Chapitre 4

Par Leyesna

CHAPITRE IV

« Élie, je te retrouve enfin ! Si ta vie sexuelle continuait dans ce sens pendant encore ne serait-ce qu'un mois, j'étais à deux doigts d'appeler le couvent.

_ Merci pour ton soutien Marie, ça me fait chaud au cœur, cinglai-je en me concentrant sur mon verre de Monaco.

Lan, assise à ses côtés, semblait enjouée comme jamais, délaissant sa perle coco pour nous décrocher un rire cristallin.

_ En attendant, elle a raison, affirma-t-elle une fois s'être calmée, ça devenait désespérant.

_ Et le mec t'auras quand même préparé le café avant de s'éclipser, Cruella. Calme donc un peu ton amertume, il a eu la décence de ne pas s'enfuir comme un voleur pendant ton sommeil. Sympa de la part d'un coureur de jupons.

_Ouais. Si tu le dis.

Je me renfrognai, tout en laissant apparaître une grimace déformant mes traits. Il avait beau enchaîner les filles à la pelle depuis sa rupture d'après Marie, ce n'était jamais agréable de savoir que l'on n'était qu'un nom de plus sur un tableau de chasse.

Lorsque j'avais téléphoné à la jeune blonde en fin de journée pour lui raconter brièvement ma nuit et accepter son invitation pour le souper, elle avait explosé de joie en un hurlement aigu. Décrétant qu'une « réunion d'urgence entres filles » devrait avoir lieu, elle avait également convié Lan à notre repas. En soi, être entourée de mes meilleures amies et leur confier mes derniers mœurs ne me dérangeaient pas tant que cela, malgré leurs boutades pas forcément agréables à entendre. À force d'avoir broyé du noir toute la journée enfoncée dans mon canapé, j'en avais fini par faire une certaine crise de schizophrénie en m'engueulant toute seule. Ou plutôt, en engueulant le reflet que me renvoyait le miroir de la salle de bain. « Élie, depuis quand tu te mets dans de tels états pour un mec ? Tu me fais honte ! Surtout pour un coup d'un soir ! » - « Non mais quel cœur d'artichaut, t'as tellement oublié ta vie d'antan que tu ne sais plus quoi faire quand tu rencontres un mec. Deviens nonne ! » - « Pauvre fille. Arthur ne t'aura pas appris qu'il ne faut jamais s'attacher trop facilement ? ». Cette dernière réflexion m'étant tristement revenue à de multiples reprises, je m'étais alors mis dans l'esprit de faire tout ce que les petites adolescentes prépubères décidaient de faire en pleine crise : Appeler sa maman. Sauf qu'à défaut de pouvoir joindre la mienne, j'avais jeté mon dévolu sur ces deux énergumènes. Sans pouvoir pour autant assumer mes états-d'âme face à David. En effet, lorsque ce dernier avait rejoint l'appartement vers les coups de dix-huit heures, il m'avait retrouvé entrain de broyer du noir dans le salon avec Cry Baby de Janis Joplin à fond dans les baffles. Un cliché à moi seule. Le fuyant comme la peste, j'étais partie m'habiller rapidement et avais quitté l'appartement sans un mot. J'ignorais pourquoi, mais lui annoncer cette histoire ne me semblait pas à l'ordre du jour, et je me disais que dans tous les cas, j'aurai à affronter sa mine sévère et ses réprimandes à un moment ou à un autre.

J'étais donc arrivée sur le bord des quais avec une bonne heure d'avance, face au petit restaurant chinois, lieu de rendez-vous de Marie et Lan. Je remerciai d'ailleurs la petite vietnamienne intérieurement d'avoir obligé Alexandre à rejoindre le jeune blond chez nous, afin qu'il se retrouve, espérons-le, trop occupé à mon retour pour me sermonner.

En ce moment même, les deux garçons devaient-être en caleçon, les yeux rouges et explosés, une bière à la main, devant la console tournant à plein pot dans la chambre de Dave. Un léger rictus moqueur naquit sur mes traits à cette dernière image se formant dans mon esprit.

_ Mais c'était bien, sinon, cette nuit ? demanda Marie en sirotant son soda, me sortant par la même occasion de mes pensées.

_ Tu n'imagines même pas à quel point, affirmai-je d'un air désespéré en détruisant ma glace du revers de ma cuillère.

Les deux petits bouts de femmes me faisant face se regardèrent d'un air entendu, avant de me fixer tendrement.

_ Appelles-le Élie, fit Lan, un filtre à la bouche, le tabac entre les doigts.

_ Lan, je n'ai pas son numéro, et même si c'était le cas, ne compte pas sur moi pour jouer la pauvre fille désespérée.

_ C'est pourtant ce que tu es, non ? reprit Marie, me touchant en plein cœur par la véracité de ses propos.

Je haussai les épaules exagérément, remerciant mes mains de ne pas trembler. Elle ne l'avait certainement pas voulu, mais cette phrase m'avait rappelé à quel point je me faisais pitié à moi-même en ce moment précis.

Mon amie vola à mon secours. Si Marie n'avait pas remarqué mon malaise, Lan, elle, connaissait suffisamment mes réactions négatives pour l'avoir noté. J'avais toujours été une sorte de pilier inébranlable pour l'ancienne anorexique, si bien qu'elle ne m'avait vue en état de détresse qu'occasionnellement. Alors que pour la métisse, je ne m'étais jamais préoccupée de ce que mes pensées pourraient lui affliger, ce qui expliquait son champs de connaissance plutôt étendu en ce qui concernait mes états-d'âme.

_ Je n'irai pas jusque là. Tu as juste à te rappeler comment tu fonctionnais avant, mais avec ces deux dernières années, tu es forcément un peu rouillée. Dans tous les cas, le mieux qui pourrait t'arriver, ce serait que tu ne le revois pas. Et d'après ce qu'il a dit à Alex, avec les allers-retours qu'il va faire entre la capitale et ici, tu pourras être tranquille pendant un temps, affirma cette dernière en finissant son dessert.

_ Tu n'as pas tord. Il m'avait dit que, malgré son déménagement, il serait souvent sur Paris pour voir sa famille et ses amis, qui sont restés là-bas, continua la jeune blonde.

_ Ce serait le mieux, effectivement, murmurai-je à contrecœur.

_ Sinon, les détails croustillants ? lança Marie les yeux pétillants.

Nous rîmes franchement à ce revirement de situation. Alors que je me lançai dans l'explication détaillée de ma nuit, je ne pouvais m'empêcher de penser à Mathieu et à ses putains d'yeux ambrés. Elles ont raison. Le mieux serait que je ne le revois pas, et c'est ce qui va se passer. Mais alors, pourquoi ce chagrin naissant dans ma poitrine, à la simple idée de ne plus jamais revoir le Parisien ?

*

À peine avais-je franchis le seuil de ma porte que des bras m'encerclèrent tendrement. Le parfum musqué et réconfortant d'Alexandre titilla mes narines, me rappelant ma jeunesse, mon foyer, et pourquoi cet homme comptait autant pour moi. Malgré son introversion, son rôle de confident ne l'avait jamais quitté. Avec ces derniers jours, j'avais presque oublié ce qui faisait de lui ce qu'il était. Que c'était cet homme qui, quand je m'endormais dans ses bras, me portait jusqu'à ma chambre et me bordait. Que c'était lui qui était venu à l’hôpital lorsque je m'étais fracturée un bras suite à une mauvaise chute en moto. Que, malgré ma relation fusionnelle avec Dave, c'était auprès de lui que je venais pleurer pendant des heures à trois heures du matin depuis la quatrième. Je me laissai aller dans ses bras protecteurs.

_ Lan m'a raconté. Pourquoi tu ne m'as pas appelé ? chuchota-t-il au creux de mon oreille.

_ J'y avais pas pensé, avouai-je en enfouissant mon visage dans son torse.

Ses muscles se tendirent, mais il ne dit rien. Le blesser m'était insupportable. Je me dégageai de son étreinte, puis lui adressai un demi-sourire. Ses yeux chaleureux me fixaient avec douceur.

Excuses acceptées.

Il entrelaça ses doigts aux miens, puis me tira doucement vers le divan. Dave, une cigarette à la main, était assis en tailleur à même le sol, et me fixait d'un air entendu.

_ Pas une seule remarque, s'il te plaît, annonçais-je à son encontre en me laissant tomber lourdement sur les coussins moelleux.

_ Mais j'ai rien dit, répondit-il ironiquement en levant ses mains innocemment.

_ Raconte-nous ce qui s'est passé Élie, enchaîna Alexandre.

En leur racontant ma soirée de la veille, ma nuit, ainsi que ma matinée, je me rendis compte de la pitié que m'inspirait mon être. Je faisais exactement ce que je haïssais. M'attacher, me plaindre, avoir le comportement d'une gamine de quinze ans en allant pleurer dans les jupes de ses proches. Seigneur ! Que je me faisais honte !

_ Dans tous les cas, ce n'était rien d'autre qu'une aventure d'une nuit. Je ne le reverrai certainement pas, et c'est très bien comme cela. Je m'appelle bien Éléna Lopez, non ? Depuis quand je m'attache aussi vite, c'est n'importe quoi. Vous verrez, d'ici demain, tout sera oublié, conclus-je avec un rictus forcé.

Mes deux amis me sourirent, satisfaits.

Certainement plus que moi.

*

Les jours suivants défilèrent rapidement. Bien trop. Le week-end s'était résumé à farniente avec mon colocataire, tous les deux affalés sur le canapé en regardant des séries et somnolant chacun sur l'épaule de l'autre. Nous avions invité le couple samedi soir à dîner, et tout le monde s'était retrouvé au lit sagement sur les coups de minuit. Le dimanche, Marie était retournée chez elle, et je fus heureuse d'apprendre que tout s'était arrangé avec sa génitrice le soir même. Dave et moi étions allés sur le bord des quais le lundi, à siroter une bière sous un soleil écrasant, tout en discutant de tout et de rien, évitant à tout prix d'aborder le sujet « rentrée ».

Étrangement, d'extérieur, je parvenais assez bien à faire comme si l'absence de nouvelles du Parisien m'importait guère. Et pourtant, tous mes songes étaient portés vers lui. Ce cher Sigmund Freud disait lui-même que tout être humain ne savait renoncer à rien. Qu'il ne savait qu'échanger une chose contre une autre. Cela voulait-il signifier que pour oublier Mathieu, un simple homme d'une nuit, il m'en fallait un nouveau ?

Ce questionnement me tiraillait encore quand, mardi soir, Dave partit travailler. Me claquant bruyamment une bise sur la joue dans un geste tout sauf tendre, habillé d'une chemise noire de rigueur et d'un pantalon assorti, il quitta l'appartement à reculons. Je laissai échapper un rire puis, les doigts de pieds en éventail sur le sofa, continuai à m'abrutir devant des émissions sans grand intérêt sur le câble.

En tombant sur un documentaire animalier parlant de la vie sexuelle des suricates, une heure plus tard, je me rendis compte d'à quel point je me faisais chier. Il était vingt-trois heures, je ne ressentais pas une dose de fatigue, et je m'ennuyais à mourir. C'était bien ma veine.

Délaissant la petite boîte à image, je m'emparai de mon téléphone, laissé en silencieux. À défaut des suricates, faire un tour sur les réseaux sociaux allait bien pouvoir m'occuper pendant un temps.

En le déverrouillant, je découvris un nouveau message. Mon cœur fit un bond en l'ouvrant et en découvrant le destinataire.

« Hey, je me suis permis de demander ton numéro à Marie. Tu dors peut-être, mais c'était pour te proposer de passer prendre un verre à l'appart' dans la soirée, si le cœur y était.

See you soon ! Mathieu. »

Ma cage thoracique menaçait d'exploser. J'étais à deux doigts de la syncope. Il me fallut relire les mots du beau brun à trois fois, tant mes mains tremblaient. Un sourire niais fixé sur le visage, voyant que l'accusé de réception annonçait seulement dix minutes plus tôt, je me levais précipitamment du canapé, puis allai me préparer en sautillant. Gamine, c'était le mot.

Dénichant une combinaison ample et longue à motifs, j'enfilai des escarpins noirs puis partis me maquiller dans la salle de bain.

Un simple trait d'eye-liner et du mascara plus tard, je me stoppai en commençant à appliquer mon rouge à lèvres. La bouche entrouverte, immobile, je fixai mon reflet.

Mes yeux verts pétillants s'assombrirent d'un seul coup.

En avais-je vraiment envie ?

Je savais où ce verre allait nous mener. Voulais-je coucher avec cet homme ? En avais-je seulement le courage ? Souhaitais-je qu'il me prenne ainsi pour une fille facile, répondant à l'affirmative à ses moindres claquements de doigts ?

Oui. Absolument.

Mais ma fierté me ramena à la raison. Il ne fallait pas. Les mots de Marie retentirent en mon esprit. « Depuis sa rupture, il les enchaîne les unes après les autres ». Douloureux signal d'alerte me remettant à ma place, m'obligeant à m'asseoir sur le carrelage glacé. Il y avait de cela deux ans, j'aurai accouru chez lui, et joué avec lui autant qu'il le faisait avec moi. Mais, aujourd'hui ? Désormais, je ressentais en moi une terreur affligeante, et mon ego me répétait sans arrêt que je valais mieux que ça.

Je voulais cet homme. Mais il fallait que je me contienne. Que je ne joue pas à la petite fille naïve et faible qu'avait fait Arthur de moi.

Une chose était certaine, je voulais le voir. Ou plutôt, j'en mourrais d'envie. Mais une autre l'était également. Il ne m'aurait pas aussi facilement. Lui et ses putains d'yeux ambrés. Mathieu pouvait aller se faire foutre, je n'irais pas.

Je cachai mon visage de mes mains.

Le cœur et la raison.

Ou plutôt, dans ce cas là, la libido et la fierté. Je sortis de la salle de bain, puis récupérai mon téléphone laissé sur la table basse.

Je voulais revoir son visage. Plus que tout. Mais je me devais de poser certaines bases. Il fallait que je trouve une alternative. Que ma nouvelle moi renouvelle avec l'ancienne. Que ces deux parties s'unissent.

« Là, maintenant de suite, je suis plutôt d'avis que ce soit toi qui viennes. »

Simple, concret, précis. Je ne lui devais aucune explication. Envoyer.

J'attrapai un verre à pied d'un des placards, puis me servis un verre de vin, guettant sa réponse. Mon pouls atteignait des records de vitesse, à un point que je m'étonnais de ne toujours pas avoir fait de crise cardiaque.

Vibration.

« Why not ? Ça tombe bien, je comptais sur toi pour ramener une bouteille, c'est le vide plat chez moi. J'arrive d'ici un quart d'heure. »

Aussitôt soulagée, aussitôt exaspérée. Il avait parfaitement réussi à faire ce qu'il voulait de moi. Cette union de mes deux parties était à revoir, très sérieusement. J'aurai joué avec lui, je lui aurai dit que ce n'était pas possible pour ce soir, que j'étais déjà en soirée chez un ami, mais que pourquoi pas à remettre à une autre fois.

Oui, mais là était le problème.

J'ignorais si, à la suite de ce soir, il serait amené à qu'on se revoit.

Seigneur. Qu'elle demeurée.

Je pouvais le dire désormais. J'étais une idiote totalement accro à un homme qu'elle ne connaissait même pas.

Bon. Le mal était fait. Autant continuer à avancer vers la falaise, tant que je ne voyais pas le vide. Et le pire, c'était que penser cela me procurait une joie masochiste non-dissimulée.

En soufflant bruyamment, j'attachai mes cheveux en en vague chignon. Une fine pellicule de sueur commençait à poindre sur ma nuque. Stressée, oui, on pouvait le dire. Sous la chaleur froide qu'émanait mon corps, je sortis sur la terrasse, laissant la baie-vitrée entrouverte.

Cigarette. Mon verre de vin. La légère marque de rouge à lèvres laissée sur le rebord. Les toits. La lune. Mon cœur calma ses ardeurs. Ma respiration repris son cours. Quand est-ce que je me lasserai de cette vue ? Le plus tard sera le mieux. Étrangement, en voyant cette beauté endormie, ma ville sous les rayons de clair de lune, j'avais l'impression de pouvoir m'envoler. Mon esprit ne m'appartenait plus. Mathieu me semblait bien loin. Arthur également. Ma mère, mes amis, le reste de ma famille, tout cela me semblait rangé et oublié. Comme si ce moment n'appartenait qu'à moi seule. Mes rêves d'évasion, toujours plus forts lors de mes moments de détresse, me semblaient n'être qu'à portée de main en cet instant.

Bien qu'inaccessibles, ils m'avaient l'air néanmoins envisageables.

Je me souvenais du soir du décès de ma mère. Assise sur cette petite chaise d'hôpital, il m'avait suffit de voir la mine grave du médecin qui arrivait pour le comprendre. Comme un malheureux pressentiment. M'enfuyant de cet instant, j'avais courus. Courus jusqu'à en perdre haleine, sans aucun but précis, juste loin. Loin de tout. Comme si partir ainsi, quitter mes responsabilités, me permettrait de gagner du temps. Gagner du temps face à une mort qui n'était pas la mienne. Égoïstement. Lâchement. Mais, ce besoin irrationnel, il me tenait, m’enchaînait, comme si il pouvait me sauver. La sauver. Mes pensées avaient défilé à une allure folle. On disait souvent qu'avant de mourir, on voyait notre vie défiler. Ce soir là, je n'étais pas la décédée, et pourtant, mes quatorze années d'existence me revenaient en mémoire à une vitesse affolante.

Sans réellement savoir comment ou au bout de combien de temps, j'avais fini par atterrir en bas de la faculté de médecine de la ville. À en juger par mes pieds meurtris, et à l'endroit où j'avais fini, une bonne heure de course avait dû passer. Oubliant de réfléchir, j'avais poussé la lourde porte en bois, comme ma mère me l'avait montré, et avais gravi les escaliers de l'immense bâtisse. Pour arriver sur le toit-terrasse. Sur Bordeaux. Sur la nuit. Sur l'immensité.

Exténuée, j'étais tombée sur les genoux, respirant lourdement en un râle s'atténuant. Mon inconscient m'avait mené là où ma douce maman m’emmenait tous les étés. Les larmes. Mes poings enserrant mon cœur. Ma bouche déformée en un cri silencieux. Cette nuit là, avec comme seuls témoins ma ville endormie et mes plus beaux souvenirs, je m'étais effondrée. Puis, vidée, endormie à même le sol.

Le lendemain, mes yeux s'ouvrant au même rythme que le soleil levant, frigorifiée, je m'étais avancée vers le bord. Pas pour mettre fin à mes jours. Je n'aurai jamais eu le courage suffisant pour en avoir ne serait-ce que l'idée.

Mais par émerveillement. Les tons orangés, réchauffant le monde, la brise matinale. J'avais l'impression que ma propre mère m'envoyait un signe. Vis.

Depuis cet instant, tout « moment de grâce », provoqué volontairement ou non, m'offrait le calme dont j'avais besoin.

Et en ce mardi soir, face à ma vue favorite, le calme m'était enfin revenu.

Pas assez néanmoins pour ne pas sursauter en entendant la sonnette retentir. Je bus une nouvelle gorgée de mon vin, puis me dirigeai vers la source de mon anticipation, frissonnante.

Mes talons résonnèrent sur le parquet lorsque je m'approchai de la porte d'entrée. Clac, clac, clac. Mon cœur leur faisait échos. Bou-boum, bou-boum, bou-boum.

Et menaça d'exploser lorsque, en ouvrant le battant, mes yeux se confrontèrent à du caramel chatoyant.

_ Bonsoir, me salua Mathieu en un demi-sourire bien trop craquant.

_ S-Salut, répondis-je pitoyablement.

Je me poussai afin de lui permettre d'entrer. Me permis quelques secondes pour remettre mes idées en place. Bien Élie. Maintenant, tu te calmes, et tu arrêtes de jouer à l'adolescente écervelée.

Plus facile à dire qu'à faire.

Surtout quand l'Apollon en face de vous arbore une chemise noire parfaitement ajustée, un pantalon assorti et des chaussures en cuir d'une classe phénoménale.

_ Tu t'habilles toujours sur ton trente-et-un ? Demandai-je avec davantage d'audace en le rejoignant dans le salon.

S'accoudant au bar, parfaitement à l'aise, il arbora un sourire à en faire mouiller n'importe quelle petite culotte.

_ J'aime plaire. Et de ce fait, bien m'habiller. Est-ce mal ?

_ Pas que je sache. Du vin ?

_ Avec plaisir.

Tout en lui servant un verre, je remarquai plus attentivement ses différents bracelets aux poignets. Pas si nombreux que ce que j'avais cru. Quelques festivals d'un côté, une gourmette ainsi que deux bracelets brésiliens de l'autre. Serait-il du genre à faire des vœux ? Ce questionnement interne m'amusa pour sa débilité. Bien sûr que non. Mathieu devait être le type d'homme à avoir toujours tout ce qu'il convoitait.

_ Belle collection ! S'exclama le Parisien en se dirigeant vers mes vinyles d'une démarche assurée.

Je le rejoignis en m'allumant une cigarette, espérant qu'il ne remarque pas quelques disques honteux cachés tout en bas. Style Claude François. Ouais, celui là devait bien être l'un des rares dont je n'assumais pas la présence.

_ Tu écoutes Muddy Waters ? S'étonna-t-il en me fixant d'une moue réellement surprise.

_ Un génie du blues, murmurai-je en un sourire, me rappelant les écoutes excessives de cet homme avec Alexandre, à fond dans ma chambre, quand nous étions plus jeunes.

Il opina du chef tout en ouvrant la jaquette. Il me désigna le tourne-disque d'un air interrogateur.

_ Puis-je ?

_ Naturellement.

Pendant qu'il mettait le quarante-cinq tours en place, je m'assis délicatement sur le canapé. Croisant mes jambes, jouant avec mon verre du bout des doigts, j'avais l'impression que mon corps irradiait d'un « baise-moi » détonnant. Je devais empester les phéromones à dix lieux à la ronde. J'ignorais si je devais m'en sentir gênée ou satisfaite. Mon corps prenait clairement la main. Était-ce mal ? Honteux ? Devais-je me sentir comme une vulgaire allumeuse ? Ou alors devrais-je être heureuse de ne plus angoisser comme une prépubère ?

Premières paroles. Premières notes de guitare. Ce cher Waters fit opérer sa magie avec ce merveilleux Rock Me. Je me sentis enveloppée par son rythme, comme à chaque écoute. Je me laissais alors aller. Les yeux fermés. La tête dandinant imperceptiblement. La cheville tressautant. Pur orgasme auditif. Mes lèvres s'étendant en un sourire franc et satisfait, je n'osai imaginer mieux. Hoochie Coochie Man fit rapidement son apparition trois minutes plus tard, et je me rendis compte que j'étais restée dans la même position pendant tout ce temps.

J'ouvris doucement les yeux, hypnotisée. Par la musique, comme par la perfection qui me faisait face. Et croyez-le ou non, mais quand je vis sa silhouette me fixer ainsi, les pupilles dilatées, mon pôle sud prit instantanément feu. Les yeux de Mathieu étaient noirs, profonds. Son éternel rictus avait cédé la place à un léger espace entre ses lèvres. Comme si il était assoiffé depuis plusieurs semaines et qu'il venait de tomber sur un oasis.

S'avançant dans une démarche féline à souhait, il déposa avec délicatesse son verre sur la table basse, puis attrapai le mien pour en faire de même. Et tout cela sans me quitter des yeux.

Un genou sur le canapé. Le deuxième le suivant. Un bras à côté de mon visage. L'autre main s'approchant dangereusement. Le bout de ses doigts caressant mes lèvres.

Ouais.

J'étais en feu.

_ T'aie-je déjà dis à quel point je te trouvais sexy ? Me susurra-t-il à l'oreille.

Il ne m'en fallu pas plus. Je fondis sur ses lèvres avant qu'il ne puisse en dire davantage.

Ça n'aurait fait que signer mon arrêt de mort.

Muddy Waters avait à peine terminé sa dernière chanson que nous entamions le deuxième round.

*

Pelotonnée sous la couette, la tête appuyée dans le creux de son épaule. Je me remettais encore de ce dernier orgasme monumental, le cœur battant à tout rompre, essoufflée comme jamais. Mathieu lui-même semblait avoir du mal à reprendre son souffle. Il était tout juste six heures du matin. Si Dave ne dormait pas chez sa belle rousse, il ne devrait pas tarder à rentrer. Qu'il me voit en mode « après-baise » n'était pas forcément dans mes intentions. Mais, très sincèrement, là, maintenant, rien n'aurait pu faire exploser ma bulle de perfection sexuelle.

Cette nuit de dépravation valait bien toutes les nuits blanches du monde. Et toutes les gênes entre colocataires également.

Les doigts longs et fins de mon amant de ces dernières nuits parcouraient en sillons brûlants la courbe de mes hanches. Je frissonnai de délice.

_ Élie ? Murmura-t-il de sa voix suave en tournant son doux visage vers le mien.

_ Mmmh ? Fut tout ce que j'arrivai à formuler, totalement envoûtée.

_ Je repars demain sur Paris.

_ Très bien, répondis-je sans vraiment prêter attention à ses paroles.

Mon cerveau mit quelques secondes à assimiler la nouvelle. Qui, quand elle atteignit mes neurones, me fit me redresser brusquement. Appuyée sur un coude, les yeux grands ouverts, je le toisai en déglutissant péniblement.

_ Quoi ? M'exclamai-je avec plus d'empressement que je ne l'aurai souhaité, avant de me reprendre : Tu y retournes pour combien de temps ?

Il se redressa également, s'asseyant dans le lit, attrapant une cigarette. Je lui sortis le cendrier, tout en le toisant avec le plus d'assurance que je pouvais trouver.

_ J'ignore encore pour combien de temps. J'ai des affaires à régler là-bas. Ça devrait durer quelques semaines.

En mon absence de réponse, il planta son regard dans le mien. Confrontée à ses yeux, interdite, je compris ce que je ne voulais imaginer depuis le début.

Cet homme ne serait jamais mien. Son monde n'était pas accessible à celui que j'avais fondé. Et c'était ainsi. Je ne pouvais rien y faire. Juste y consentir à contre cœur. Parce que je ne connaissais rien de lui. Mise à part ses putains de lèvres. Son magnifique corps. Et sa merveilleuse odeur de citronnelle. Il ne faisait que m'annoncer clairement la vérité que je me cachais.

Il n'avait été qu'une parenthèse de quelques jours à ma vie. Qui était loin d'être la sienne. »

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