Chapitre 4

Notes de l’auteur : Après avoir fini de me débattre avec ce chapitre, j'ai décidé de ne pas trop me mettre la pression pour respecter des délais quelconques. (Soit le rythme de parution risque de devenir encore plus irrégulier)

Chapitre 4

 

Deux-mille-huit-cent-soixante-douze.

Une nuit, couché sur le dos dans une clairière herbeuse, son traditionnel compte terminé, l’arpenteur se préparait à s’endormir, espérant un rêve qui l’éclairerait sur son passé. Autour de lui, les corps somnolents des loups qui avaient tenté de l’attaquer et qu’il avait persuadés de dormir faisaient entendre leur paisible respiration sifflante. Les temps sont durs pour vous aussi, pas vrai ? Songea le voyageur en claquant des doigts pour invoquer pour les prédateurs un carré d’asphorium, une plante médicinale qui avait pour propriété de combler l’appétit pendant plusieurs jours, et qui, mis à part ses effets néfastes sur le sommeil et le circuit intestinal, était très prisée pour ses divers usages et dont il s’était rappelé quelques jours plus tôt. Alors qu’il fermait les yeux, dérivant lentement vers le sommeil, il entendit une voix d’enfant. Celle de Yanna.

Tu avais dit que tu viendrais. À l’aide.

Aussitôt, un goût amer lui emplit la bouche et une forte odeur de décomposition lui ouvrirent les yeux, totalement réveillé. Il hocha la tête, acceptant l’invitation, et le sort qu’il avait lui-même jeté sur Monsieur Ours le ramena à la petite fille, dans une forêt de sapins noirs qui se dressaient comme des avertissements menaçants. La nuit, beaucoup plus sombre que celle qu’il venait de quitter, lui boucha la vue pendant quelques secondes avant que ses yeux ne s’adaptassent à l’obscurité.

-Je suis là. Qu’y a-t-il ? Demanda-t-il, alerte.

-C’est… C’est Orion… Il a disparu avec papa et maman.

-Quand ? Où sommes-nous ?

-Papa avait dit… « Ijimilant »… C’était ce midi, je crois que c’était censé être notre étape pour la nuit. Et, tout à l’heure, je me suis levée à cause d’un cauchemar et ils avaient disparu, et je me suis rappelée que maman m’avait dit que je n’avais qu’à chercher Monsieur Ours et qu’il m’aiderait, et je l’ai fait, et j’ai peur… Pleurnicha la fillette.

-Ne pleure pas, tout va s’arranger, la rassura le vagabond, lui-même inquiet du sort qui attendait la famille. Il ferma les yeux, et se concentra pour convoquer ses souvenirs. Ijimilant. Rien. Quelle que fut cette chose, elle était trop nouvelle pour lui. À nouveau, il abaissa les paupières, à la recherche d’une quelconque trace de conscience. À l’exception de lui et d’une Yanna de plus en plus terrifiée, il n’y avait personne d’autre dans la forêt.

-Accroche toi à ma cape, murmura-t-il en tendant le bras vers un souffle de vent. Ils ne doivent pas être bien loin.

Un sifflement les emporta, et les déposa en haut d’un cyprès. La lueur des fenêtres allumées d’un village capta l’attention du voyageur, qui fléchit les genoux et sauta dans la rue avec un bruit sourd. Dans son dos, la petite hoqueta de surprise. De plus en plus pressé par l’urgence, il choisit une maison au hasard dont les lumières furent allumées et poussa la porte sans toquer.

-Quelqu’un ? Interpella-t-il sans prendre le temps de se gêner pour la pudeur des gens qui vivaient ici.

-Que veux-tu ? Grogna une voix venue de l’étage.

-J’ai seulement besoin d’un renseignement, répliqua le voyageur en claquant des doigts, tirant l’homme de son lit pour l’amener juste devant lui en moins de temps qu’il lui fallut pour achever sa phrase. Cette fillette a perdu ses parents cette nuit, dans la forêt là-bas, enchaîna-t-il sans laisser le temps à l’homme de se ressaisir ou de s’inquiéter pour sa pudeur -heureusement pour Yanna, qui gardait les mains sur ses yeux en secouant la tête pour chasser cette situation qu’elle considérait sûrement comme un mauvais rêve, l’homme n’était pas de ceux qui dormaient entièrement nus, bien que son torse velu ne soit pas de toute première beauté-. Que pouvez-vous me dire à propos de quelque chose appelé Ijimilant ?

-En a-t-elle parlé quand vous lui avez demandé où sont ses parents ? Questionna l’habitant, avant de prendre un air mortifié quand son interlocuteur acquiesça. Oh, pauvre petite ! Venez ici, l’invita-t-il à tendre son oreille pour y murmurer à l’abri de l’ouïe de Yanna. Les Ijimilant sont un groupe de sectaires qui habitent la forêt. Ils y sacrifient des humains pour un dieu sans nom.

-Que disaient Arland et Iris précisément sur ces gens-là ? Demanda l’arpenteur en se tournant vers Yanna.

La fillette hésita, puis raconta ce dont elle se souvenait d’une faible voix embrouillée. En arrivant dans la forêt, son père les avait avertis de ne pas trop s’éloigner de la caravane, puis avait entrepris de discuter à voix basse avec sa mère. Le soir, Orion et Yanna étaient rentrés saufs devant le feu de camp que leurs parents avaient allumé, avaient profité tous ensemble d’un repas de pain et de noix, puis étaient partis se coucher, pressés de reprendre la route. Cependant, Yanna avait rêvé qu’un monstre aux yeux dorés et à la gueule remplie de dents blanches et pointues comme des têtes de lance lui parlait dans la nuit en lui disant des choses qu’elle avait oubliées, et s’était réveillée en criant à l’aide, souhaitant que son père vienne à son chevet et la rassure. Mais il n’était pas venu, sa mère non plus, et, en tournant la tête vers l’autre moitié de sa couchette, s’était aperçue qu’Orion aussi avait disparu. Paniquée, elle avait crié leurs noms pour essayer de les retrouver, sans réponse, avant d’abandonner et d’appeler le voyageur..

L’arpenteur, qui, à l’écoute de ce récit, fronçait les sourcils et enfilait déjà sa cape, reprit son bâton en main.

-Puis-je vous la confier avec l’assurance qu’elle sera en sécurité ? Adressa-t-il au villageois, lequel répondit par un hochement de tête affirmatif.

Peu confiant tout de même, l’esprit du voyageur murmura à celui de Yanna. S’il t’arrive quoi que ce soit, appelle-moi. Quand elle eut acquiescé, il enfila sa cape, saisit son bâton, ouvrit la porte et courut vers la forêt. Avant de s’arrêter au bout de trois pas ; en quelques minutes, une épaisse tempête de neige avait éclaté et des flocons tourbillonnants tombaient maintenant du ciel en spirale, obstruant la vue du voyageur. Au moins, pensa-t-il avec cynisme tandis qu’il s’enfonçait jusqu’aux chevilles chaque fois qu’il levait la jambe, cela lui rappelait le désert, où ses pas restaient marqués dans le sol. À la pensée d’Arland, Orion et Iris retenus par un groupe de sectaires manifestement peu enclins à la clémence, il se ressaisit et se mit à courir aussi vite qu’il le pouvait, dérapant sur la neige. En levant les yeux pour se repérer grâce aux étoiles, il fut très vite déçu : la visibilité se dégradait de seconde en seconde, et seul un ciel noir d’encre percé de blancs flocons lui répondaient. Sondant les environs, il tâtonna dans l’obscurité à la recherche de la sensation de l’esprit d’un de ses trois disparus, jusqu’à ce qu’il fut certain d’être lui-même perdu. Dépité, il gratta le sol du pied tel un cheval nerveux, et tenta de se remettre en chemin.

Alors qu’il s’approchait de l’espace entre deux arbres pour y passer, une ombre lui barra la route. Regardant autour de lui, le voyageur vit qu’il était cerné par des silhouettes recouvertes de capes et capuchons en soie noire. Crispant ses muscles, s’attendant au pire, il fut presque étonné de les entendre commencer de fredonner un chant dans une langue étrangère en s’approchant de lui, une mélodie qui fascinait et repoussait l’immortel tout à la fois. Il était certain de ne pas aimer l’air ni les sous-entendus sombres du chant, mais il ne pouvait en même temps s’empêcher d’écouter, tel un serpent hypnotisé par l’un de ces charmeurs qu’il avait croisé dans les villes de l’est. Papillon de nuit attiré par l’éclat d’une lanterne, quand il se rappela de la situation, il était trop tard ; un pentagramme de lumière écarlate se dessinait sous ses pieds, et les silhouettes tenaient maintenant chacune entre leur main une boule de feu de la taille d’une pastèque. Le voyageur en compta trente. En tentant de s’extraire de la figure au sol, il se rendit compte que ses pieds ne voulaient plus lui obéir. Fermant les yeux, il s’apprêta au choc et à la chaleur insoutenable mais non mortelle -il savait qu’il ne courrait aucun risque de mort mais plutôt de sérieuses brûlures-, mais rien ne vint. L’arpenteur releva les paupières, et vit qu’il avait été déplacé. Peut-être n’étaient-ce pas des flammes mais un sort de sommeil, pensa-t-il, et les Ijimilant -c’étaient eux, à n’en pas douter- en avaient-t-ils profité pour l’amener ailleurs. Il essaya de se concentrer pour repérer la présence de la famille qu’il cherchait, mais sa magie refusait d’affluer. Il le sentait, quelque chose bloquait son esprit. En ouvrant les yeux, et après avoir attendu qu’ils se fussent adaptés à la pénombre, il parvint à distinguer qu’il était debout dans une boîte en bois avec des barreaux sur un seul des côtés, et d’autres cages identiques qui se dessinaient vaguement sur les bords de sa vision, et la boîte elle-même sous une toile qu’il n’irait tout de même pas jusqu’à qualifier de tente, mais qui s’en approchait.

-Bien, bien, bien, comment va notre invité d’honneur ? Le tira une voix de sa réflexion. Son propriétaire venait de soulever un pan de toile pour s’introduire dessous et pouvoir mieux regarder le voyageur. La température est-elle à votre aise, monsieur le visage de glace ?

L’arpenteur inclina la tête, flatté par l’appellation. À laquelle il répondit simplement ce qu’il supposait que quiconque d’autre aurait répondu.

-Qui êtes-vous ? Où sont vos autres prisonniers ? Loin d’être effrayée, sa voix prenait un accent plus incommodé qu’inquiet, comme s’il récitait des formalités, et il savait que son interlocuteur l’avait compris.

-Je suppose que vous l’aurez compris, nous sommes les Ijimilant. Quant aux autres, eh bien… Disons que vous n’avez aucune raison de les voir, répondit-il l’air de ne pas avoir compris la menace sous-jacente dans la voix du marcheur.

-Où sont-ils ? Répéta-t-il en détachant les mots.

-Je t’ai dit de te taire ! Fulmina le geôlier, éclatant soudainement.

Le voyageur recula autant qu’il le pouvait dans sa cage, tel un animal effrayé ; privé de magie et de sa lame, il était à la merci de cet homme qu’il ne souhaitait par conséquent pas compter parmi ses ennemis. L’Ijimilant hocha légèrement la tête, comme s’il était satisfait de la nouvelle conduite du voyageur. La nuit va être longue.

-Pourrais-je voir le ciel dehors ? Risqua-t-il, conscient de l’absurdité de sa demande. J’aimerais compter les étoiles.

Cette fois-ci, ce fut le geôlier qui fit un pas en arrière, un air horrifié plus qu’étonné sur le visage : loin de considérer la demande absurde, il la voyait comme impie et sacrilège. Détachant chacune des syllabes, il articula d’une voix hachée et mécanique. « Tu ne feras plus jamais cette requête. C’est compris ? Jamais ! » explosa-t-il encore une fois, avant de reculer hors de la tente, une expression soupçonneuse sur le visage à l’accord muet du vagabond.

L’importun parti, l’arpenteur entreprit de réfléchir à un moyen de sortir de la cage, puis de secourir Arland, Iris et Orion, avant de neutraliser le dieu que vénéraient les sectaires, quel qu’il soit, s’il s’en sentait capable. Sa magie refusait pour le moment de se laisser contrôler, et les Ijimilant lui avaient pris son épée, qu’ils devaient avoir repérée d’une manière ou d’une autre.

Une vingtaine de minutes plus tard, avec le vent pour seule compagnie, l’arpenteur entendit un murmure. Viens à moi. Regarde-moi. Il ne refusait pas, pensa-t-il, de rencontrer son mystérieux interlocuteur. Mais cela allait être compliqué dans la situation actuelle. Qu’il en soit ainsi.

 

***********

 

Les ombres s’agrandirent, jusqu’à engloutir dans leur gueule l’entièreté de la tente et son contenu. Nageant dans l’obscurité, l’arpenteur tenta de sortir de sa cage, mais qu’il ne la vit pas ne changeait rien à sa consistance : il la percuta violemment et rebondit sur les barreaux, sonné par le choc. Reprenant ses esprits, il essaya de distinguer quoi que ce fut qui put lui être utile autour de lui, sans effet : les ombres étaient totales et il n’y avait pas la moindre lueur pour l’aider à voir. Jusqu’à ce que, là où il y avait auparavant l’entrée de la tente, se dessinent deux monstrueux yeux d’un jaune mordoré, fendus en leurs centres de deux pupilles ovales noires comme la nuit, qui le regardaient directement. Lentement, doucement, les yeux se refermèrent, avalés par la nuit, et se rouvrirent, aussi lentement qu’ils s’étaient clos. Puis, l’arpenteur fut à nouveau projeté contre le mur arrière de sa cage, où il perdit brièvement connaissance.

 

Quand il revint à lui, quelques secondes après, les barreaux étaient carbonisés et tordus vers l’intérieur, comme si une force gigantesque les avait enfoncés, et offraient un espace assez large pour qu’il puisse se faufiler hors de sa prison. Le voyageur accepta l’invitation sans rechigner, en s’extrayant des barreaux de bois, vit que les autres cages étaient vides, puis sortit de la tente.

Dehors, l’air frais d’une nuit sans lune ni étoiles lui emplit les narines. Étonné, il leva la tête et perdit son regard dans le ciel vide : il les avait comptées avant que Yanna ne l’appelle, et il ne manquait alors que Chronostella. Maintenant, elles étaient toutes parties, l’avaient abandonné. Avec un râle exaspéré, il tenta de les rappeler de sa voix mentale, sans effet. En voyant que sa magie refusait toujours d’opérer, il se rappela d’où il était. D’abord, décida-t-il, récupérer sa magie et son épée. Ensuite, il n’aurait plus qu’à retrouver la famille de Yanna et à défier le dieu des Ijimilant. En contournant la tente, il aperçut une dizaine d’Ijimilant couverts de leur robe noire et de leur capuche tout aussi sombre, qui tendaient les mains vers la toile en murmurant une incantation. De leurs paumes ouvertes et couvertes de cloques jaillissaient des faisceaux d’une lumière violette diffuse, autours desquels s’enlaçaient d’autres rayons similaires à la texture beaucoup plus poussiéreuse ; quel qu’il soit, leur sort était visiblement en train de leur brûler les mains. Avisant un gourdin posé contre la toile, il s’en empara et se faufila derrière les silhouettes. « Bonsoir, commença-t-il. Bonne nuit pour sacrifier des vies, n’est-ce pas ? ». Les mages sursautèrent. Sans leur laisser le temps de réagir, il les bouscula, rompant leur sort, puis commença de les combattre à l’aide de son gourdin. Tandis qu’il rattrapait le cinquième -les mages ne semblaient pas en assez bonne forme pour se battre en combat rapproché et avaient donc décidé de fuir- et brisait son crâne, il sentit quelque chose se rompre en lui et la magie affluer à nouveau. Laissant aussitôt tomber le gourdin, il ouvrit la main qui le tenait jusque là et murmura doucement quelque chose. Aussitôt, des mains invisibles saisirent les robes des Ijimilant restant et les traînèrent vers lui. Dès qu’il ouvrit la bouche pour demander ce qu’ils savaient, les mages secouèrent silencieusement la tête comme s’ils niaient quelque chose de toutes leurs forces ou qu’une gueule invisible les dévorait, avant d’exploser dans un nuage de poussière noire. Les cadavres humains, décida-t-il en enfilant la tenue de l’un des défunts, se comportaient vraiment étrangement. Il partit donc à la recherche de son épée, d’Arland, d’Iris et d’Orion. Au détour d’une tente, il surprit une conversation entre son occupant et quelqu’un que ce dernier recevait.

-Grand Iraj, dit une voix, notre dieu est-il disposé à recevoir les sacrifices ?

Un silence. Puis :

-Il me dit qu’il n’a pas faim. Qu’il a déjà chassé aujourd’hui et qu’il nous fera savoir quand il voudra d’autres âmes dans trois ou quatre jours.

-D’ici là, reprit la voix, peut-il me prédire si nous allons pouvoir retrouver Peleryx ?

-Notre dieu me dit que Peleryx est mort, répliqua celui qui s’appelait Iraj après un temps.

-Mort ? Comment ? N’avait-il pas créé lui-même ce dragon… Commença la deuxième voix avant de s’interrompre dans un cri de douleur. Mes… os… Murmura l’homme.

-Honte à toi qui osa douter du pouvoir de notre seul et unique dieu, le si terrible que l’on n’ose prononcer son nom ! Conjura Iraj.

Interpellé, l’arpenteur risqua un œil dans la tente, où ce qu’il vit provoqua en lui un profond dégoût : sur un riche tapis ornementé d’un rouge qui respirait la richesse, sur un sofa de ce qui semblait être le plus voluptueux des cuirs, se tenait, allongé, celui qui devait être Iraj. Mais le regard du messager du dieu anonyme n’était ni porté sur la grappe de raisins qu’il tenait à la main, ni sur l’homme qui l’observait discrètement. À la place, il regardait d’un air amusé la forme indistincte de celui qui était encore son interlocuteur quelques secondes plus tôt, qui se tordait de douleur sur le sol en convulsant pitoyablement, les mains posées sur le trou béant dans son torse ; au sol, à la hauteur des yeux du supplicié, se tenait son cœur, encore palpitant et entouré d’une solide cage d’os blancs comme neige. Avant de reprendre son chemin, le vagabond prit le temps d’examiner Iraj : Il était grand, et donnait la même sensation de confiance en soi qu’Ijmahan. Ses cheveux d’une teinte de boue étaient coupés courts, au ras de son crâne, et ses étroits yeux bruns luisaient d’un éclat malveillant. Son corps, épais, dégageait une désagréable sensation de compacité, de sorte que l’homme semblait trop dense pour abriter à l’intérieur les organes humains normaux. Plus impatient que jamais de retrouver la famille disloquée, le voyageur déambula au hasard dans la forêt de tentes, à la recherche de la moindre étincelle de conscience familière. Chaque Ijimilant qu’il croisait et qui voyait l’insigne de mage sur sa robe volée le saluait avec un déférence qui le laissait pantois du rapport qu’entretenaient les humains avec les pratiquants de la magie. Quand enfin il retrouva la trace de ceux qu’il cherchait, il se dirigea vers l’endroit d’où elle émanait ; c’était un cimetière. Il pressa le pas, inquiet de ce qu’il y trouverait. Quand il franchit la grille de fer tordue et rouillée, un épais brouillard tomba sur ses yeux, et il manqua plusieurs fois de se cogner à des pierres tombales. Les tombes, remarqua-t-il, étaient particulièrement élégantes, avec leur marbre parfaitement blanc et les inscriptions gravées profondément en lettres d’un vert de jade. Les mots sur les stèles, cependant, appartenaient à une autre langue, une qu’il ne connaissait pas. Enfin, il entendit un gémissement ; la voix d’Iris. Rassuré, il se laissa tomber à genoux pour localiser la source du bruit, et se releva aussitôt qu’il comprit que la femme était dans le sol, avant de commencer à creuser comme il l’avait fait pour les brigands du désert.

Chaque seconde, les appels au secours se faisaient plus faibles. Quand enfin, sa main rencontra du bois, l’arpenteur enfonça profondément ses ongles dans la matière et tira de toute ses forces, si bien qu’il bascula en arrière lorsqu’il extirpa un lourd cercueil grossièrement taillé. Dedans, il sentait le poids de trois personnes. Sans perdre une seconde, il posa la sinistre boîte au sol et entreprit de retirer le couvercle ; en vain, le cercueil était scellé. Alors, il cria dans le bois les noms d’Arland, d’Iris et d’Orion. Quand ils l’eurent entendu, ils se mirent à tambouriner de toutes leurs forces faiblissantes sur le couvercle, de sorte que le vagabond put enfin trouver une prise sur la planche déformée par les coups et tirer aussi fort qu’il le put. La vision de ce qui se trouvait dans le funeste assemblage suscita en lui une peur qu’il croyait enfouie depuis des millénaires, qui tenait du sang même qui coulait dans ses veines, une peur de quelque chose que ses ancêtres déjà redoutaient du plus profond de leur être. L’intérieur de la boîte était couvert d’une sorte d’ouate d’un blanc sale, qui tirait vers le jaune, et les trois qu’il cherchait étaient entassés, serrés les uns contre les autres. La scène, mise à part son incroyable sauvagerie, s’imprimait dans sa mémoire non pas par ce qu’il voyait, mais par l’aura qui s’en dégageait ; ce qui avait enfermé les trois humains ici était viscéralement mauvais, cherchait du sang, et ne s’arrêterait pas pour contourner les obstacles sur sa route vers la destruction. L’arpenteur, à ce moment là, prit une décision qu’il sentait qu’il regretterait plus tard. Sans prononcer un mot, il tira des profondeurs de sa cape des vivres, de l’eau et une couverture, les tendit à Arland, puis repartit au pas de course vers la tente du « grand-prêtre » Iraj.

Sans s’annoncer, il souleva le rideau de toile qui bloquait son chemin. En se plantant devant l’homme, surpris de l’intrusion, l’immortel prononça d’une voix impérieuse. « Montre-moi ton dieu ». L’homme ricana, puis répondit d’un ton dégoulinant de hauteur  : « Il ne se montre pas à mes ordres. Je ne suis qu’un intermédiaire entre le monde mortel et Sa puissance éternelle. » Alors qu’il se préparait à ajouter autre chose, probablement une réplique cinglante, les quelques étoiles éparses dans le ciel disparurent et une épaisse couche d’ombres se dressa entre Iraj et le voyageur. Lorsque ce dernier tendit la main pour saisir le prophète, il fut repoussé par une déflagration silencieuse et invisible, et il put entendre Iraj faire de même pour un résultat identique de son côté ; les deux hommes étaient isolés à quelques pieds l’un de l’autre. Que fais-tu en ces lieux ? Questionna la voix de plus tôt dans l’esprit de l’arpenteur. Que me veux-tu ?. « Qu’es-tu ? » répliqua le voyageur, toujours sans prononcer un mot à haute voix. « Es-tu la chose que tes Ijimilant vénèrent ?». En personne. Je suis ce qu’ils craignent et adorent tout à la fois, celui qui n’admire pas les cieux, mais qui les tolère. « Et quel est ton nom, chose ? » Interrogea l’arpenteur sans se laisser intimider. Je n’en ai pas. Et le tien ? Retourna la chose, désarçonnée « Pour l’instant, je n’en ai pas non plus. Que penses-tu de tes suiveurs, qui se nomment eux-mêmes Ijimilant et ont brisé ce soir et la nuit d’avant une famille ?». J’ai besoin de sang. Qu’importe d’où il vienne. « Combien sont-ils et de combien de sang as-tu besoin chaque jour ? » questionna l’immortel, de plus en plus curieux et une idée se dessinant dans son esprit. Ils doivent être aux alentours de sept cent. Je ne les compte pas, je me contente de leur accorder ce qu’ils veulent une fois de temps en temps, pour qu’ils ne se détournent pas de moi. Tel est notre pacte. Quant aux âmes, je me sens au mieux de ma forme au rythme d’une tous les quatre jours. « Et sept cent fois quatre sont deux-mille-huit-cent, et deux-mille-huit-cent jours sont huit ans. » répliqua l’arpenteur, sans expliquer plus avant. Je vois où tu veux en venir, répondit la chose. Pourquoi le ferais-je au lieu de prendre ces trois âmes que tu m’as enlevées cette nuit ? Contra-t-elle. « Considère que si tu touches à un cheveu de ces trois humains, tu pourras renoncer à tes sept cent proies potentielles. » menaça le voyageur. « J’en ai le pouvoir. Peut-être ma lame n’est-elle pas aussi rapide que ta magie, mais je pourrai sûrement en pourfendre trois cent avant que tu ne m’arrêtes. » Et pourquoi, jeune impétueux, ne te dévorerais-je pas ici même et maintenant ? Para la chose, une griffe d’un gris argent sale crochue sortant de l’ombre qui entourait le voyageur. Qui crois-tu être pour me donner des ordres ?. « Peleryx m’avait posé la même question. », répliqua platement l’immortel. Il savait que la chose savait que le dragon avait péri. Je vois. Es-tu donc lâche au point de te cacher derrière un fait d’armes passé ? « Je ne suis pas ici pour paraître brave. Je suis ici pour te sommer de relâcher ton emprise sur cette famille. Voire même de disparaître de ce monde. » ajouta-t-il en dégainant sa lame et en portant un coup d’estoc à la barrière d’ombres. Alors qu’elle frémissait, comme un tissu secoué par quelque main gigantesque, l’arpenteur plissa les yeux et tira une flèche d’or depuis son esprit vers le reste de la tente. Au ralenti, il sentit la colère de la divinité, son cri de rage, et l’âme d’Iraj, qui s’éteignit telle une bougie que l’on aurait soufflée dans la nuit. La chose avait perdu son plus fervent admirateur. Alors qu’il ouvrait la bouche pour demander ce que valait l’Ijimilant aux yeux de son adversaire, l’arpenteur dut faire un pas sur le côté pour qu’une flèche similaire ne se plantasse pas dans sa jambe : les ombres imitaient sa magie. Il put sentir le voile de ténèbres s’agiter autour de lui, avant de se retirer complètement et de révéler un paysage nouveau : il était maintenant sur une grande dalle de roche de trente mètres par trente, couverte de runes dénuées de toute signification et suspendue en plein dans le vide.

Ce n’était pas un vide d’une noirceur sans nom, mais celui qu’il verrait s’il était plusieurs milliers de milliers de pieds au-dessus du sol ; entourée d’étoiles, la plateforme flottait mollement au gré de quelque brise céleste impossible à sentir, et offrait à l’immortel un cadre agréable pour ce qu’il pressentait qui allait se produire. Et, en effet, bientôt, la foudre commença de tomber partout autour de lui et sur lui, le forçant à bouger sans cesse pour ne pas subir les éclairs. Il le sentait, la chose ne pouvait pas l’atteindre directement ni lui ni le sol. Mais, et elle le ferait à cœur joie, elle pouvait aisément se déchaîner sur le reste de l’arène. L’arpenteur, lui, bien qu’il tentât à plusieurs reprises de porter un coup là où il sentait que la divinité était, ne put l’endommager de quelque manière que ce fut.

Débuta alors un jeu d’esquives et de contre-offensives qui semblait déterminé à durer plusieurs siècles, jusqu’à ce que l’arpenteur se laisse tomber ou que l’un d’eux ne soit à court d’énergie. À un moment, entre deux déflagrations de foudre et de flammes, l’immortel parvint à suspendre le temps autour de l’arène. Ainsi, pensa-t-il plutôt fier de lui, il serait de retour comme si rien n’avait été à la fin de l’affrontement. Il fut coupé dans sa pensée quand la chose, prise d’une subite bouffée d’envie destructrice, invoqua une ombre. Elle était humanoïde à n’en pas douter, et portait ce qui ressemblait au sabre du voyageur ainsi que sa cape. Ainsi, elle était lui-même, à part qu’elle fut entièrement et exclusivement composée de ténèbres. Comprenant le défi et le relevant, l’immortel raffermit sa prise sur sa garde et avança de deux pas mesurés… Avant d’en faire un précipité en arrière quand le sol prit feu sous ses pieds. La divinité, semblait-il, n’était pas disposée à le laisser affronter son ombre en paix ; il lui faudrait composer sous les coups des deux, simultanément. Il se ressaisit quand il sentit émaner de la lame de son ombre une sensation qui ne lui plaisait pas : ces coups, tout immortel qu’il soit, l’endommageraient comme ils le feraient à un être humain constitué de chair et de sang. En parant une fente imminente de son double, il se contorsionna dans une posture ridicule pour éviter un jet de flammes tombé d’en haut. En risquant une contre-attaque, il dut retirer sa lame tout aussi vite, pour qu’elle ne fut pas réduite en poussière par un roc qui venait de s’écraser. Prenant appui sur la pierre nouvellement introduite, son ombre le chargea de toute sa -leur- force, et le força à reculer jusqu’au bord de la plateforme, un pied à moitié dans le vide. Crispant les dents, déjà couvert de sueur, l’arpenteur tint bon en évitant tant bien que mal la foudre qui s’abattait autour de lui. Entre deux assauts, il parvint à articuler malgré ses dents serrées :

-Quand me laisseras-tu partir ? À l’intention du dieu des Ijimilant, qui l’observait probablement depuis le ciel.

-Quand tu te seras incliné devant moi et que tu te laisseras mourir, répliqua la chose, sans appel.

Au moins, songea cyniquement l’arpenteur en parant de justesse une estocade de son double, les revendications de la divinité étaient claires. Son fil de pensée s’interrompit quand, saisie d’une soudaine inspiration, son ombre le poussa dans un des éclairs de la chose avant de lui porter un coup au flanc droit ; le sang commença à suinter, et la vision du voyageur se brouilla. Une deuxième fente suivit. À mesure que ses yeux se fermaient malgré lui, emporté par une douce somnolence, l’immortel se demandait à quoi pouvait bien ressembler la mort. Enfin, il sentit son tympan gauche exploser, et la moitié de son ouïe fut remplacée par un sifflement suraigu mais non désagréable.

 

Lentement, il ouvrit les yeux, pour voir qu’il était étendu sur un sofa dans ce qui semblait être une cabane en bois. Dépourvue de porte ou de fenêtres. Tendant les mains, le voyageur remarqua que ses blessures avaient disparu et que le silence était absolu. Il se leva, et il eut l’étrange sensation que le bruit de ses pas était fortement atténué, comme s’il marchait sur un sol ouaté. Avec un regard autour de lui, il examina la pièce. Constituée de rondins de bois, donc, et pourvue de ce sofa duquel il venait de s’extraire, qui faisait face à une cheminée en pierres dans laquelle flamboyait faiblement un feu mourant. Entre ces deux, un lourd tapis rouge qui n’aurait pas détoné dans un salon royal, ni dans la chambre d’une grand-mère. Au-dessus et sur les côtés de la cheminée trônaient des étagères de planches qui soutenaient de vieux ouvrage aux reliures de cuir fatiguées et aux caractères indéchiffrables, inscrits sur un parchemin jauni par le temps. Derrière le sofa, dos au voyageur, une solide table de vieux bois noir qui soutenait un bol et une marmite remplis d’un ragoût fumant -et succulent, comme l’en informèrent ses papilles quand il vida le bol avec un appétit qui l’étonnait lui-même. Le toit, qui s’inclinait depuis le centre vers les côtés, était exempt de toute toile d’araignée, ou même de la moindre poussière, bien que la pièce ne fut visiblement pas occupée par quelqu’un d’autre que l’arpenteur, qui n’était lui-même que de passage -vers où, il n’en avait aucune idée, mais il ne comptait pas rester. Il fut tiré de son examen quand une main effleura son épaule pour attirer son attention. Derrière lui, un homme au teint jaune sableux, munis d’une paire d’yeux verts vifs et aux cheveux d’un noir corbeau, aux traits anguleux et d’une taille presque démesurée se tenait en position d’attente.

-Tu es réveillé. L’autre ne prenait pas le ton d’une interrogation, simplement d’un constat.

-Je le suis. Qui es-tu ?

-Peut-être le sais-tu toi-même, éluda son hôte. Celui qui m’a demandé de monter la garde ici ne m’a pas précisé que je devais répondre aux questions.

-La garde ? Ignora le voyageur. Contre quoi ?

-Ce qui t’a amené ici.

Et l’autre cessa de répondre plus avant. Quand le voyageur lui demanda quand il serait autorisé à partir, il récolta seulement un haussement d’épaules. Et un autre quand il essaya d’arracher une quelconque information sur ce lieu. Ce fut seulement quand il menaça d’abattre les murs s’il ne recevait pas de réponse que la sentinelle regagna la parole. « Alors, fais attention à ce qui se trouve derrière le mur. »

Le voyageur ignora l’avertissement trop sibyllin pour être compris, et enfonça un des rondins d’un coup de poing puissant. Derrière le pan de bois, au contraire d’une forêt comme il aurait pu s’y attendre, se trouvait un mur de roche grise telle qui s’en trouvaient au cœur des montagnes. L’arpenteur se tourna vers l’autre, qui affichait une expression indéchiffrable. En ignorant le regard qui criait presque « Ne t’avais-je pas prévenu ? », il s’avança vers le mur opposé et en arracha les morceaux de bûches de la même manière. Pour trouver la même roche inhospitalière. Exaspéré, il se tourna vers l’autre.

-Que signifie tout cela ? Quand et pourquoi pourrais-je partir ?

-Je le répète, je ne suis pas ici pour agrémenter ton séjour. Ressers-toi de cette soupe, il faut que tu prennes des forces, insista le garde.

Le voyageur allait pour protester quand il s’aperçut que la marmite de ragoût s’était elle-même remplie à ras bord. Cédant à la tentation, il reprit une rasade de l’onctueux mélange, à l’issue de laquelle il se retourna vers l’autre. Cependant, sa volte-face ne rencontra que de l’air : le garde avait disparu. De plus en plus intrigué, l’arpenteur examina la pièce dans ses moindres recoins, sans rien trouver de nouveau que ce que son premier regard ne lui avait déjà montré. Résigné, il attrapa un livre au hasard et fit mine de s’y intéresser, malgré que son alphabet et sa langue lui furent inconnus, bien que les symboles délicatement tracés lui rappelassent vaguement un vieux souvenir. Sa parodie de lecture terminée -il en était arrivé à la douzième page avant d’être fatigué de ne comprendre quoi que ce fut aux mystérieuses inscriptions-, il retourna s’allonger sur le sofa, d’abord dans l’espoir de contempler le plafond, puis s’endormit profondément.

À son deuxième réveil, une rectangle d’une lumière blanche aveuglante se dessinait sur l’un des tristes trous de pierre qu’il avait révélé, et formait -de manière plutôt convaincante- une invitation à rentrer dedans. Un pied après l’autre, à l’affût de la moindre indication que cette mystérieuse porte -car c’en était une à n’en pas douter- fut dangereuse, le voyageur s’avança.

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