Le matin je me réveille tôt. J’ai cours tard dans la journée mais je vois Rose dans quelques heures. J’ai envie de me faire belle. Quand nous nous sommes rencontrées je venais de me réveiller et j’étais en chemise de nuit et ébouriffée et bouffie : aujourd'hui je peux essayer d’être jolie. Dans la salle de bain, je me déshabille. J’échange un regard de pierre avec moi-même. Je suis en sous-vêtements, surexposée. Je vérifie que la porte est bien fermée, je me glisse nue dans la douche. Je ne songe pas :
« Je pourrais essayer de m’y noyer, ça arrangerait tout le monde. Surtout mon oncle qui n’a rien demandé. Je ne peux pas l’accuser sans preuves. Sans rien. J’ai tout inventé. Il n’aurait jamais fait ça. C’est ma famille. Et ça le restera. »
Parce que je vois Rose dans quelques heures. Je peux me raccrocher à ça. L’eau brûlante rougit ma peau. Je passe le jet sur mon crâne rasé. Depuis que je n’ai plus les cheveux longs, j’ai oublié (un peu, pas tout à fait, pas comme je l’aimerais) la sensation des mèches mouillées qui s’étalent dans ma nuque et dans mon dos, contre mon corps à vif. Parfois elle revient. Quand je suis dans le métro et que j’ai peur, j’ai des cheveux longs et mouillés qui se collent dans mon cou, comme des tentacules agrippés à mon épiderme. Ça me ramène à une heure très sombre – mais je vois Rose.
J’ai sorti ma palette de maquillage pour la première fois depuis longtemps. J’ai quelques pinceaux aussi, à portée de main. Je me suis assise face au miroir. Mon reflet y grelotte. Mon visage blême est trop proche (j’ai l’impression de me coller à la peau). Je choisis un fard bleu et pailleté. Je l’applique imprécise sur mes paupières. Je n’ai plus l’habitude. Ça fait quelques temps que je m’insupporte trop pour regarder de près ma peau granuleuse et mes yeux veineux. Alors je ne me maquille plus. Ma mère me dit que je suis belle comme ça aussi. Ça me suffit. Mais aujourd'hui j’ai besoin d’un peu plus. Je trace à l’eye-liner une fine ligne qui allonge mon regard. Je m’écarte du miroir. Je me trouve jolie. Je cours m’habiller. Je ne mets pas de robe ou de jupe, mais un large pantalon noir. Je ne m’y sentirai pas grosse. Je me tords pour l’ajuster correctement autour de ma taille. Il s’échoue sur mes hanches parce que je suis trop fine (cependant pas assez pour ne rien ressentir). C’est au moment précis où le pantalon retombe, que Rose frappe à ma porte. Je me scinde en deux en serrant trop une ceinture, et me précipite pour lui ouvrir. Elle me salue en entrant, souriante. Elle n’est pas accompagnée par le cerf. Elle a bien fait – c’est plus discret. Je l’entraîne au salon, où flotte Éléphant. Elle s’agite un peu quand nous entrons, mais ne quitte pas la pièce. Des rayons de soleil passent entrent ses tentacules et créent des reflets au sol, comme si nous étions sous l’eau. Rose s’émerveille :
– C’est elle ?
– Oui, c’est Éléphant.
– Je peux m’approcher ?
Je l’y autorise. Avec beaucoup de précautions et de respect, Rose tend la main vers elle. Éléphant ne réagit pas. Alors Rose l’effleure. Puis retire ses doigts vivement.
– J’ai eu peur qu’elle me pique. Mais elle ne pique pas ?
– Non.
Ça amuse Rose, qui touche à nouveau la méduse. Elle ferme les yeux, dans une étrange communion avec elle. Elle se tourne ensuite vers moi.
– Tu m’as dit que des vidéos de toi et Éléphant tournaient ?
– Oui. Des gens en ont parlé en cours. Mais ils ne savent pas que c’est moi. Pas encore.
– Regardons-les.
Je vais chercher mon ordinateur et nous nous asseyons côte à côte dans le canapé. Il est d’un bleu ciel qui détone contre le mur jauni. Nous sommes très proches l’une de l’autre. Rose porte une jupe qui s’étale sous elle comme une fleur. Je m’avance pour taper dans la barre de recherche : « vidéo méduse ». J’échange un regard apeuré avec Rose, qui m’encourage en posant une main sur mon épaule. J’aime bien ce geste qu’elle a, il me rassure même si je sursaute. J’appuie sur la petite loupe et les résultats s’affichent. Je clique sur le premier. Une vidéo se lance.
On distingue une vague forme lumineuse sur l’écran, et derrière elle les silhouettes d’immeubles aux fenêtres éclairées. La personne murmure :
– C’est incroyable. Vous voyez ça ?
Puis on zoome, de manière saccadée, sur la forme, qui se précise. On peut alors distinguer Éléphant. Malgré les grands immeubles autour d’elle, elle ne paraît pas minuscule. Elle avance vite, et plusieurs fois elle est perdue de vue, avant de revenir dans le cadre étriqué.
– Il y a quelqu’un dessus je crois.
On me discerne à peine. Je vérifie le nombre de vues sur la vidéo et m’exclame :
– Deux cents mille !
Rose me montre une autre vidéo :
– Regarde ! Sur celle-ci on te voit un peu plus.
Aussitôt nous la visionnons. J’y suis certes un peu plus nette, mais pas vraiment reconnaissable. Ça me rassure.
– Il faudra que tu me racontes. Ça devait être incroyable.
Un sourire comme un songe se dessine sur mon visage.
– Ça l’était. Ça m’a sauvé la vie.
– Littéralement ?
Je me ternis un peu.
– Pourquoi tu demandes ça ?
– Pardon. C’est vrai qu’on ne se connaît que depuis hier.
Elle hésite à continuer, mais déclare tout de même :
– Mais si oui, littéralement, je suis là. Je peux t’aider. On est ensemble dans cette situation, et je suis la seule personne à qui tu peux parler de tout ça. Et tu es la seule personne à qui je peux parler de tout ça. La prochaine fois appelle-moi. D’accord ?
Prise au dépourvu, je bégaie :
– C’est vraiment gentil.
– Tu m’as proposé de le faire toi aussi. C’est normal.
J’hésite un peu, puis presse sa main dans la mienne, brièvement.
– J’appellerai.
– Et je viendrai. À dos de cerf.
Elle l’a dit en plaisantant, mais seulement à moitié. Elle se lève du canapé. Sa jupe retombe et voile ses jambes. Elle est grande. Elle est tranchée par la lumière du jour. Éléphant écarte avec torpeur ses tentacules de Rose.
– C’est quoi ta couleur préférée ?
Je ris parce que c’est absurde de me demander ça.
– Le violet. Comme la nuit en ville, et comme les fleurs au printemps.
Rose dit que c’est beau. Je sais que sa couleur préférée est le rose, alors je déclare :
– On est quitte maintenant.
Ça la fait beaucoup rire, de grands éclats sonores. Dans son œil plissé un grain d’or se loge. Elle effrite le soleil pris au coin de ses cils. Avec enthousiasme elle rétorque :
– Je te poserai une autre question demain.
– Non, c’est à mon tour !
À nouveau ça l’amuse. Elle me donne raison. Pour attiser sa curiosité je déclare que je sais déjà ce que je vais lui demander. Elle tente de me le faire avouer mais je refuse. En croisant mon regard elle glisse une mèche rose derrière son oreille, et ça me fait penser qu’elle est heureuse.
– Estelle, il faut qu’on se voit demain.
– Oui. Pour en apprendre plus sur les animaux.
Elle m’approuve mais ajoute en nouant ses yeux aux miens :
– Et aussi pour apprendre à mieux se connaître. Ça me ferait plaisir.
J’acquiesce. J’en ai envie comme elle. J’essaie de ne pas penser qu’elle le regrettera ensuite parce que je ne suis pas une personne si intéressante. Elle me propose :
– Je viendrai te chercher le soir, d’accord ?
– D’accord !
Elle me serre un instant contre elle. En se reculant (à peine) elle me complimente :
– Ton maquillage ! C’est joli. Tu pourras m’apprendre ?
Je le lui promets. Elle me demande si du rose lui irait bien, et comme elle a les yeux verts je réponds oui. Ça la rend joyeuse. Elle part un peu plus tard. Depuis l’ascenseur, alors que les portes se referment, elle me crie :
– Fais des recherches de ton côté ! Sur Éléphant !
J’acquiesce. Dans le salon la méduse laisse aller librement ses longs tentacules, dans tous les recoins de la pièce, du sol jusqu’au plafond. Elle se cogne contre la vitre. Très vite : c’est que mon cœur bat fort.
A bientôt !
Et oui je trouve ça super intéressant qu'il y ait ces deux types de réaction, qu'il y ait les gens qui ont besoin comme Estelle d'avoir une réponse explicite, et les gens qui choisissent de la croire sans avoir de preuve irréfutable. Les deux points de vue auront leurs avantages et leurs inconvénients tout au long du roman en tout cas !!
Dans ce chapitre Estelle mentionne à nouveau son oncle : le mystère perdure et j’ai brûle de savoir ce qui s’est réellement passé !
J’ai relevé les expressions : « en se reculant » et « je me recule un peu ». Il me semble qu’elles sont grammaticalement correct mais c’est mieux de bannir le « se » et « me », je crois. C’est vraiment des détails de peu d’importance …
J’ai beaucoup aimé la phrase « Dans son œil plissé un grain d’or se loge » où ton style poétique ressort à nouveau !