essayé de m'empêcher de partir.
J'en frissonne encore.
Le trajet en métro est un calvaire. Pas à cause de l'affluence, au contraire, la rame est quasiment vide. Avec la généralisation du télétravail puis du holotravail, rares sont ceux qui doivent encore se déplacer physiquement pour aller travailler, et les gens qui y sont obligés - les ouvriers du bâtiment, par exemple, ceux qui construisent les antennes électro-magnétiques toujours plus puissantes, les employés des supermarchés... oui, car même si nos vies se passent de plus en plus en virtuel, l'humain a quand même besoin de manger pour vivre - ne se regardent pas, ont les yeux dans le vague, parfois des mouvements inattendus...
Et je ne peux pas m'empêcher d'imaginer ces gens dans mon hôpital, à la place de mes patients, en train de mourir d'avoir trop vécu dans le virtuel.
Si j'ajoute à ça une gamine de sept ans qui court d'un bout à l'autre du wagon et une ado renfrognée qui refuse même de me regarder...
Inutile de préciser que je suis la première à jaillir hors de la rame.
– Reste avec nous, Rose, je m'exclame alors que Lila et moi nous émergeons de la station École Militaire et qu'elle est encore au bas de l'escalator.
Pas de réponse. Je lève les yeux au ciel et j'inspire à fond. On garde son calme, on a encore un bon bout de temps à passer H24 ensemble.
– Rose ?
<J'ai entendu. Fous-moi la paix.>
<Tu ne nous perds pas de vue, ok ?>
<Ouais, ouais.>
Bizarrement, je ne me sens pas rassurée par sa réponse. À nouveau, j'active la localisation de sa nano. Je ne pense pas qu'elle serait capable de me fausser compagnie, mais on n'est jamais trop prudent.
Je n'ose pas encore réfléchir à la façon dont je gérerai une adolescente réfractaire quand nous n'aurons plus nos nanos. Une fois de plus, je croise les doigts pour que l'homme que nous allons rencontrer ce soir sache ce qu'il fait.
Nous empruntons l'avenue de la Motte-Picquet pour rejoindre l'avenue Frédéric le Play et le Champ de Mars. Nous passons devant des restaurants, des magasins aux devantures plus rutilantes les unes que les autres. Mais totalement vides. Dans certains, j'entrevois la lueur blanchâtre d'un holo qui se promène dans les rayons ou qui déguste un plat sans saveur réelle. Ce ne sont que des holos eux-mêmes, qui activent le réseau neuronal de l'olfaction, celui de la madeleine de Proust. Le souvenir du parfum du plat suffit à activer par résonance le souvenir de son goût, et ainsi donner l'illusion des aliments en bouche.
Les chefs cuisiniers ont fait grève pendant des semaines quand ce type de prestations calibrées pour le virtuel ont commencé à sortir sur le marché. Et puis ils ont décidé de riposter. Maintenant, dans les plus grands restaurants, on peut déguster de vrais plats, avec en prime, selon l'endroit, l'empreinte mémorielle du plat pour pouvoir retrouver son souvenir à volonté, ou la possibilité d'associer un plat physique et un autre virtuel, pour encore plus de saveurs.
Rose et Lila regardent autour d'elles, fascinées. Dans ma génération, tous les gosses venaient à Paris au minimum une fois avant leurs dix ans. C'était obligatoire pour obtenir le statut de réfugié climatique. Mais aujourd'hui, ça ne sert plus à rien. Ma fille de sept ans est déjà venue à la Tour Eiffel, elle a visité l'Elysée, le L'Empire State Building et le must, Disneyworld, tout ça en réalité virtuelle, sans jamais quitter sa classe.
Bref. Je leur aurai au moins offert ça. Un premier bon point pour ce périple que je leur impose.
Lila trépigne tout le long du trajet. Elle sautille presque sur place et me demande dix fois de la porter sur mes épaules pour qu'elle puisse voir la tour plus vite. C'est finalement Rose qui la prend par la main, et elles se mettent à courir sans m'avertir. Je m'élance moi aussi en criant leurs noms. Il y a encore une avenue à traverser, il ne faut pas que...
Brusquement, elles bifurquent au niveau du monument des Droits de l'Homme pour gagner l'allée centrale, et mon cœur part au triple galop. Je ne les vois plus. Moi aussi, je devrais faire plus de vrai sport.
J'accélère en ignorant de mon mieux le point de côté qui me cisaille les côtes. Là ! Elles se sont arrêtées juste au niveau de la petite place au centre de l'avenue Joseph Bouvard.
Je les rejoins en vitesse et j'explose.
– Ca ne va pas de disparaître comme ça ! Rose, enfin, qu'est-ce qui t'a pris ? Tu réalises les risques que vous avez courus ? Que tu as fait prendre à ta petite sœur ?
– Mais ça va, merde ! Elle n'a rien, ta précieuse petite fille, déjà elle est assez grande pour traverser la rue toute seule, elle sait ce qu'elle fait, et en plus j'étais là ! Je ne l'ai pas lâchée !
– Je m'en fous ! Tu connais la règle, vous faites ce que vous voulez tant que vous êtes à deux et que je peux vous voir ! Mais non, il faut toujours que tu n'en fasses qu'à ta tête, j'en ai assez.
<Tu me soûles putain.>
La voix de Rose claque dans ma tête comme une gifle. Au moins, elle a épargné ça à sa sœur.
Je reprends mon souffle et mon calme. Après quelques minutes d'immobilité et de silence, je coule un regard vers elle. Elle a dû le percevoir, car elle me tourne le dos et se remet en route sans nous attendre.
Je la suis du regard en défaisant et refaisant ma queue de cheval.
Eh bien, ça promet.
Nous arrivons enfin devant la vraie Dame de Fer. J'y suis venue plusieurs fois, mais c'est toujours le même vertige. Lila et Rose se tordent le cou pour apercevoir le sommet, et mon cœur se réchauffe devant leurs yeux émerveillés. On ne voit pas tout ça, en VR. Et c'est un argument que je compte bien utiliser avec Rose et toutes les autres personnes que j'aurai à traiter quand nous serons arrivées au Bastion. Leur prouver encore et encore que rien ne remplace la réalité. Les vraies sensations, les vrais sentiments. Ce qui se déroule dans notre cerveau et pas dans la puce de nos nanos.
J'ai hâte d'être enfin de nouveau seule dans ma tête.
Et je sais que, une fois le choc passé, Rose comprendra aussi que c'est le mieux pour elle.
Je prends la main de mes filles et me dirige d'un pas léger vers l'entrée du monument. J'ai bien l'intention de leur offrir la visite complète. Parce qu'après ça, les choses sérieuses commencent, et ce sont peut-être les derniers bons moments que nous passerons ensemble avant longtemps.
Après la visite à la Tour, de laquelle Lila est ressortie carrément extatique et Rose à bout de souffle - je ne me suis pas privée de ricaner - nous déjeunons dans un restaurant non loin de là. Je fais en sorte que les choses ne traînent pas, car nous avons un rendez-vous très important en fin d'après-midi.
Tandis que les filles dévorent leurs hamburgers-frites, je me retrouve engloutie par un dilemme que je n'ai pas encore résolu. Dois-je prévenir Rose de ce qui va se passer ou pas ? Si je lui dis, elle refusera certainement de venir, je devrai la forcer, on va s'engueuler et ce sera pénible. Si je la mets au pied du mur, elle ne me le pardonnera jamais, mais cette étape essentielle sera franchie.
Et bien, finalement, le choix est facile.
Je souris à mes filles et leur dis d'aller aux toilettes pendant que je règle. J'en profite pour vérifier à nouveau le nom sur le papier dans ma poche.
Je caresse les médailles de mon collier en le lisant.
Pavel Zwobirki, nous voilà.
Je viens de découvrir ton histoire par hasard et j'ai lu tous les chapitres dispos d'une traite.
Je trouve le concept hyper sympa ! Je me sens un peu à la croisée d'un épisode de Walking Dead et de Black Mirror, et je trouve ça très réussi.
Tu traites bien le sujet de l'ado rebelle et de la relation conflictuelle avec les parents (la mère pour le coup. Je me demande quelle relation elle entretient avec son père). J'admire tellement la patience de Flora d'ailleurs... Elle est dure, sa gosse. Au contraire, j'aime beaucoup l'émerveillement de Lila, et je me prends à espérer que Flora va réussir son pari et qu'au moins la petite puisse rester ainsi.
De manière générale, je trouve que malgré le côté futuriste, ton sujet est très actuel, c'est top. On voit vraiment l'influence des réseaux sociaux à travers toute la technologie très poussée que tu présentes. Enfin c'est ce que je ressens.
Bref j'espère que tu posteras bientôt la suite parce que j'ai bien accroché à ton histoire !
À bientôt :)
Merci merci pour les références, c'est exactement ce que je voulais faire ressentir donc je suis contente :)
Merci encore pour ton passage !
Un autre projet en cours?
En tout cas je trouvais le thème vraiment sympa :)
Bon courage pour tes autres projets !
Chaque chapitre nous détaille un peu plus le monde dans lequel nous nous trouvons. On a hâte d'en savoir plus... Et de le quitter!
J'angoisse pour cette mère et sa relation avec son ado...
J'attends la suite!