Chapitre 3

Par Gabhany
Notes de l’auteur : Bonjour et bienvenue à celles et ceux qui suivent le périple de mon trio :)
J'espère que ça vous plaira.
Bonne lecture !

Via ma nano, j'ai acheté nos trois billets, qui apparaissent en surbrillance dans un coin de mon holoécran. Il y a bien longtemps que les billets papier ont disparu. Maintenant, les IA des trains n'ont qu'à scanner les nanos des passagers avant qu'ils montent à bord pour accéder aux titres de transport. Pas de billet, bonjour le drone sécurité, comme le martèlent les pubs anti-resquilleurs.

Avec mes patients ados, on s'est beaucoup amusés à détourner ce slogan. Il est affiché partout à l'intérieur de la gare, comme si les drones qui tournoient au-dessus de nos têtes et les caméras de sécurité omniprésentes ne suffisaient pas à dissuader même les plus téméraires.

Je repense à toutes les fois où j'ai outrepassé ma position de soignante, de thérapeute, pour conseiller à ces jeunes la meilleure façon de tromper les drones de sécurité pour accéder aux trains. Grâce au métier de Stan, qui en a inventé certains, je possède par bonheur une assez bonne connaissance des logiciels espion, du fonctionnement des drones, etc. L'attrait du défi, des risques, de l'évasion, c'était parfois le seul levier que j'avais pour arracher ces jeunes au monde virtuel. Pour un nombre effrayant d'entre eux, j'étais le seul repère réel qui leur restait, leurs parents étant ou Radiés, ou morts. Alors en effet, peu m'importait que les "missions de réel" que je leur proposais ne soient pas tout à fait légales. Tous les moyens étaient bons pour lutter contre un ennemi toujours plus puissant. Un ennemi qui profitait de la moindre rechute, de la plus petite faille, pour contaminer de plus belle ceux que je lui soustrayais.

Mes aïeux, si je croyais encore en une quelconque divinité, je prierais à genoux pour qu'ils s'en sortent sans moi. Je me hais de les abandonner, eux aussi. Même en sachant pourquoi je le fais, partir est une torture.

Mes paupières me brûlent et mon ventre se tord tandis que je monte dans le train avec les filles.

Mais je serre les dents et ravale mes larmes, car de toute façon j'ai fait mon choix. Je ne peux pas laisser le mal des écrans rattraper mes filles. Stan me dirait que je n’aurais même pas dû avoir une décision à prendre, que nos filles passent avant tout. Et c’est vrai. Bien sûr que c’est vrai. Mais j’ai beau me dire que j’ai pris la bonne décision, je ne peux pas empêcher les regrets de me bouffer vivante, littéralement.

Nous trouvons nos places et le regard de Rose s'éteint à peine ses fesses posées sur le siège. Je vérifie rapidement, elle est sur Hollife et visionne des holos de concerts. Je la laisse dans son coin et je sors un livre, un vrai, de mon sac à dos. Le doux visage de Lila s'illumine.

– Ouais, un livre ! Tu me le lis maman, tu me le lis !

Comment passe-t-on d'un tel enthousiasme, d'une telle gaieté, à l'indifférence complète pour le monde qui nous entoure ? C'est le plus grand mystère de l'univers pour moi. Parfois je me demande où est passée la Rose que j'ai élevée, à qui j'ai aussi lu des centaines de livres, discuté pendant des heures. Même en faisant tout mon possible pour l'ancrer au réel, ça n'a pas suffi.

Heureusement, là où nous allons, la vraie vie sera la seule option.

Tout en surveillant d'un œil les activités de Rose, je fais la lecture à ma fille, et je sens mon cœur s'apaiser peu à peu. J'ai bien fait de prévoir large, nous en dévorons plusieurs à la suite. Je retrouve le plaisir de mettre le ton, de faire vivre l'histoire, d'entendre ma fille inventer d'autres fins possibles. J'espère qu'il y aura tout ce qu'il faut là-bas pour occuper une gamine de sept ans sans accès au virtuel, car mon stock de livres diminue aussi vite que le cours des fleuves en été.

Le train est loin d'être plein - après tout, à quoi ça sert de se rendre physiquement dans un endroit qu'on peut visiter via son avatar, son E-me comme dit ma fille ? - mais à quelques rangs de nous, je remarque une femme un peu plus jeune que moi avec une gamine de deux ans maximum. Boucles brunes, joues rondes, un air angélique attendrissant. Je crois d'abord que la petite dort. Elle appuie sa tête sur le bras de sa mère, exactement de la même façon que Lila quand elle s'endort contre moi.

Quand elle tourne la tête dans ma direction, cependant, mon sang se fige dans mes veines. Son regard, mes aïeux, son regard est vide, inutile. Elle ne fixe rien, n'interagit pas avec sa mère.. Elle ne pose pas de questions sur le train qui file, sur les gens autour, ne commente pas la couleur des sièges ou le bruit des roues, comme le faisaient mes filles à son âge.

Aucune des compétences-socles de communication normalement acquises à son âge ne sont présentes. Contact visuel, élan à la communication, imitation, la triade sur laquelle tout se base. Et il n'y a rien.

Lentement, la fillette cligne des paupières, occultant un instant l'absence criante de conscience dans ses prunelles.

Sa mère lui parle, répète sa question, s'énerve, puis finit par se détourner avec un geste de colère. J'ai envie de la gifler. Comment peut-elle être aussi inconsciente ? Aussi ignorante de sa propre responsabilité dans le drame qui se joue ?

À vue de nez, je dirais que cette petite doit avoir accès au virtuel au moins six heures par jour, pour être dans un état pareil. D'ailleurs, elle tient ses mains devant elle, pouces vers le haut et paumes ouvertes, dans la position artificielle de quelqu'un qui tient un écran devant soi.

Une manifestation flagrante du mal des écrans, déjà.

Je secoue la tête, dégoûtée, bouleversée pour cette gamine. Je me raidis pour m'empêcher de me lever et d'aller dire ses quatre vérités à cette femme indigne. De toute façon, rien de ce que je pourrai dire ne changera quoi que ce soit.

< Arrête de la fixer>

Je tressaille et lance un regard à Rose.

< Je ne...>

< Et si t'arrêtais de mentir ? Tu la regardes depuis tout à l'heure avec l'air de vouloir l'enterrer vivante, tu crois que je t'ai pas vue ?>

< Et alors ?>

Une argumentation imparable, pile comme je les aime.

< T'es pas censée être dans la "neutralité bienveillante"? Tes beaux discours sur l'importance de ne pas juger les gens, mais les situations, d'être dans l'empathie et pas dans la critique, tout ça, tu m'as raconté de la merde en fait ?>

< D'abord, tu changes de ton. Et ne parle pas de ce que tu ne connais pas, ça me fera des vacances.>

Je me détourne et reprends ma lecture avant de me mettre à rougir inopportunément.

 

J'ai beau savoir que le trajet Rouen-Paris est très rapide, je tressaille quand l'IA-hôte annonce notre arrivée en gare Saint-Lazare. J'ai un moment de flottement, et puis je rassemble fébrilement nos affaires avant de me diriger avec les filles vers les portes.

Nous sommes à peine sorties du train qu’une voix claire et profonde, à la neutralité dérangeante, tonne dans ma tête en estompant tout le reste.

<Bienvenue, Flora Caumet. Je suis Laz, votre hôte, et je suis là pour vous guider. Où désirez-vous aller ?>

Mes aïeux, mon cœur bat si fort que même cette fichue IA doit l’entendre.

<Pic de cortisol élevé. Activation de la sécrétion de sérotonine ?>

Je refuse d’un geste l’intervention de ma nano et j’inspire profondément avant de répondre à Laz. À partir de maintenant, chaque geste, chaque mot et chaque pensée doit être calibré pour éviter que les IA viennent mettre leurs process dans mes affaires.

<Bonjour, Laz. Je vais dans le centre de Paris, voir la Tour Eiffel.>

<Je vois que votre hôtel est situé à Alfortville. Si vous le souhaitez, un drone de haute capacité peut transporter vos bagages à votre place.>

Après une hésitation, j'accepte. De toute façon, je ne peux pas dissimuler cette destination-là. Au contraire. Notre présence là-bas doit être visible et incontestable.

J'empêche mes pensées d'aller plus loin. Pas ici, où je suis connectée à tellement de virtuel que je ne peux plus faire confiance à mes propres pensées.

Je sursaute et Lila pousse un cri lorsque le drone en question, cubique et aussi moche qu'une poubelle, surgit devant nous en s'arrêtant à quelques centimètres de la tête de ma fille. Il se pose au sol et un message sur mon holoécran m'indique de poser les bagages à l'intérieur. Le drone repart aussi sec une fois que c'est fait. Lila, Rose et moi le suivons des yeux. J'ai beau vivre dans ce monde depuis presque quarante ans, ce que je contemple au-dessus de nos têtes me stupéfie.

Notre drone rejoint une nuée d'autres drones. Des petits, des gros, des ronds, des carrés ou des plats, en forme d'avions de chasse ou de containers,, rapides, bruyants, précis, louvoyant entre les poutrelles métalliques au dessus des quais, se croisant dans un flux continu mais sans le plus petit frôlement.

Rose et Lila ne tardent pas à choisir leur préféré et à parier sur celui qui tiendra le plus longtemps. Moi-même, j'ai du mal à détacher les yeux de ce ballet de métal commandé par une seule et même entité.

J'écarte un peu les jambes et je plie les genoux pour m'empêcher de tanguer. Je respire à fond pour juguler le vertige que je sens monter en moi. Le contraste entre l'activité frénétique des drones et le bruit de nos pas qui résonnent dans le vide autour de nous est une des choses les plus déchirantes que je connaisse. Autrefois, quand ils étaient encore parmi nous, mes parents m'ont raconté leur arrivée en France, harassés après avoir traversé une partie de l'Italie à pieds, réussi à prendre les trains de réfugiés climatiques à la gare de Menton, et débarqué enfin à Paris, dans une annexe de la gare de Lyon spécialement affrétée pour faire face à l'afflux de population fuyant leurs pays devenus par trop inhospitaliers.

Ils ont évoqué une image qui est encore bien claire dans ma tête : les quais grouillant de gens de tous âges et nationalités, les voix du personnel de la gare criant des instructions, le crissement des roues des chariots à bagages - cela dit, les drones d'aujourd'hui ne sont pas beaucoup plus silencieux -, les pleurs des enfants arrachés à leurs racines, les mains de femmes offrant eau et nourriture aux mères épuisées.

La solidarité devant le drame partagé.

Où est-elle aujourd'hui, la chaleur du lien humain ?

 

Nous franchissons les portiques de sécurité, et en arrivant dans la galerie marchande qui jouxte les accès à la gare, des dizaines d'holopubs s'accrochent à nous. Rose et moi avons le même geste excédé du bras pour les chasser.

– Elles sont plus agressives que chez nous, ici, les pubs, hein ? dis-je à ma fille. Si tu veux, je te mets le mode fantôme, pour que tu ne sois pas embêtée.

<Non pas la peine.>

– Tu peux me répondre en vrai, tu sais, Rosie ? Surtout quand je m'adresse à toi avec ma voix, en te regardant et tout, je te jure c'est incroyable, la communication directe avec quelqu'un.

<Ou pas.>

Je dois me faire violence pour ne pas l'attraper et la secouer comme un prunier. J'en ai assez de me faire traiter comme un chien alors que c'est pour elle que je fais tout ça.

< On peut s'arrêter ?>

Elle me montre une boutique de fringues compatibles E-me du doigt alors que nous descendons vers le métro. Je la regarde en haussant les sourcils. Elle n'est pas sérieuse ?

< Même pas en rêve. Tiens la main de ta sœur et avance.>

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Raza
Posté le 31/08/2024
Le trajet avance, lentement mais sûrement :)
Je dois avouer que le passage avec l'enfant de 2 ans m'a fait froid dans le dos, car j'ai un ami qui a vu un phénomène similaire avec un enfant qui ne pouvait pas lâcher le smartphone sans hurler. Il avait moins de 6 ans.
Merci pour le partage :)
Gabhany
Posté le 13/09/2024
Ca m'a fait frissonner moi-même en l'écrivant. Ca ne m'étonne pas pour ton ami, en tant qu'orthophoniste j'en vois tous les jours, des enfants accrochés aux smartphones ... merci pour ton commentaire, c'est intéressant pour moi de voir ce que ça provoque comme réactions chez les lecteurs :)
Nanouchka
Posté le 25/07/2024
Coucou ♥

J'ai bien aimé les éléments de worldbuilding qui apparaissent dans ce chapitre : la nuée de drones de toutes formes, l'historique de réfugiés climatiques, les bébés addicts à la technologie, les magasins compatibles E-me. Plus tu égrènes ces détails, plus je me sens atterrir dans ton monde et plus j'y trouve d'échos avec le nôtre aussi.

J'ai encore un peu de mal à m'attacher aux personnages. C'est peut-être lié au fait que toi aussi tu as éprouvé un peu de distance avec eux ? La maman me semble un tantinet moralisatrice et ruminante, j'ai l'impression qu'elle tourne en rond (ce que je comprends humainement étant donné la situation, mais narrativement ça me fait bizarre, je crois). J'ai l'impression que les trois filles sont un peu figées dans leur archétype de mère relou, ado rebelle et enfant naïve et enthousiaste. Peut-être que des pieds-de-nez à ça pourraient contrebalancer cet effet, comme un détail pour chaque personnage qui n'irait pas du tout avec son archétype, quelque chose qui fasse l'effet d'un paradoxe presque ?

J'aime beaucoup que la mère ait travaillé dans le soin et l'addictologie et qu'elle ait fait ça à sa façon, pas tout à fait comme il faudrait selon les normes.

Le voyage est porteur et marche bien, parce qu'on a l'intrigue de : où va-t-on ? Comment ce sera ? Je trouve le suspense efficace.

Bonne continuation d'écrituuuure ! Je repasserai bientôôôôt.
Gabhany
Posté le 27/07/2024
Coucou Nanouchka !
Merci pour ton passage et ton commentaire ! Je suis contente que le worldbuilding marche bien, comme tu as du le lire je n'étais pas sûre de moi dans ce domaine-là donc ça me rassure !
Je suis très intéressée par ce que tu me dis sur les personnages : en effet Flora est un peu moralisatrice, parfois condescendante, elle a ça dans son caractère, être une madame je-sais-tout et avoir du mal à se remettre en question, donc je suis contente que l'effet recherché soit atteint. Le côté "je tourne en rond" est aussi dû à la situation, comme tu l'as dit. Je vais réfléchir à un moyen de la montrer sous un autre jour, peut-être comme tu dis avec des détails qui viennent en paradoxe. Flora, par exemple, souffre beaucoup de devoir abandonner son poste à l'hôpital, j'ai essayé de le montrer mais peut-être que ce n'était pas suffisamment clair.
C'est une bonne idée de montrer aussi d'autres facettes des filles, merci !
Je suis assez contente de ton retour, car même si pour le moment elles ne sont pas encore trop attachantes, ça me fait plaisir de voir que j'ai posé les bases pour leur évolution aussi ! Leur relation à toutes les trois va beaucoup changer, ça va faire partie de l'évolution de Flora de modifier son état d'esprit et son comportement par rapport à ses filles. Je pourrais aussi montrer plus, éventuellement, que l'angoisse que Flora ressent pour ses filles la rend plus sèche et brutale que ce qu'elle voudrait.
Merci pour ton retour très instructif !
À bientôt !
Gab
Fañch
Posté le 11/06/2024
Toujours aussi bon.
J'aime beaucoup le personnage de la maman et sa vision du monde, en partie dictée par son métier. Les référence et aux connaissances qu'elle pourrait avoir sont justes et servent le récit (je pense à l'observation de la petite fille "connectée").
Gabhany
Posté le 18/06/2024
Oooooooooh merci merci, c'est génial. Je suis vraiment contente que tu me dises ça parce que c'est vraiment quelque chose que je voulais transmettre, je suis orthophoniste et je voulais vraiment qu'on voie que Flora sache de quoi elle parlait. En effet la vision du monde de Flora est une avantage, et aussi un inconvénient ... ^^
Fañch
Posté le 28/06/2024
Haha! Je l'aurais parié! Et bien tu diffuses bien cela dans ton histoire. C'est top! (Je suis enseignant, donc je voyais bien que cela était très documenté ou vécu :p )
Vous lisez