Chapitre 4

Par AliceH
Notes de l’auteur : Tiens, des nouveaux persos.

– Bonjour, je suis Delphine.

– Bonjour, je suis Noémie, enchantée.

Les deux jeunes femmes leur faisaient face, épaule contre épaule. Collégialement, on leur répondit :

– Bonjour.

Ce type de présentations l'avaient toujours irritée au plus au point. Tout ce qui nécessitait de faire partie d'un groupe, d'avoir un rôle social particulier, de devoir parler pour ne rien dire, de feindre l'intérêt pour des choses qui l'ennuyaient lui donnait envie de frapper tout ce qui bougeait ou de fondre en larmes. L'inintérêt total de la chose lui était insupportable. Ainsi Camille fut-elle compatissante avec Delphine et Noémie, présentées devant elle comme deux belles vaches au Salon de l'Agriculture. Heureusement, on mit rapidement fin à leurs souffrances.

– Je crois que mon lacet est défait, dit soudain Maria, sa collègue au sourire éclatant et à l'épaisse chevelure noire, alors qu'elle était en pleine discussion avec Véronique et Nour, son cou dans une épaisse minerve.

– C'est le cas.

– Ce n'est probablement pas une bonne idée de demander à une meuf qui marche avec une canne de me le refaire, si ? Et si... Non, pas Camille. Ni Véro. Ni Isabelle. Pas les nouvelles, quand même. Kévin ! Tu peux refaire mon lacet ?

– Ah ! Je savais qu'on reconnaîtrait mon grand talent de noueur de lacets un jour ! clama le jeune homme qui s’exécuta avec un sourire moqueur, ce qui révéla deux fossettes au milieu de son visage blanc constellé de taches de rousseur.

Camille assistait à leur conversation d'un œil morne. Elle avait prévu de passer le week-end chez ses parents : même si elle avait depuis débloqué le numéro de sa mère qui lui assurait qu'elle respectait sa décision et n'en dirait rien, cela ne l'emballait pas. Son dessous de nez se mit à la démanger.

– Tu as la tête de quelqu'un qui va faire appel à ses propres services, lança Noémie.

Elle manqua de s'étouffer avec sa gorgée de jus de fruits. Un peu de liquide orange vif coula sur son menton. Noémie lui tendit une serviette en papier et remarqua :

– Probablement pas la meilleure phrase d'approche en milieu professionnel.

– Oh si.

– Tu- Vous...

– Tutoie-moi.

– Tu es donc celle avec qui je vais le plus travailler ici. On m'a dit que tu aimais les baskets colorées et Nick Cave. C'est toi qui as fait la carte « Tu es le shérif Truman de mon agent Cooper (mais en moins gay) » qui est dans le bureau d'à côté ?

– Oui. Et est-ce que par « on », tu veux dire « ma fiche de présentation sur le site officiel des Death planners de Lille Centre » ? devina Camille.

– Hé, j'ai pas précisé qui était « on » ! rétorqua Noémie qui leva les mains, un grand sourire aux lèvres.

– Touché.

Camille se surprit elle-même à sourire. Elle regarda Noémie caresser ses courts cheveux sombres puis replacer ses lunettes sur son nez. Son cœur manqua un battement. Elle se mordit férocement la lèvre pour s'empêcher de penser. Penser au fait d'être dans le placard, même si celui-ci était un peu plus grand que celui dans lequel elle avait vécu durant vingt-huit ans. Penser au fait qu'elle n'avait aucune idée de comment approcher une fille. Penser au fait que ses collègues et sa famille allaient sans doute s'étonner voire douter de son lesbianisme. Penser au fait qu'elle était vraiment pathétique. La nouvelle venue jeta un coup d’œil alentour et s'approcha d'elle avant de demander à mi-voix :

– Pourquoi des fiches de présentation, au juste ? Ce n'est pas comme si elles servaient à commencer une conversation avec les « clients. »

– Avec les clients, non. Avec toi, oui.

– Touché, rit Noémie.

– On nous a dit que c'était « pour humaniser le processus et la relation service/clients dans une optique d'optimisation des feedbacks », récita Camille.

– Des feedbacks ? répéta Noémie.

– Les retours.

– Je sais ce que ça veut dire, mais des feedbacks sur une euthanasie ? Ils s'attendent à ce que les gens nous notent comme un Uber depuis l'Au-delà ?

L'image amusa énormément Camille qui se mit à rire sans parvenir à s'arrêter. Après un instant de surprise, le rire de Noémie rejoignit le sien et elles échangèrent un high-five. Le contact provoqua une nouvelle pirouette dans la poitrine de Camille. Une fois remise de ses émotions et le petit goûter collectif qui avait suivi la présentation des deux stagiaires terminée, elle se surprit à attendre leur première mission ensemble.

Elle ne tarda pas. Le lendemain matin, Camille entra dans les locaux de Deathplanners de Lille centre, perdue dans ses pensées.

– Bonjour ! la salua joyeusement Isabelle qui la sortit de sa rêverie.

Isabelle était le deuxième membre de l'équipe B des Deathplanners, qu'elle formait avec Maria. Elle dépassait toutes les membres du bureau d'une bonne tête et, depuis une bagarre épique dans un bar, avait une cicatrice qui lui parcourait la joue gauche ( « Telles sont les conséquences de la vie de pirate... Et de se friter avec un meuf qui fait du krav-maga quand t'as bu trop de whisky-coca. » disait-elle parfois). Ses yeux bleus pétillaient tandis qu'elle adressait un petit signe de la main à Camille.

– T'es bien enthousiaste aujourd'hui. Quelqu'un est mort ?

– Très drôle. Tu vas devoir aller avec la nouvelle aujourd'hui. Véro ne va pas très bien.

Camille se dépêcha de se rendre dans le bureau qu'elle partageait avec Véronique. Celle-ci était assise sur un des sièges (le plus confortable) et utilisait la chaise de bureau de Camille pour y poser les pieds. Elle laissait échapper des petits grognements de douleur. Quand elle vit sa collègue arriver, elle s'excusa d'avoir pris sa chaise et voulut lui rendre, ce qui lui fut refusé. Noémie fit irruption dans la pièce en portant une pochette transparente emplie de petits billes rouges qu'elle posa sur la hanche de Véronique qui sembla se détendre immédiatement. Celle-ci ferma les yeux avant de demander :

– Ça va aller, vous deux ? Je suis désolée de pas pouvoir venir, peut-être cet aprem'.

– Repose-toi, lui intima Camille.

– T'es sûre que ça ira ?

– Au pire, il se passe quoi ? Il y aura mort d'homme ? dit Noémie. Pardon, c'était probablement de mauvais goût.

– Surtout pas. Tu as choisi le métier où ce type de blagues est parfait. Allez, en route.

Après un échange de pouces en l'air dignes de l'agent spécial Dale Cooper, Camille et Noémie prirent la direction de l'arrêt de métro le plus proche. Alors qu'elles se cramponnaient toutes les deux à la barre métallique, Noémie demanda :

– Tu fais ce métier depuis combien de temps ?

– Sept ans. Tu faisais quoi avant ?

– Je travaillais dans les services funéraires. J'étais chez un de vos partenaires, Monsieur Jeansson.

– Et finalement, tu as réalisé que tu avais plus envie de remplir les cercueils que de les vendre ?

Plusieurs personnes regardaient les deux femmes avec des visages outrés, surpris, voire même apeurés. Le rire tonitruant de Noémie en fit sursauter quelques-uns.

– C'était surtout lui que j'avais envie de mettre dedans alors j'ai fui avant de passer à l'acte.

Avant que Camille ne puisse demander pourquoi elle avait eu envie de tuer son ancien patron, elles durent faire un changement de ligne. Deux minutes plus tard, le métro annonça leur arrivée à Saint-Maurice Pellevoisin. Tandis qu'elles montaient vers la surface grâce à l'escalator, leurs regards tombèrent sur un long graffiti :

 

Death planner, Death giver, Death everywhere !

 

Après avoir vérifié l'adresse où elles devaient se rendre, toutes deux marchèrent en silence. Amrès avoir sonné à la porte d'une petite maison aux volets roses, elles furent accueillis par le visage hargneux d'un cinquantenaire. Il n'ouvrit qu'à peine la porte avant de leur crier :

– Partez ! Allez-vous en ! On ne veut pas de vous ici ! Allez !

Camille se contenta de fixer l'homme droit dans les yeux, ou plutôt juste à côté. Elle n'avait jamais été capable de regarder qui que ce soit droit dans les yeux ni de lire correctement les émotions que les gens exprimaient. Dans le cas présent, même si elle voyait bien que l'homme était en colère, elle s'en fichait. Noémie, elle, restait coite, incapable de savoir comment réagir.

– Je vous ai dit de partir ! continuait-il.

– Ce n'est pas vous que nous venons voir Monsieur, c'est Marguerite, lui rétorqua Camille avec un grand calme.

– Je sais que vous venez voir ma mère ! Mais je ne veux pas de vous !

– Nous non plus, nous ne voulons pas de vous. Nous voulons votre mère. C'est elle qui nous a contactées, c'est son domicile, et votre avis vis-à-vis de nous et notre profession ne nous importe absolument pas.

Certes, Camille aurait pu le dire plus poliment. Mais, au fond, à quoi bon ? Elle n'exposait que des faits après tout. L'homme en face d'elle sembla déconcerté par ses paroles et son attitude et balbutia :

– Mais... Je...

– Laissez-nous entrer ou nous devrons faire appel aux forces de l'ordre pour obstacle à l'accomplissement du travail d'une Death Planner. Merci, lui glissa-t-elle après que l'homme accepta de leur ouvrir la porte.

– Ça arrive souvent ? murmura Noémie.

– Quoi donc ?

– Des gens qui veulent nous empêcher de faire notre travail.

– Suffisamment pour que ce soit considéré comme un délit aux yeux de la loi.

Marguerite était assise à la table de sa cuisine, les yeux rieurs et un gros gâteau au chocolat entre les mains. Camille sourit face à ce spectacle tandis que Noémie serrait la main de la vieille dame qui leur intimait de prendre une part de son fondant fait maison. Durant la discussion entre cette dernière et Camille, avec quelques interventions de Noémie, son fils resta sur le pas de la porte, les bras croisés, le regard terne. Tandis que les deux Death planners étaient reconduites à la porte par Marguerite, il se contenta de fixer sa mère. Quand la vieille dame referma derrière elles, elles le virent se ruer sur elle et la prendre dans ses bras à travers le verre flouté de la porte d'entrée. Puis, elles entendirent ses larmes à peine étouffées ainsi que le seul mot qu'il réussit à crier à travers ses sanglots :

– Pourquoi ?!

 

_____

 

– C'est vrai, pourquoi ?

La question de Noémie prit Camille au dépourvu. Elle continua :

– Pourquoi Marguerite aurait le droit de mourir ? Elle n'est pas atteinte d'une maladie mortelle et semble en bonne santé pour son âge.

– C'est à cause de son âge justement. Elle a 79 ans. Sa santé va se détériorer plus ou moins lentement. Elle va rester seule dans sa maison, sans mari ni amis encore en vie, avec des enfants et petits-enfants occupés avec leurs propres vies. Elle ne veut pas passer ses dernières années à attendre la mort.

– Alors elle va la chercher elle-même, c'est ça ?

– C'est une bonne image.

– Tu veux que c'est plus facile aujourd'hui d'aider les vieux à mourir plutôt qu'à avoir une bonne fin de vie.

Elles mirent les pieds sur l'escalator qui descendait : leurs regards retombèrent sur le graffiti vu plus tôt. Camille se tourna vers Noémie. La lumière du soleil illuminait sa peau mate et se reflétait sur ses multiples piercings aux oreilles alors que les néons sales du métro rendaient ses yeux noisette étrangement brillants et magnifiques derrière ses grandes lunettes dorées. Après une seconde où son cœur se prit à nouveau pour Nadia Comaneci, elle lui répondit avec un demi-sourire :

– Je ne sais pas si c'est encore une question qui se pose.

– Oh, fit Noémie après avoir validé son titre de transport. Ce n'était même pas une question.

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JeannieC.
Posté le 18/01/2023
Hello !
Wow, comme les camarades au-dessous j'adore cet humour noir et cette façon très décomplexée d'aborder ces sujets. Camille est cash, son langage et les tournures de ses pensées me plaisent, ainsi que ce début de relation qui semble se tisser avec Noémie.
Particulièrement aimé tout le côté ironique autour du "Death planner", avec le vocabulaire entrepreneurial de mes deux, le "feedback" post-euthanasie ahah, les Ubers de la mort, les présentations de réunion d'équipe en mode Salon de l'Agriculture ou rencontre des alcooliques anonymes xD
Loin d'être macabre, au contraire c'est salutaire et enrichissant de pouvoir parler comme ça de la mort et de tout ce qui l'entoure. C'est un peu l'apprivoiser, et continuer de vivre avec cet élément qui est là et avec lequel faut bien composer.
J'aime toujours autant ta plume <3
AliceH
Posté le 30/01/2023
Oh, merci beaucoup, ça me fait vraiment plaisir ! ♥
Nanouchka
Posté le 27/12/2022
Oooooooh, très très chouette, de pouvoir parler de la mort comme ça, à bâtons rompus. J'essaye désespérément de le faire avec mon entourage, mais la réponse la plus commune (que je comprends) est "arrête, c'est morbide". Or, je ne trouve étrangement pas ça morbide de parler de comment mourir, parce que ça revient à parler de comment vivre, mais bref, ça me fait donc du bien de lire ton texte, notamment des passages comme : "Elle a 85 ans. Sa santé va se détériorer plus ou moins lentement. Elle va rester seule dans sa maison, sans mari ni amis encore en vie, avec des enfants et petits-enfants occupés avec leurs propres vies. Elle ne veut pas passer ses dernières années à attendre la mort." Qu'on soit d'accord ou pas, il y a en tout cas un point factuel ici. Soit on aide les gens à avoir une bonne fin de vie, soit on ne peut pas leur reprocher de vouloir mourir.

J'adore la conversation qu'elles ont dans le métro, le regard outré des autres. Et cet humour noir, on valiiiide.

Beaucoup aimé que l'obstruction aux Death Planners soit un délit, qu'il y ait quelque chose d'officiel dans cette démarche. Et j'ai apprécié le personnage du fils.

Un peu dubitative par rapport au coup de foudre que j'ai cru voir entre Camille et Noémie, parce que c'est un concept dont j'essaye de m'éloigner dans la fiction, suite aux dégâts que ça a fait sur la vie amoureuse de trop de gens dans le monde ahahaha. Je trouve ça plus sain/réaliste/intéressant de voir les sentiments se développer parce qu'on apprend à connaître la personne. Mais c'est très très très personnel comme commentaire, donc je le mets surtout pour te livrer mon ressenti sur chaque point.

Coquillette : "Tu veux que c'est plus facile aujourd'hui d'aider les vieux à mourir plutôt qu'à avoir une bonne fin de vie." -> il manque le "dire" après "Tu veux"

Très emballée par ce récit, en tout cas, hâte de continuer ma lecture.
AliceH
Posté le 31/12/2022
Ohlala, merci de ce beau et long commentaire ! J'ai une grande passion pour les discussions autour de la mort et la fin de vie, je suis quelqu'un de très fun.

Pour le coup de foudre, j'avoue que c'est un peu cliché mais leur relation se tisse après, pour en faire un truc plus solide que ce qui n'est au début de cette histoire qu'un bête crush de la part de Camille. Qui tient son crush des butchs de moi. Je suis faible.

(et merci pour la coquillette, elle retournera dans son paquet !)
CM Deiana
Posté le 18/09/2021
Oh, tellement de choses dans ce chapitre.
Camille est-elle neuroatypique ? Je me retrouve dans son humour très cash, et le fait de ne pas fixer les gens...
J'aime beaucoup Noémie également. Et j'apprécie toujours cette atmosphère très "fonction publique train train quotidien" pour un métier qui est quand même assez spécial.
Merci pour cette lecture.
AliceH
Posté le 19/09/2021
Oh, merci à toi ! Je t'ai @ sur un de tes comptes Twitter il y a quelques jours, parce que j'ai réalisé très récemment que je t'y suivais (le "Deiana" me disait quelque chose). Pour le côté NA, ça sera exploré un peu plus tard.
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