Au cœur de son champ de vision, un nuage rouge superposé aux ombres de l’incinérateur.
Son imagination. L’épice qui lui manquait. Les échos d’une intégrité brisée.
Imperturbables, les flammes de la fournaise grondaient sans répit. Elles n’avaient cure des tiraillements de sa conscience dévastée.
Entre les étincelles, les siècles de silence.
Que diable faisait-elle ?
Elle tomba à genoux.
Trois coups de feu retentirent, les cris de Randyrs, ceux de Freddy.
Le Spectre était sorti.
La porte. Il n’avait même pas ouvert la porte. Comment était-il parti aussi vite ? Comment, pourquoi, pourquoi, comment ?
Personne ne bouge comme lui. Safran avait raison. Personne. La porte claqua derrière elle.
Comment était-elle sortie ?
Les torches bleues mordaient la nuit, les griffes labouraient la terre trop sèche. La patrouille Randyr déchirait les ombres et les rêves par leur seule présence. Freddy pointa son arme vers l’obscurité. Un cri transperça l’air, un sans-abris dans une ruelle qui levait les mains en détournant le visage.
« Je l’ai vu. Il n’est pas loin. J’ai le corps. Je crois que je l’ai blessé. »
Une Randyr regardait la poivrière fumante de Freddy. Anis, peut-être ?
« Toi, tu viens d’entrer dans un monde merdique. »
Freddy s’essuya le front. « Non, mais ces règles à la con… je serais mort sans cette arme ! »
« J’ai patrouillé dans les faubourgs avant qu’on y interdise les flingues. Je sais pourquoi ils sont prohibés. Où est ton apprentie ? »
Un craquement sourd, un juron bien senti dans les profondeurs obscures. Murielle s’approcha comme dans un rêve.
Freddy s’appuya sur le cadre de bois d’une remorque. Il regarda sa main, la poivrière. Comme si elles appartenaient à un autre.
« J’ai peut-être blessé Marcus Vofa. J’ai peut-être tué Marcus Vofa. »
Il ne répondait pas. Il se foutait d’elle.
« Je suis là, » murmura-t-elle.
Derrière le sans abris se matérialisèrent des ombres, la silhouette massive de la Randyr la plus énorme que Murielle ait jamais vue. À sa joue, le reflet mat de l’os dans la lumière des torches, oscillant paresseusement au rythme de ses pas.
« Pas de fausse joie, trou de balle, » dit Safran, « si tu l’as atteint, tu ne l’as même pas ralenti. »
Les yeux de la Randyr qui était peut-être Anis la trouvèrent.
« Elle est là. Je vois que tu es un maître de stage responsable qui s’inquiète de la sécurité de son apprentie. »
Murielle entra dans le cercle de lumière. Freddy remonta les épaules, posa la main sur le sac mortuaire.
La poivrière s’éleva à peine vers elle.
Elle pouvait parler. Elle pouvait avouer. Elle pouvait dire qu’elle savait que Vofa les avait entendus.
Le Spectre ne pourrait pas agir au milieu d’autant de Randyr. Avec beaucoup de chance, il pourrait s’échapper. Vofa échouerait.
« Je suis là, » dit-elle plus fort, les yeux rivés sur l’arme.
Son maître de stage l’abaissa enfin, redressa les épaules avec un sourire triomphant.
Un frisson accompagna le souffle frais du vent.
Une femme plus forte révélerait immédiatement son erreur. Elle ne compterait pas sur l’échec du tueur.
Une femme plus intègre assumerait sa terrible erreur.
Les mots lui brûlaient les lèvres et gelaient sa langue.
Elle vit une seconde main se poser sur le sac. Basanée, de longs doigts fins. Un nuage de gouttelettes écarlates jaillit de la gorge de Simard au moment exact où personne d’autre ne regardait dans sa direction.
Il n’émit qu’un son étouffé. Ses genoux fléchirent. Il pressa mollement la blessure.
Dans le brouillard coupable, Murielle aperçut la forme jusqu’alors dissimulée par la nuit.
Comment pouvait-il surgir des ombres au cœur de la lumière ?
Elle croisa ses yeux, ses traits amusés.
Ce n’était pour lui qu’un jeu. Une épreuve sportive où il dominait la concurrence.
Elle lut en lui la certitude qu’elle lui laisserait cette fraction de seconde dont il avait besoin.
Le sac glissa derrière lui dans la ruelle.
Murielle hurla et se précipita sur Freddy. Elle pressa désespérément la plaie. Le liquide poisseux jaillissait entre ses doigts, baignait son visage de larmes cramoisies.
Elle ne connaissait rien aux premiers soins. Arrêtait-elle l’écoulement du sang ou l’asphyxiait-elle?
Plus aucun son n’atteignait son cerveau. Une cacophonie sans nom détruisait ses tympans.
Une main puissante l’arracha à Freddy et une Randyr la remplaça.
Safran la tenait à bout de bras.
Elle se débattait trop.
Cette nuit, le Spectre avait emporté une âme.
Elle lui avait accordé sa bénédiction. Il était trop tard pour la lui retirer.
Une ligne de cendre entre son mentor et elle. Une ligne de cendre qui courait aussi d’elle à sa femme et à ses deux fils.
Une ligne de cendre qui s’allongerait un peu plus à chaque jour de sa vie.
Une ligne qui la connecterait toujours à Freddy.
Oui, cette nuit, le Spectre avait emporté une âme. La sienne.
« Une Randyr regardait la poivrière fumante de Freddy. » J’ai relu le chapitre précédent je me souviens qu’il s’agit d’une arme a feu. Mais si ça n’avait pas été le cas je sais pertinemment que j’aurai eu un moment de flottement sur le terme « poivrière ». Cela pourrait être évité en donnant un indice sur la nature de l’objet. Par exemple rappeler son calibre ; la poivrière .25.
Ca enlaidie un peu la phrase, mais ca devient plus accessible ; à toi de voir si tu juges cela nécessaire.
« Anis, peut-être ? Toi, tu viens d’entrer ect… » Je suppose que c’est Anis qui prononce la phrase de dialogue qui suit. Ce n’est pas obligatoire mais à titre personnel j’aurai bien apprécié une petite phrase pour savoir à quelle distance Anis se trouve ou bien à quoi elle ressemble. On enchaine directement avec une phrase de dialogue de cette nouvelle protagoniste, je trouve ça un peu sec.
« Toi, tu viens d’entrer dans un monde merdique. » Je me souviens que les armes à feu sont interdites mais il est tout de même nécessaire de lire la phrase de dialogue suivante « Non, mais ces règles à la con… je serais mort sans cette arme ! », pour comprendre/valider le reproche d’Anis.
Idéalement il faudrait que le reproche d’Anis soit directement compris sinon le lecteur aura nécessairement un moment de flottement ou bien d’incertitude.
Pour ce faire il suffit peut-être de lui faire pointer l’arme du doigt en même temps que sa ligne de dialogue. Cela permettrait de comprendre automatiquement la nature de son reproche.
« À sa joue, le reflet mat de l’os dans la lumière des torches, oscillant paresseusement au rythme de ses pas. » Petit moment de doute, mais je comprends qu’il s’agit de l’os de ses pommettes saillantes.
« « Pas de fausse joie, trou de balle, » dit Safran, » j’aurai aimé un rappel dans les premières lignes du chapitre précisant qu’elle se trouvait auprès de Freddy.
« Arrêtait-elle l’écoulement du sang ou l’asphyxiait-elle? » ce passage est puissant.
La fin du chapitre est très belle.
Commentaire général :
On reste sur un très bon rythme, on ne s’ennuie pas. J’ai toujours quelques difficultés de lectures sur certaines métaphores ou sur certains enchainements.
Les réactions des différents personnages me semble cohérentes.
La seconde moitié du texte prends vraiment en force, ça s’enchaine vite, c’est fluide.
Tu sais trouver le mot juste pour décrire en peu de mots des scènes vraiment poignantes !
Je crois que tu as raison au sujet de la poivrière. J'ai hésité un certain nombre de fois à ce sujet-là. La poivrière désigne un type d'arme à feu qui n'existe plus depuis longtemps, les gens ne sont pas familiers avec ce terme.
Concernant la position de la Randyr, j'ai une hésitation. Murielle est dans une sorte de flou mental et j'ai réduit la précision générale au profit de celle des moments traumatisants pour elle. Je vais réfléchir à ce sujet, car un peu plus de précision quant aux positions ne nuira peut-être pas à l'effet général. La Randyr en question pourrait être Anis ou une autre; dans une mesure, elles se ressemblent toutes aux yeux de Murielle (d'où le "Peut-être Anis?" Cela dit, comme elle est probablement la plus massive de son escouade et qu'elle est la seule à avoir parlé, Murielle aurait aussi plus de chances de la reconnaître. Ce doute est peut-être une incohérence que je dois analyser.
Concernant "Toi, tu viens d'entrer..." la référence à la poivrière vient juste avant. Le fait que l'arme ne soit pas si facilement identifiable par ce mot pourrait être le problème. Je clarifierai ça, c'est sûr.
"Le reflet mat de l'os"... en fait, c'est l'aiguille en os qui a servi à recoudre la joue de Safran au chapitre 2 qui reflète la lumière. Je devrai vérifier si j'ai mentionné que l'aiguille est en os et je crois qu'il faut que je rappelle l'objet dont il s'agit ici. "Le reflet mat de l'aiguille en os" serait probablement approprié.
"Pas de fausse joie..." je dois probablement préciser ici aussi. Les éléments de position des Randyrs sont quelque chose que j'ai laissé volontairement flou au départ, mais je devrai vérifier si ce choix doit être révisé/allégé.
Ouais, les métaphores, j'ai tendance à en faire à l'overdose... j'essaie de me calmer à ce sujet.
Content que tu aies apprécié! Ce chapitre fait partie des ajouts tardifs au texte. Il remplace des éléments qui ne fonctionnaient pas bien dans la transition originale entre les chapitres 1 et 2. Mes chapitres étaient beaucoup plus longs au départ.
À tout de suite... j'ai vu que tu m'avais laissé un second commentaire ;)
Je peux concevoir l'intérêt des chapitres de longueur régulière, mais j'ai choisi de faire autrement pour ce volume. Dans tous les cas, la découpe ne me plaît pas encore non plus et je compte la retravailler. Plus facile à dire qu'à faire...
Merci pour ce commentaire! À bientôt!
J'aurais une seule remarque ici : "Elle vit la seconde main se poser sur le sac." -> j'ai pensé qu'il s'agissait de la main de Murielle au départ. Puis la description en suivant ne m'a pas aidée outre mesure parce que je ne savais pas à quoi ressemblait la main de Murielle.
Après ça s'est éclaircit hein, mais j'ai eu une latence pendant laquelle je ne saisissais pas tout.
En lisant les dernières lignes, une réflexion m'est venue. Je n'arrive pas à me décider s'il est pertinent ou non que Murielle éprouve de la culpabilité par rapport au sort de Freddy. D'un côté, pourquoi culpabilise-t-elle ? Outre le fait qu'elle n'a pas d'affection particulière pour Freddy et qu'il semble que pour une raison ou une autre, elle n'a pas d'autre choix que de le trahir, il y a surtout le fait que Murielle ou pas, le sort de Freddy aurait été le même. Elle n'aurait jamais pu empêcher ce qui s'est produit (si elle n'avait pas "parlé à Vofa" au chapitre précédent, il n'aurait pas répondu, elle n'aurait pas su qu'il était là, la scène de ce chapitre aurait été la même).
Bon promis, je suis pas une psychopathe, mais même si je ne connais pas encore bien Murielle, j'ai le sentiment qu'elle n'aurait pas fait ça sans une bonne raison.
Je verrai quel poids ça va porter dans les chapitres à venir.
PS : j'aime beaucoup quand je lis et que ça me pousse à réfléchir sur la moralité. Donc un gros plus pour moi !
Effectivement, Murielle a d'assez bonne raisons. Elles sont énoncées plus tôt dans le texte, mais on peut facilement passer sur les éléments comme "insuffisants". Ce n'est que plus tard, quand on voit l'ampleur de certains phénomènes, qu'on peut comprendre un peu mieux les motivations derrière ses décisions.
Quant à la culpabilité... Qu'on ne se trompe pas : elle est mal placée. On voit bien dans la scène que Vofa est dans une classe à part. Il sort de nulle part, tue un type en plein milieu d'une troupe de soldates d'élite à faire pâlir un Spetnaz et se sauve ni vu ni connu avec un cadavre dans un sac. Et la seule personne qui le voit est celle dont il est raisonnablement convaincu qu'elle ne dira rien. Rien de ce qu'elle aurait pu faire n'avait une chance de fonctionner. Tout le monde était déjà aux abois, convaincu qu'il agirait, convaincu qu'ils devaient le craindre.
Mais elle sait : elle n'avait pas à lui donner le nom de Freddy ou de lui dire que Freddy ne devait pas sortir des faubourgs. Elle sait qu'elle aurait pu immédiatement dire à Safran et Freddy "il est là et nous écoute". Parce qu'elle savait déjà que le Spectre n'aurait pas quitté les lieux avant que le corps ne soit passé dans l'incinérateur. Elle sait qu'elle aurait pu utiliser une crainte bien justifiée de Marcus Vofa comme argument pour tenter de faire fléchir Freddy. Elle se doute également que Safran se serait alors lancée dans une frénésie meurtrière à l'encontre du Spectre et qu'elle en serait peut-être morte. Peut-être que Freddy et Murielle seraient également morts lors de cet affrontement. Donne à un individu le choix entre tuer une ou deux personnes, elle choisira probablement de n'en tuer qu'une seule (et culpabilisera peut-être toute sa vie sur la victime). C'est un peu la situation dans laquelle s'est trouvée Murielle (même si ça n'est pas le seul élément déterminant).
Je te dirais que la latence au sujet de la main est un plus pour moi, non pas malgré la confusion, mais à cause d'elle. Tu entres dans la peau du personnage. Tu es confuse avec Murielle, qui ne comprend pas comment il est possible qu'une main qui sort de nulle part agrippe le sac. Qui voit pour la première fois un homme mourir sous ses yeux. Maintenant, je risque d'essayer d'ajuster ce passage pour que la confusion soit orientée différemment. On ne devrait pas penser qu'il s'agit de la main de Murielle.
Et j'ai oublié une espace insécable avant un point d'interrogation. Triste...
Altérations faites dans l'original, je fais ici immédiatement.