Bâtiment C, vingt-sixième étage. J’ai été assigné à la pointe Est de l’étoile, celle où le soleil éblouit l’open-space le matin et réchauffe l’air encagé dans la tour. C’est Nina qui, le premier jour, m’accueille au sein de l’équipe et me fait découvrir l’étage. Cette immense pièce remplie d’îlots de bureaux où des vestes de costume sombres sont affairées devant deux écrans, parfois davantage. Il y règne un silence lourd, qui étouffe même les quelques murmures sifflants. La moquette grise asphyxie le bruit des pas, et Nina attend que nous en sortons pour me chuchoter :
« C’est l’open-space. La plupart des équipes de l’étage y travaille, à part le département informatique. »
Quelques intonations enjouées s’élèvent à travers les vitres de leur cage moins vaste que notre open-space. Eux ne portent que des chemises.
La pointe de l’étoile comprend un dernier espace plus surprenant, illuminé par deux murs de vitres. Deux personnes travaillent depuis des sièges hauts, délaissant les larges banquettes, vides, disposées de toutes parts. Il y a même un coin avec des sièges enfermés dans une bulle transparente. Dans l’un d’eux, une jeune fille est en communication sur son ordinateur. Je n’entends pas même pas ce qu’elle dit.
Cet endroit est merveilleux. Nouveau, et familier à la fois. Plus accueillant que ces bureaux stricts aux lignes bien droites. Plus moderne que ce que le mot open-space voudrait évoquer.
« C’est un espace mis à la disposition de tous, pour prendre un call ou discuter en équipe, si tu n’as pas réservé de salle de réunion. Il y en a toujours de disponibles, de toute façon. Ça fait partie de la volonté de la Banque Géniale d’offrir à ses collaborateurs un cadre de travail agile. »
Je ne comprends pas tous les mots auxquels Nina fait allusion, mais j’acquiesce comme si de rien n’était. Je ne veux pas qu’elle découvre à quel point je suis un imposteur, moi, Provinois de mon état en dépit de mon gré, qui ne comprend rien à son langage. À ces acronymes qu’elle me cite comme s’ils devaient m’évoquer quelque chose, et dont je ne retiens pas la moindre série de lettres. Sauf la BGTP, le nom de mon unité, celui qui me personnalise le plus sur mon badge après « Ulysse Bougrade ».
« Pourquoi n’y a-t-il presque personne ici ?
— Ce n’est pas très bien vu, de s’installer là. C’est mieux d’être dans l’open-space, avec tout le monde. »
J’acquiesce encore, plus amèrement cette fois.
Dans l’open-space, Nina me désigne les deux îlots qu’occupe ma nouvelle équipe. À celui qui jouxte la vitre, je préfère l’autre. Impossible de risquer de se retrouver assis à côté du vide. Et je préfère arrêter là toute réflexion maintes fois entendue au cours de mon existence : la présence du verre n’est qu’une maigre consolation pour quiconque souffre d’acrophobie.
C’est encore Nina qui prend en charge ma formation. Elle m’apprend dès le premier jour que Thierry Melian, à qui j’ai esquissé un rapide bonjour le matin même tandis qu’il passait à proximité de notre îlot, ordinateur sous le bras, ne sera pas mon interlocuteur quotidien. D’après elle, je le verrai toutes les semaines, lors de la réunion d’équipe. Moi, je le verrai chaque jour où nous sommes tous à graviter les uns autour des autres dans une danse orchestrée, dans cet open-space qui m’ouvre la porte de ce monde d’indifférence. Mais pour Nina aujourd’hui, je suis quelqu’un. Quelqu’un qu’elle tient tout particulièrement à accompagner.
Pourtant, Nina n’est pas ma supérieure. Ma « N+1 » comme ils disent ici, même si la lettre « n » n’a rien à voir avec les initiales d’un quelconque rapport hiérarchique dans notre langue. Avec pour mission de garantir des process d’excellence au sein de la BGTP, elle avait entrepris de pérenniser les processus de formation et de communication afin de rationaliser le temps de travail des ressources. Elle me parle de productivité et de création de valeur, et je continue d’acquiescer comme si tout cela était sujet entendu. Je ne réalise pas encore à quel point cette mission va peser sur mon quotidien.
À chaque déjeuner, je découvre un peu plus mon équipe. La discrète Sophie, qui mange en silence, le plus souvent assise à l’une des extrémités de la table, parfois même avec personne en face. Elle ne semble pas en faire grand cas.
Catherine, qui ne loupe jamais l’occasion d’un repas pour se plaindre de sa plus jeune fille. Aux dernières nouvelles, celle-ci lui aurait fait l’affront de ne pas revenir dormir chez elle depuis leur dispute. J’aimerais que sa gamine rentre, ne serait-ce que pour entendre parler d’autre chose.
Pascal, le doyen, est plus taciturne. Il ne prend pas part à de nombreuses conversations, sauf lorsqu’il y voit une opportunité directe de se saisir de son sujet de prédilection. La Banque Géniale, avant. Avant, c’était toujours mieux. Maintenant, c’est toujours pire.
Je comprends mieux Abel, qui n’a mangé avec nous que le premier midi. Par politesse pour mon arrivée, peut-être. Sur demande de Nina, sans doute. Il ne s’assied même pas au même endroit que nous dans l’open-space, et préfère s’installer un peu plus loin, avec un autre groupe.
Nina commence par m’initier à l’environnement informatique de l’unité de gestion des transactions personnelles. Le système Udas, où je suis censé relever les transactions approuvées par le « middle ». Le logiciel Procton, sur lequel il faut émettre les requêtes de réception et de transfert des fonds. Puis le CRM, SumUp, où je ne dois pas oublier de documenter toute la procédure réalisée. Ces différentes plateformes me laissent d’abord perplexe, et je prends un temps que je préfère taire à réaliser la première transaction. Nina, assise à côté de moi, me vient en aide à la moindre question. Elle chuchote, et me rappelle par son murmure que je ne dois pas briser le calme environnant de ma voix.
« Si deux cents personnes parlaient, on ne pourrait plus travailler. »
Je deviens jour après jour plus familier avec tous ces logiciels, et réalise chaque opération avec quelques minutes de moins au compteur que la fois précédente. Nina réserve tous les matins une salle de réunion, pendant une heure, pour faire le point sur mes tâches.
« Le jour où tu seras opérationnel, j’aimerais conduire une petite expérience » me dit-elle le mercredi.
Je lui demande ce qu’elle a en tête, mais elle est tout affairée à griffonner quelques notes dans son carnet.
« Tu seras un peu mon cobaye. C’est dans le cadre de la mission d’excellence des process, je t’expliquerai le moment venu. »
Je termine, lessivé, cette première semaine. Elle me laisse tant d’impressions variées que je ne saurais mettre un nom sur mon ressenti. Intense, c’est cela. J’ai l’impression d’y avoir laissé tout mon être. La Banque Géniale a déjà apposé sa morsure, elle ponctionne mon sang. Il est vendredi soir, et je n’ai pas envie de sortir. Je n’ai rencontré personne au bureau que je tenais à inviter pour un verre. Seulement mon équipe, et les déjeuners sont à cet égard bien assez. Il me tarde l’arrivée de Yacine, demain, par le train de seize heures. J’ai même prévu d’aller l’attendre sur le quai. La gare Montparnasse est juste à côté. Une aubaine, compte tenu du temps que me prend le moindre déplacement dans cette ville.
Le lendemain, j’occupe mon début d’après-midi à faire des courses et remplis le frigo, décidé à faire davantage que les derniers jours. Lorsque Yacine arrive sur le quai, au milieu de la foule qui ruisselle autour de moi pour se déverser avec hâte dans le hall de la gare, je me revois arriver, quelques jours auparavant. Il porte sur ses épaules deux grands sacs de sport pleins à craquer, lourds comme des enclumes, et je me dépêche de l’en délester d’un.
« Je ne voulais pas laisser trop d’affaires chez Bastien… »
Yacine est tel un escargot. Il porte sa maison sur son dos depuis que sa mère l’a mis à la porte.
« J’habite juste à côté de toute façon. »
Une fois dans la rue Delambre, je lui répète, à force de détails approximatifs, les hauts faits des alentours que mon oncle m’a contés à mon arrivée. Je lui parle de Simone de Beauvoir et de peintres sans les mentionner, lui montre les deux hôtels sans vraiment me souvenir dans lequel chacun a vécu.
« Sartre est sûrement venu ici alors ! s’exclame Yacine.
— Peut-être… »
Je n’ai pas l’amour de Yacine pour le théâtre, ni sa fascination pour ses grandes figures. Je connais Sartre de nom. Un souvenir rouillé de cours de lycée, qui ne m’évoque rien de plus qu’un œil disant merde à l’autre.
Devant la cour de l’immeuble, Yacine s’émerveille et s’avance. Il salue une femme au long ciré prune, vernis, adossée contre le mur décrépi à la pancarte « Décora » coupée. Elle fume une clope roulée, et attend de recracher la fumée avant de lui rendre sa politesse. Yacine jette un œil à travers les vitres, puis s’avance vers le bâtiment principal, au centre, quand la femme écrase son mégot et s’approche de lui.
« Je peux vous renseigner ?
— Je trouvais juste cet endroit… Inattendu. Que se passe-t-il ici ?
— La Mission bretonne. J’anime un cours de danse qui va commencer bientôt, il y a aussi des cours de chants, des sessions de musique, des repas.
— Du théâtre, aussi ?
— Il n’y a pas de cours à proprement parler, comme ceux que j’organise chaque semaine. La Mission peut organiser une représentation, quand une troupe nous contacte. Des ateliers sont organisés aussi, parfois. Il y en a un bientôt, d’ailleurs.
— C’est ouvert à tout le monde ?
— Les pièces sont en brezhoneg le plus souvent. »
Yacine ne parle pas breton, pas plus que moi. Je n’ai jamais entendu mention de notre langue régionale à Provins-sur-Mer, hormis pendant les cours d’Histoire. Le poitevin local a tant disparu de nos usages à travers les générations que je mets au défi tous les Provinois de dire « bonjour » en langue d’oïl. Même mon père, pourtant si attaché à un mode de vie ancestral et rouillé, n’en serait pas capable.
Dans l’escalier, Yacine vibre d’excitation. Il enchaîne les grosses enjambées, grimpe trois marches à la fois.
« Sartre, des cours et des ateliers à la Mission bretonne. Paris… »
Il ne termine pas sa phrase. Je le sais heureux d’être ici, au moins autant que je le suis de l’avoir à mes côtés. Le sourire fier, je tourne la clé dans le verrou et l’invite dans mon antre.
Yacine reste quelques instants sur le seuil, bouche bée, avant d’aller se planter au milieu du salon.
« Pas mal du tout !
— J’ai eu de la chance. »
Nous ne nous attardons pas. J’ai repéré une rue animée et plusieurs bars, place Fernand-Mourlot. Il ne me manquait qu’une occasion pour m’y rendre, Yacine n’a pas été dur à convaincre. Cette fois, je ne suis pas seul autour de ma table. Cette fois, j’ai quelqu’un avec qui partager ma soirée.
« T’as eu des nouvelles de ta mère ? »
Yacine préfère ouvrir des pistaches. Il attend que le serveur nous ait amené nos verres pour me répondre.
« Je suis parti le jour prévu, avant qu’elle ne rentre du travail. Je ne l’ai même pas revue. Et non, elle ne m’a pas appelé, pas plus que je ne chercherai à avoir de ses nouvelles. »
La rumeur des tables voisines résonne jusqu’à la nôtre et fait écho à mon silence. Je connais la relation qu’ont eue Samira et Yacine vingt-quatre années durant. Je sais que leur rupture est irrémédiable.
« Tu ne voudrais pas rester ici ? »
Il écarquille les yeux.
« À Paris ? Je viens tout juste de sortir de mon trou pour la première fois ! »
Je détourne mon regard. Mes ongles frottent contre le verre, puis je lui adresse un bref sourire, embarrassé.
« Après tout, continue-t-il, ce n’est pas comme si je venais de perdre mon chez moi... »
Yacine boit goulûment la fin de sa pinte, et je hèle le serveur pour lui demander une deuxième tournée.
« Je n’ai pas d’oncle avec un appartement. Si tu n’as eu aucune visite avec ton nom et ton CDI à la Banque Géniale, je ne miserai pas cher sur ma personne.
— Tu dis n’importe quoi. »
Yacine me jette son regard lassé.
« Il y a largement la place pour toi dans mon appartement. »
Son visage s’illumine. Il finit son verre d’une traite, regarde partout avec son sourire d’enfant.
« Merci » chuchote-t-il.
ça me fait trop rire de se laisser impressionner par le fait que des gens connus aient vécu près de l'endroit où on est. C'est un truc qui m'a toujours laissé perplexe ; ça dit rien sur le lieu tel qu'il est aujourd'hui... Mais ça renforce l'esprit de nouveauté pour l'impressionnable protagoniste...
En plus il tombe sur un couple qui se demande en mariage :'D la fameuse "capitale de l'amour" xD
Ce qui m'a vraiment touché dans ce chapitre c'était le passage sur la solitude, la difficulté de rencontrer des gens. Néanmoins, que son ami déboule, je sens que ça va pas se finir aussi bien que ce que le protagoniste espère... je sens qu'on est parti sur une aventure qui va rebondir de désillusion en désillusion, alors je me prépare d'avance :')
J'aime beaucoup ton style, aussi, ya certaines tournures assez chouettes, je trouve !
Plein de bisous !
J'ai renforcé un peu l'axe "solitude" en correction sur ce chapitre, alors je suis contente de voir qu'il a pris à la lecture.
Merci pour tes retours !
} Détail technique : la tour Eiffel, c'est une galère pour monter maintenant. Ça fait un bail que je ne l'ai pas fait, mais je suis passée devant il y a quelques mois, et je crois qu'il y a genre une cage en verre au pied de la tour maintenant, qu'il faut faire la queue pendant mille ans pour un billet, etcetera. Si ton histoire se déroule en 2022, ça vaudrait peut-être le coup d'ajouter une demi-phrase, parce que là on a l'impression que c'est la bonne vieille tour de quand j'étais enfant.
} Je suis quand même préoccupée qu'il ne sache pas cuisiner, et qu'il ne s'occupe d'aucun détail pratique. Il est très détendu pour quelqu'un qui s'apprête à entrer dans la gueule du loup. Le sentiment de menace augmente, ce qui est une bonne chose pour ton récit.
} J'ai noté dans ma tête que le cousin reviendra à un moment donné, je me suis dit que ça jouera peut-être un rôle dramatique quand il perdra tout, et l'appartement en prime.
} Adoré le détail des boites de conserve, et du fait que son père cuisine bien. J'adore cette dynamique familiale.
Quant à quand appeler Yacine, c'est un bon point, c'est vrai. J'aime le fait qu'Ulysse se frotte à la solitude avant d'appeler son ami. Je suis en train de travailler en réécriture à mieux caractériser Ulysse sur ce début, peut-être que ce nouvel éclairage permettra d'affiner un peu plus ce point...
Merci pour tes retours !
Je trouve touchante la constatation de solitude que dresse Ulysse à la fin de ce chapitre, avec le coup de la terrasse où il n'a pas réussi à se lier aux gens autour de lui. C'est dur d'arriver dans une nouvelle ville... tu le racontes bien.
Cela dit, je ne me sens toujours pas pleinement attachée au personnage d'Ulysse. Ce qu'on apprend de lui au fur et à mesure n'est pas vraiment surprenant pour moi. Je lui trouve quelque chose d'un peu trop neutre ; mais comme je te disais avant, j'ai l'espoir que les remous inévitables de la vie parisienne l'obligent à sortir un peu de sa coquille et à se révéler, à lui-même comme à nous lectrices. J'ai noté avec intérêt les pistes que tu as données sur sa famille, mais j'ai l'impression que ce n'est pas dans cette direction que l'histoire nous entraîne. Alors j'attends de voir !
Quelques remarques :
"Dans le bz, tu as tout, couette, coussins." > une faute de frappe ?
"Je n’ose pas encore m’approprier les lieux, je m’assis bien droit sur la chaise et pose mon ordinateur sur la table." > je m'assieds ou je m'assois, au présent.
J'ai une incertitude concernant le passage juste avant que Jérôme dise "C'est la mission bretonne". Je ne comprends pas ce qui est décrit, ce que ça veut dire... J'ai relu mais je n'ai pas réussi à m'éclaircir les idées !
Par rapport à tout ce que tu as pu me dire en amont, mes réflexions des derniers jours, j'ai bien l'impression que c'est en effet sa caractérisation qui rend ce début lent, donc je vais être prudente avant d'enlever les scènes de l'exposition. Elles sont peut-être mal exploitées, avec un travail sur le personnage à faire pour que l'identification passe mieux, que ses motivations soient plus claires. Je réfléchis aussi à installer davantage en amont la relation entre Yacine et Ulysse.
Merci pour ton retour !
Petite coquille, je crois : « La dispute avait fini d’isoler mes parents du maigre embryon que formait les Devoux », le nom de famille d’Ulysse n’est pas Bougarde ? - ou quelque chose en B, en tout cas, j’ai des soucis de mémoire avec les noms, désolée !
Je n’ai pas grand-chose à dire sur ce chapitre, si ce n’est que j’ai l’impression d’un décalage temporel avec le début ? J’avais le sentiment qu’Ulysse était dans l’urgence, maintenant il lui reste 3 jours « pour lui », je suis un peu déphasée mais c’est peut-être juste moi.
A bientôt,
Soah
Pour les Bougrade oui, c'est le nom paternel, Devoux le nom que la mère portait avant son mariage. Cela mérite certainement un petit éclaircissement.
Pour ta dernière remarque, je la mets sur la même planche que le rythme/temporalité initiale, et vais me retrousser les manches à ce sujet !
Merci encore pour tes retours c'est si précieux pour pouvoir retravailler le manuscrit !
Bien à toi,
Hylla