CHAPITRE III
« Nous étions arrivés à destination sur le coup des vingt-deux heures trente. En bas du bâtiment, la musique retentissait déjà à nos oreilles, paraissant d'à travers les vitres ouvertes où quelques fumeurs s'appuyaient du premier étage.
Serrée en ma jupe crayon noire de tailleur, j'avais misé sur l'élégance. Ma chemise blanche bouffante était rentrée, et mettait en valeur ma poitrine. Mes escarpins noirs d'une petite dizaine de centimètres me faisaient presque atteindre le mètre quatre-vingt, mais rendaient mes jambes interminables. Légèrement fendue à l'arrière au niveau des genoux, ma jupe m'empêcherai certainement d'échapper à une invasion de zombies et à pratiquer le grand écart, mais là n'était pas le but de la soirée. J'avais laissé mes longs cheveux châtains dégringoler entre mes omoplates en une cascade de boucles à peu près régulière, et avais misé sur un maquillage simple, agrémenté uniquement d'un soupçon de rouge à lèvre et de deux coups d'eye liner sur mes paupières. Marie, quand à elle, montrait une nouvelle fois qu'elle ne manquait pas de ressources. Et que, bien qu'elle avait prévu juste assez pour passer deux nuits en dehors de chez elle, elle avait préparé une tenue habillée de secours. Certainement était-ce dans l'espoir que son amant l'appelle pendant ces quelques jours. Elle arborait alors avec fierté une robe bustier rose pâle moulante, lui atterrissant juste au dessus des genoux. Des talons noirs vertigineux aux pieds, les mêmes plumes aux oreilles que celles de la veille, des yeux maquillés à la perfection, un chignon artistique laissant s'échapper quelques mèches, elle était magnifique, bien qu'un rictus de nervosité déformait ses traits. Mathieu, quand à lui, ne s'était pas changé, mais était tout aussi beau que précédemment. Sauf qu'avec la nuit étant tombée, il arborait une nouvelle aura que je ne lui connaissais pas. Un certain mystère chaleureux l'enveloppait, et ses yeux dorés semblaient caresser tout ce qu'il couvait du regard. Quand j'étais sortie de la salle de bain, tout à l'heure, apprêtée pour sortir, et qu'il avait eu ce sourire satisfait en me reluquant, j'avais cru m'évanouir.
Il fallait que je me calme. Nous n'étions pas dans un soap dégoulinant de niaiserie, où l’héroïne tombait dans un amour inconditionnel envers le premier inconnu qu'elle rencontrait. La réalité était bien plus difficile que cela, et mon attirance pour cet homme n'était que purement physique.
Ce qui était encore plus dangereux qu'un coup de foudre.
_ Bon, on est parti ? Murmura Mathieu qui se tenait sur ma droite, tournant son regard vers moi, électrisant tout mon corps.
_ Attends ! Vérification de dernière minute. Élie ? S'étrangla Marie en m'agrippant le bras.
Je la jaugeai de la tête aux pieds, avant de lui lever le pouce en souriant.
_ Tu es sûre ? Ça rendra Alexis totalement fou, et il n'aura qu'une envie, celle de m'arracher les vêtements, de me faire l'amour comme une bête, et de larguer sa pouffiasse ? Continua-t-elle, provoquant ainsi un rire commun du grand brun à mes côtés, et de moi-même.
_ Tu es parfaite. Je ne saurai te promettre du reste, mais il tombera des nus en te voyant, ne t'en fais pas pour ça.
Elle opina du chef frénétiquement, bomba le torse, puis ouvrit la marche en poussant la porte d'entrée. Je lui emboîtai le pas, Mathieu sur les talons.
En entrant dans l'appartement, une seule et unique pensée traversa mon cerveau. C'était le foutoir. J'avais beau ne connaître personne, j'imaginais parfaitement que je ne devais pas être la seule dans ce cas-là. L'habitacle, bien que grand à première vue, était remplis d'étudiants, plus ou moins éméchés. Des cadavres de bières jonchaient la moquette, et un nuage de fumée commençait à apparaître au dessus de nos têtes. Une sonorité bruyante agressa mes oreilles, que je reconnus comme une espèce de house arrangée et pas franchement convaincante. Marie lança quelques coups d’œil furtifs, certainement à la recherche d'Alexis.
Elle m'embrassa rapidement sur la joue, puis avança d'un pas déterminé vers les fenêtres. Un bref regard me suffit pour voir la masse de cheveux noirs informes de son compagnon de couette, un peu plus loin. Grand, yeux bleus, maigrelet et avec un nez mal proportionné par rapport à son visage, je me demanderai toujours ce qu'elle lui trouvait. Bien que cinéphile avec une culture liée à la magie du septième art assez prononcée, il n'avait pas grand chose pour lui. La moralité faisait partie des caractéristiques lui manquant grandement. Je n'avais pas confiance en cet homme. Mais ça, je le gardais bien pour moi.
Mathieu parti, quand à lui, saluer un garçon de couleur, plus loin, qui tenait un gobelet dans la main droite.
Très bien. Je me sentais d'un coup très seule.
Plantée là, comme une idiote, encore sur le pas de la porte, je redressai les épaules, rassemblant le peu de dignité qu'il me restait.
OK Éléna. Faisons le point. Premièrement, parais dans ton élément. Fais comme si tu te trouvais parfaitement à l'aise. Deuxièmement, ne bois pas trop. Manquerait plus que tu te mettes à danser à poil en chantant atrocement faux au milieu de tous ces inconnus, et surtout de Mathieu. Pour finir, aies l'air civilisée et drôle.
Gardant en tête ces quelques consignes, je lissai ma robe, puis vérifiai une ultime fois mon maquillage à travers le petit miroir sur la droite. À première vue, je semblai à peu près normale. C'était déjà ça.
La tête haute, je me dirigeai vers le frigidaire dans la cuisine américaine d'une taille phénoménale, et en tirai une bière fraîche. Cherchant des yeux un décapsuleur, je commençai à désespérer. Je me mis alors à fouiller les placards, le plus discrètement du monde. Sans succès. Tombé par terre, peut-être ? Je m'agenouillai pour vérifier.
Toujours rien.
Un toussotement sonore me fit sursauter, et mon crâne se cogna violemment contre le plan de travail. Étouffant un juron en même temps qu'un cri de douleur, je me relevai tant bien que mal, la main sur la tête, où une bosse commençait déjà à se former. J'avais oublié de rajouter à ma liste de règles à suivre une chose : Surtout, ne te tapes pas la honte. Génial. Déjà, un inconnu venait de voir mon postérieur en gros plan pendant que je cherchais un décapsuleur de merde, et en plus, je venais de faire preuve de ma maladresse légendaire en me frappant avec force devant lui. Cette soirée commençait merveilleusement bien.
Je faillis pleurer en relevant mon visage, et en voyant une paire d'yeux ambrés me fixer avec amusement, tout en me tendant un décapsuleur de sa main. Appuyé contre le plan de travail, il ne cherchait même pas à retenir son rictus moqueur.
_ Tu as tout ce que tu voulais ? S'amusa-t-il en buvant une gorgée de sa propre Heineken.
En me redressant, je saisis l'objet rageusement. Quand j'ouvris ma bière, quelques gouttes du liquide m'éclaboussèrent, et la mousse se mit à s’échapper du goulot.
Décidément, ce n'était pas ma journée.
Laissant échapper un « merde » entre mes dents serrées, je la laissai goûter au dessus de l'évier.
Mathieu saisit un torchon, puis l'enroula autour de la bouteille. Se moquant toujours ouvertement de moi, une fossette se creusa sur sa joue gauche.
_ Merci, murmurai-je en un souffle, à la fois vexée, honteuse, et me sentant vraiment de plus en plus pitoyable.
Je sentis son regard poser sur mon être. Je me tournai vers lui, me confrontant instantanément à son caramel envoûtant. Arriverai-je un jour à ne pas fondre devant ses pupilles ?
Il se tenait à quelques centimètres de moi. Son parfum envahit mes sens. Oui, c'était bien mimosa et citronnelle, j'en étais désormais persuadée.
Les lèvres entrouvertes, les yeux l'implorant, tout mon être lui criait inconsciemment de m'embrasser. Une telle tension, primitive à souhait, ne m'était pas arrivée depuis bien longtemps.
L'image de ses lèvres fines et si parfaitement dessinées me goûtant parvînt en mon esprit. Une chair de poule naissante apparue le long de mon échine. Son visage se rapprocha de quelques centimètres.
Ça aurait été trop beau.
_ On va se fumer une clope ? Proposa-t-il, d'une voix douce, en reculant son visage du mien.
Presque instantanément, la température ambiante baissa de dix degrés. Le temps reprit son cours. Les couleurs refirent surface, les mouvements ambiants n'incluant pas que sa personne également.
Opinant du chef, je le suivis. Il me fit grimper un escalier en métal, caché derrière un renforcement dans le mur. Il menait à une lourde porte, dont la texture luisait d'un argent quelque peu vieilli par le temps. Le gravissant, toujours sur ses talons, il l'ouvrit. J'eus tout de même le temps de lire le petit encadré. Issue de secours. Un panneau en interdisant l'accès était accroché juste en dessous.
_ Je ne suis pas sûre qu'on ai le droit d'être...
Je ne terminai pas ma phrase. Arrivés sur un toit-terrasse, au bord des quais, avec vue sur la belle Garonne endormie, je perdis mes mots. Égarée dans la nuit, la douce ne s'en trouvait que renforcée dans sa poésie. À quelques mètres de nous s'allongeait le pont de Pierre, sur notre droite, où quelques voitures circulaient encore. Illuminé dans les tons orangés par des spots de lumière artificielle, l'amas de briques resplendissait. Plus loin, dans le sens opposé, je distinguai au loin la place de la Bourse avec sa grande fontaine. Le miroir d'eau en face scintillait, et au loin, le pont Chaban Delmas brillait d'une consonance bleutée.
J'étais bouche-bée.
Mathieu s'avança, puis fit rougir son visage en allumant sa cigarette. J'ignorai ce qu'il avait derrière la tête, me concernant. Pour autant, cela m'importait peu, d'ans l'instant présent.
Autant continuer de me bercer de la douce illusion qu'il m'avait emmené ici dans l'unique but de profiter du paysage.
Ma naïveté n'avait vraiment pas de limite.
Il appuya ses coudes sur la balustrade, m'offrant une vue plus que satisfaisante de son dos musclé et de son corps parfait taillé en V. Des volutes de fumée apparaissaient autour de ses cheveux, noirs dans la pénombre. Je me dirigeai à ses côtés, lutant difficilement contre mon cœur battant la chamade.
_ C'est splendide, chuchotai-je, mon souffle se perdant dans le murmure silencieux de la nuit.
_ À chaque fois que vais chez Nicolas, je finis par me poster ici. Cette ville me passionne. Elle a une âme si différente de Paris, qu'à chaque fois que je me rends à cet endroit, une bulle de plénitude m'enveloppe, dit-il d'une voix douce, les yeux dans le vague, comme perdu dans ses pensées.
_ Tu vis sur Paris ? M'exclamai-je, certainement un peu trop précipitamment, à en juger par son expression amusée.
_ Pourquoi ? Ça te déplairait ? questionna-t-il en rapprochant dangereusement son corps du mien.
Il me testait. Avec cette simple phrase, le jeu de séduction avait désormais démarré.
Il voulait s'amuser? Très bien, moi aussi, j'étais douée dans ce domaine. Je me reculai imperceptiblement d'un léger mouvement d'épaule.
_ Pas spécialement. Ça m'étonne, c'est tout.
Il laissa échapper un sourire en coin, puis planta ses prunelles aux miennes. Je m'allumai une cigarette. Son regard se délectait de chacun de mes mouvements, m'enveloppant, me caressant. À continuer ainsi, ma fausse assurance allait vite s'ébranler, et mon corps reprendrait vite le dessus sur mon esprit. Si ce n'était pas déjà le cas.
_ Certainement. Je suis arrivé il y a un mois. Mais je venais régulièrement en vacances, ma petite amie vivant ici.
Mon sang ne fit qu'un tour, battant furieusement à mes tempes, une sueur froide coulant le long de ma nuque. Game over Élie, il t'a eu. Et à plat de couture.
Ses derniers mots clignotèrent dans ce qui me restait de cervelle, dans un signal d'alerte continu. La crise cardiaque ne devait pas être loin, à en juger par l'hypersensibilité dont je faisais preuve dès que Mathieu esquissait un geste ou tonnait une phrase.
_ Ça fait combien de temps ?
J'avais l'estomac noué en prononçant cette phrase, et ma voix plate et rauque en était le témoin.
_ Ça faisait trois ans. On a rompu il y a deux semaines.
Le reste de l'histoire m'arriva instantanément. Quelques pièces du puzzle commencèrent à se poser également. Son emménagement dans le but de se rapprocher de son aimée, puis la séparation peu après, pour une raison m'étant encore inconnue. Je l'imaginai pourtant mal en amoureux transit, venu rejoindre sa belle, le poussant ainsi à quitter la capitale, tel un preux chevalier.
L'image de Mathieu, en armure, un casque ridicule planté sur le crâne, sur un cheval blanc me vint presque immédiatement en tête. Je chassai cette idée de mon esprit, réprimant également un rire, modelant des collants verts fluo à sa tenue.
Pour autant, son visage perdu à l'horizon mit fin à mon hilarité interne. Il y avait de cela deux semaines, il vivait encore le parfait amour. Aujourd'hui, il avait perdu tout ce qui devait représenter son monde jusqu'alors. Un sentiment de culpabilité se forma en mon sein. J'avais amené le sujet, et je me sentais étrangement fautive de son mal-être actuel.
Pourtant, je ne m'excusai pas. Je ne pipai mot. J'étais bien placée pour savoir que c'était la dernière chose qu'il voulait entendre. Je me contentai alors de le regarder, un demi-sourire aux lèvres, mon visage entier semblant dire « vie de merde, hein ? », tout en posant gentiment ma main sur son avant-bras.
Il ne réagit pas comme je m'y étais attendue.
En rencontrant mon regard, il attendit quelques secondes, avant de se rapprocher de moi et d'effleurer mes lèvres, pour ensuite appuyer les siennes avec force, me transmettant tous ses ressentis dans son baiser. Désespoir, rancœur, passion.
Il ne m'en fallut pas davantage. Mon corps remportant largement la partie contre mon esprit, ce fut l'embrasement. À force d'attiser les braises depuis le début de notre rencontre, il fallait bien s'attendre à ce que tout cela s'enflamme. En l'instant présent, je m'en foutais bien qu'il ne fasse cela uniquement par pulsion, énervement, ou encore détresse. Je m'en foutais d'être prise pour la bonne poire, l'idiote assez naïve pour se laisser utiliser ainsi. Je me foutais de tout, sauf de lui. Lui, et de ses larges paumes, aux doigts si fins, se faufilant sous ma jupe. Lui, et de son torse si bien sculpté, s'appuyant contre ma poitrine avec force. Lui, et de sa barbe naissante se frottant contre ma joue lorsque ses lèvres atteignirent mon cou, me créant par la même occasion de violents frissons sur tout le corps. Lui, et de ses putains d'yeux ambrés dilatés me fixant intensément, quand nous reprîmes notre souffle, nos nez se frôlant.
Tous mes sens étaient tournés vers Lui. Je ne sentais que le mimosa, ne touchais que sa chair, ne voyais que ses pupilles, ne goûtais que sa peau.
C'était d'ailleurs sous l'effet de cette odieuse drogue qu'est le désir que je le ramenai chez moi. Le désir ne fut autre qu'une contrainte vitale, me rendant irresponsable, possédée par ce besoin animal dépendant du corps. Ma passion, excessive, de part sa force et sa violence, me faisait perdre totale maîtrise de moi-même. Freud employait le terme de pulsion en parlant de cette forme de passion irrationnelle, et en cette nuit, je pouvais qualifier ce mot comme totalement adéquate à la situation.
Comme quoi, il n'y avait pas que l'alcool qui faisait faire des conneries.
Cette nuit fut pourtant belle.
Des sensations longtemps perdues pulsèrent et naquirent en mon corps, comme le rappel merveilleux d'un rude oubli.
Nous n'avons pas fait l'amour.
Nous avons baisé, sauvagement, un cri bestial grondant au fond de nos tripes.
Et Dieu, que c'était bon.
*
J'ouvris peu à peu les yeux. M'étirant de tout mon long, ma chambre m’apparut, lumineuse, de faibles rayons de soleil filtrant à travers la fenêtre. Je passai instinctivement ma main sur le matelas, à ma gauche. Tiède et vide. Il venait de se lever.
J'attendis quelques secondes, à l'affût d'une moindre porte claquant.
Mais rien.
Seulement l'écoulement de la douche, me parvenant à travers les fines isolations de l'appartement. Étrange qu'il soit resté. Je m'étais attendue à me réveiller, seule, avec comme seul souvenir son parfum entêtant sur l'oreiller et ma conscience pour me réprimander.
Je m'adossai contre le mur, ne prenant pas le soin de couvrir ma poitrine, puis attrapai mon téléphone, posé et oublié sur ma table de chevet.
« Élie, j'ai essayé de te trouver, mais t'étais nulle part dans l'appartement. Juste pour te prévenir que j'allais dormir chez Alexis ce soir finalement. On mange un bout ensemble dans la soirée ? »
Marie. Son message avait été envoyé à vingt-trois heures et des poussières. Je l'avais complètement oublié, mais, fort heureusement pour moi, ce concours de circonstance avait joué en ma faveur, pour une fois. Je reposai mon cellulaire à sa place, me notant mentalement de l'appeler plus tard dans la journée. Elle devait dormir comme un loir, se remettant de sa nuit mouvementée.
Je tirai mon cendrier d'en dessous de mon lit, puis attrapai machinalement une cigarette, me relevant encore davantage sur le matelas. Le tissus du paréo punaisé frôla mon dos nu dans une caresse douce et agréable. J'allumai le petit cylindre incandescent. Autant prendre encore quelques minutes avant de me lever, et lui laisser le temps de se faufiler dehors si le cœur lui en est.
C'était étonnant de voir à quel point les bonnes vieilles habitudes n'avaient pas changé, même deux ans plus tard.
Avant ma relation avec Arthur, j'avais développé un style de vie pour le moins libre, et hurlais à qui voulait bien l'entendre mon indépendance.
Sortir, rencontrer, baiser.
Lendemain seule, prendre une cigarette, fumer. Je fumais déjà trop à l'époque.
Ou alors se réveiller tôt, partir discrètement, ne jamais rappeler.
Puis, j'ai rencontré Arthur.
Je fermai les yeux. Penser à lui, malgré le temps passé, m'était encore difficile. J'aspirai une longue bouffée de nicotine.
J'avais rencontré cet homme au bord des quais, pendant une après-midi ensoleillée du mois d'avril. Les cours séchés volontairement le vendredi, dans l'idée principale et futile de terminer mon livre à l'ombre des arbres, allongée de tout mon long sur l'herbe printanière, le téléphone éteint. Et dire que l'année d'après, je m'apprêtais à rentrer en terminale.
Jeunesse insouciante.
Appuyée sur mes coudes, plongée dans mon bouquin, un grand garçon brun aux cheveux massifs s'était approché de moi. Son visage ne m'était pas inconnu. Il venait assez régulièrement ici, à jouer de la guitare, seul ou accompagné par d'autres amis musiciens.
Ce jour-ci, il n'était pas accompagné.
Sa tignasse rebelle ondulait au rythme de la légère brise, et ses yeux gris, insondables, semblaient murmurer néanmoins de douces intentions.
_ Tu aurais une cigarette, s'il te plaît ?
Il avait prononcé cette phrase d'une voix grave, sensuelle, les vibratos de ses cordes vocales faisant remuer sa pomme d'Adam prononcée de haut en bas lentement, mal camouflée sous son rasage passé à l'oubli.
Sa barbe avait toujours créé en moi un certain amusement. À la base brune, plusieurs poils la parsemaient de touches rousses, se regroupant encore davantage à l'extrémité de son menton.
À la suite de l'obtention de sa requête, il s'était assis à mes côtés, sans un mot. Grattant les cordes de son instrument en une mélodie douce, je m'étais replongée dans ma lecture, bercée par sa musique, dans le silence des mots.
Nous avons continué à nous voir, ainsi, dans une entente muette, tous les vendredis après-midi. Effectivement, au fur et à mesure des semaines, nous pouvions dire que je manquais des cours uniquement pour lui.
Il nous fallu attendre fin mai avant d'échanger notre première véritable discussion, allant au delà de la demande d'un briquet, ou des polies civilités.
Et l'entente fut alors immédiate. Il avait vingt-deux ans, je n'avais pas encore atteins mes dix-sept, mais peu importait. Sa maturité, sa culture, et sa passion pour la musique m'envoûtais. Ma fraîcheur, ma vision de la vie, et ma naïveté lui offraient un grand bol d'air frais selon lui.
Puis, j'étais tombée amoureuse. Comme jamais je ne l'avais été. Il m'offrit son amour en retour, et nous entamâmes une relation à la fin de l'été. Le tout s'était passé en douceur, le plus naturellement du monde.
C'était un couple rêvé. Jamais suffocant, jamais trop tactile, mais qui apportait à nos êtres un bonheur incommensurable.
Dépendants l'un de l'autre, mais avec tous deux un caractère aussi solitaire qu'indépendant. Beau contraste contradictoire.
Il m'offrit les quarante-cinq tours de Ray Charles, Big John Wrencher, et Frank Sinatra dans des éditions limitées et d'époque. Il me faisait l'amour. Son petit studio était devenu ma seconde maison.
Et toute cette mascarade aura duré une année entière.
Une fois les résultats de mon baccalauréat reçus, j'avais accouru chez lui. Il était pour beaucoup à mon obtention, m'ayant aidé à réviser durant le dernier trimestre, et ainsi rattraper mon retard accumulé au fil des années de glandage accumulées.
En gravissant les marches quatre à quatre, je remerciais intérieurement la petite bonne femme m'ayant tenu la porte à l'entrée. La surprise allait le faire sauter de joie, j'en étais persuadée.
J'avais frappé frénétiquement à la porte, le sourire scotché au visage. Mon cœur rata un battement dès que je l'aperçu lorsqu'il m'ouvrit. En caleçon, les cheveux encore plus en bataille que d'habitude, son torse sculpté parfaitement et peu velu me faisant face, il était superbe. Je lui sautai dans les bras, plaquant lourdement mes lèvres contre les siennes.
_ Je l'ai ! J'ai mon Bac, Arthur ! Avais-je crié en crochetant mes bras derrière sa nuque.
J'aurai dû prendre note de ses yeux gris interloqués en m'ouvrant. Et pas par bonheur. Effrayés.
J'aurai dû.
Ainsi, je n'aurai pas eu cet élan d'amour, je ne lui aurai pas répété à quel point je l'aimais à la suite de l'annonce de ma bonne nouvelle, et j'aurai encore eu un semblant de fierté. Assez néanmoins pour remarquer la fille, en sous-vêtements, se tenant dans l'encadrement de sa salle de bain, me fixant intensément. Cette sublime blonde, au corps de rêve, je l'aurai vue dès le début, si je n'avais pas été si naïve et obnubilée par mon bonheur.
Mais le destin en avait décidé autrement.
Découvrir que l'homme que vous aimiez plus que tout au monde, pour qui vous feriez tout, votre réel premier amour, et avec qui vous teniez une relation depuis presque une année entière, vous trompait, ça ne faisait pas seulement mal. Ça vous déchirait les entrailles, laminait le cœur, piétinait votre ego, bouffait la rate.
Pourtant, je n'avais pas crié. Ni pleuré. Mes yeux le sondaient froidement, un masque d'impassibilité ayant pris place sur mon visage quand, assis à un café une demie-heure plus tard, ma fierté me suppliait de garder la tête haute.
La température était descendue en négatif, et je me souvenais encore de sa réaction à la suite de ma découverte. « J'enfile une veste, et on va en parler calmement autour d'un verre ». Il avait beau ne pas fuir face à l'adversité, son in-expressivité avait mué ma surprise en haine.
_ Depuis combien de temps ?
_ Quatre mois, répondit-il directement, sans même prendre le temps de réfléchir à un moyen de conserver mon pauvre cœur meurtri, plongeant ses pupilles dans les miennes, le visage aussi fermé que le mien.
Arthur avait une fierté aussi inébranlable que la mienne, si ce n'était davantage. Il avait le chic d'assumer ses actes, aussi destructeurs pouvaient-ils être. Il ne commettait jamais rien sans en connaître les probables conséquences. C'était un beau salop, mais un salop qui avait des principes intarissables. Comme celui de ne jamais mentir, de se contenter de cacher la vérité sous de beaux sourires enjôleurs. Je savais tout cela. Mais j'avais juste espéré être assez importante pour lui pour qu'il passe au dessus de tout cela.
_ Tu l'aimes ?
_ Oui.
Le détester fut simple. Pleurer dans les jupes de David, puis de mon frère, d'autant plus. Il avait certainement été aussi franc et direct avec moi en cette discussion pour que cela se termine ainsi. Que je le traite de tous les noms, que je le haïsse autant que je le pouvais, que je souhaite de moi-même couper tous les ponts possibles, plutôt que je rentre dans une dépression détestable et tout cela en le harcelant pitoyablement. Il m'était impossible de lui enlever cette réussite. Ainsi, il avait eu la paix, et moi, je m'étais battue, comme je le pouvais, plutôt que de tomber plus bas que terre.
Au fil du temps, après réflexion, je ne pouvais pas non plus le blâmer de m'avoir trompé. La naïveté fondant en moi à l'époque n'avait pas compris que la différence d'âge et de monde dont nous faisions à la base profit, ne pouvait que creuser un certain fossé entre nous, une fois le temps bénit de la séduction passé.
Pourtant, j'avais mis du temps à comprendre cela. Et encore aujourd'hui, je n'arrivais pas à y croire complètement.
Depuis notre séparation, ma futile vie volatile me semblait prescrite. Je n'y arrivais plus. Ce n'était pas faute d'avoir tenté, pourtant.
Mais que voulez-vous, un blocage s'était fondé au niveau de mon entre-jambe, et je ne pouvais rien y faire. Tout s'arrêtait à chaque fois au moment du baiser, lorsque ma conquête s'approchait de mon visage, et que des images d'Arthur et moi refaisaient surface, aussi brèves que douloureuses.
Cela faisait donc un an désormais que ce qui représentait mon utérus n'avait pas connu de visites masculines, sans pourtant en représenter le moindre manque.
Et malgré tout, cela avait été si simple avec Mathieu. Si naturel. C'en était presque effrayant.
En écrasant ma cigarette dans le mug me servant de cendrier, je me levai. J'enfilai rapidement un tee-shirt vingt fois trop grand pour moi, une culotte propre, puis attachai ma crinière en un vague chignon. J'enjambai mes vêtements de la veille jonchant le sol, tout en notant mentalement que ceux de mon amant de cette nuit ne s'y trouvaient plus, puis sortis de mon antre. Il avait peut-être eu le temps de déguerpir, pendant mon débat interne. J'avais oublié d'écouter un semblant de porte de refermant, et l'eau de la douche ne coulait plus. Il avait dû s'en aller en catimini pendant mes commémorations du passé internes.
Je me dirigeai vers la cafetière machinalement, puis me fis couler du liquide fumant dans une tasse.
Minute.
Je me stoppai sur place, le récipient toujours en main. Le café était encore bouillant, et remplissait fièrement la bonbonne.
_ Bien dormis ?
Je sursautai, puis tournai le visage vers mon interlocuteur. Mathieu, les cheveux humides, habillé des vêtements de la veille, me faisait face. Son sempiternel rictus moqueur naquit en ses traits, puis il me reluqua de haut en bas, sans gène apparente. Sourire qui s'intensifia, faisant ainsi resplendir son visage.
Quant à moi, de magnifiques teintes pivoines prirent place sur mes pommettes.
_ Excuse-moi, je ne voulais pas t'effrayer.
_ Tu n'en penses pas un mot. Je croyais que t'étais partis, avouai-je en m'allumant une nouvelle cigarette. Je fume vraiment trop.
Il vînt s'asseoir sur l'un des tabourets, me fixant étrangement. Je me rendis alors compte de ma tenue pas franchement seyante, en baissant le regard. Un haut d'Alexandre délavé, emprunté puis jamais rendu il y avait de cela belle lurette, illustrant une femme à poil se faisant décapiter par un gigolo habillé en sado-masochiste. En effet, je ne devais pas être très convaincante, accoutrée ainsi.
Il ne fit pourtant pas la moindre remarque.
_ Je ne te cache pas que j'y ai pensé, répondit-il en posant son visage dans le creux de sa paume.
_ Et pourquoi tu ne l'as pas fait ?
Il ne répondit rien, se contentant de sourire bêtement, me défiant du regard.
_ Dans tous les cas, il faut que j'y aille, j'ai un ami qui m'attend.
Sans demander son reste, il attrapa sa chemise, l'enfila, puis partit en me lançant un « au revoir » distrait. Vous connaissez l'expression, « être plantée comme une conne ? ». C'était absolument ce qui m'arrivait en l'instant même. C'était moi qui avais pour habitude de planter les garçons ainsi à l'époque, pas le contraire. Et je pouvais vous dire que, recevoir le revers de la ceinture ainsi, n'était pas réellement plaisant.
M'extirpant de mon ébahissement, je lui courus presque après.
_ Attends ! Criais-je en ouvrant à la volée la porte d'entrée.
C'était sans grand effet. Sa silhouette avait déjà disparue de mon champs de vision. »