Chapitre 5

Par Perle
Notes de l’auteur : [TW mention de viol]

À midi je songe à Rose. Je n’arrive pas à croire que j’ai rencontré celle qui loge dans la chambre rose. Je n’arrive pas à croire que je passe du temps avec elle et que je lui parle par téléphone. Je reste songeuse durant tout le cours, qui passe à une allure folle. C’est seulement au suivant que je suis attentive, quand une élève (la même qu’hier) évoque à nouveau la méduse.

– Et s’il y avait d’autres animaux comme ça ? propose-t-elle hésitante.

Je reviens immédiatement à la réalité, intriguée. Je me tourne vers elle. Elle paraît anxieuse.

– D’autres méduses ?

– Non. D’autres animaux avec la même lumière, et d’une taille anormale.

– Ça serait très surprenant.

– On pourrait parler d’espèces ?

– Non. Pas s’il s’agit d’un chat et d’une méduse, ça n’est pas du tout pareil. Je ne peux rien vous dire de plus mademoiselle, ajoute l’homme. Il faudrait étudier ces animaux, si jamais il y en a plusieurs, de plus près.

La fille redevient silencieuse. Elle plonge la tête dans ses cours, embarrassée. Je retourne aux miens. L’écran de mon ordinateur projette une lueur bleutée sur mes mains.

 

Je sors de l’amphithéâtre en me faufilant entre les étudiants joyeux. J’aperçois dans la foule l’adolescente qui a parlé, je voudrais la rejoindre mais elle est entourée de ses amis, emportée loin de moi par eux. Je me rends à la bibliothèque pour emprunter quelques livres sur les méduses et les cerfs. Ce qu’a dit cette fille ne me semble pas impossible. Il pourrait y avoir encore d’autres animaux. Ils ne se ressembleraient pas mais seraient tous inexplicablement liés, tous lumineux, tous célestes. Il y a quelque chose que nous ne comprenons pas encore mais qui pourrait tout éclairer. En me promenant entre les rayons, je tombe par hasard dans le secteur réservé à la psychologie. J’y avance sans réfléchir. Je jette un coup d’œil aux dos des livres, lis les titres en diagonale. J’en repère deux :

 

« Souvenirs retrouvés : oublier pour survivre »

 

« La théorie des faux-souvenirs, ou comment tout façonne notre mémoire »

 

Je les saisis. Qu’ils défendent des thèses si opposées aurait pu m’amuser. Même leurs couvertures sont de couleurs différentes, bleue et rouge, et contrastent vivement. Je réfléchis, regarde qui sont les auteurs, les feuillette. Finalement je repose le premier et garde le deuxième. Je quitte précipitamment la bibliothèque. Je tremble un peu. J’ai peur, mais je ne sais plus de quoi.

 

Aujourd’hui je ne suis ni allée en cours, ni sortie de mon lit. J’ai l’impression d’avoir passé la matinée sous l’eau. Je n’ai envie de rien et même pas de mourir. C’est mieux d’être vide que d’avoir en moi cette urgence de me tuer. C’est mieux. Ce soir Rose viendra me chercher. Je ne sais pas où elle va m’emmener. J’ignore beaucoup de choses. J’ignore si j’ai inventé cette méduse, si Rose est réelle, si j’ai été violée. J’ignore si j’existe vraiment.

Je réussis à aller prendre ma douche. C’est difficile parce que je me sens incroyablement vulnérable. Je ne ferme pas les rideaux, je mets de l’eau partout, parce que j’ai peur que par la fente on m’observe. La méduse se heurte à la porte, mais pas pour entrer je crois : elle veille. Elle me protège. Éléphant est la gardienne des salles de bain.

 

Rose m’envoie un message au milieu de l’après-midi disant : « Mets ta plus jolie tenue, je t’emmène dans un endroit fabuleux ! ». Ça me fait sourire alors je parviens à enfiler une robe que j’aime bien. Je me réjouis parce qu’elle flotte plus autour de moi qu’avant. Je me coiffe de la couronne de fleurs que Rose m’a offerte. Je n’aurai pas l’énergie de me maquiller ou de faire quoi que ce soit d’autre. Je reste un instant figée devant le miroir, puis retourne dormir.

 

Les pires cauchemars sont les plus silencieux – les plus froids, les plus familiers, les plus durs. C’est l’un d’eux qui me tire de ma sieste. Je ne me redresse pas dans un sursaut : je reste patiemment immobile pendant plusieurs minutes. Je voudrais m’enfoncer sous les draps, sous le lit, à travers chaque étage jusqu’au sous-sol et ne jamais remonter à la surface. J’ose prendre une inspiration profonde. Aussitôt ma chair s’électrise. Je me fige à nouveau. Je suis aux aguets, comme si mon corps était le prédateur que je cherchais à fuir. Il faut que je me distraie. Je parviens à attraper mon téléphone pour errer sur les réseaux sociaux. Chaque publication que je lis m’éteint un peu plus. C’est tout ce que je suis capable de faire. Effacer mon esprit (m’effacer moi aussi).

Par mégarde, et alors que je m’étais désabonnée de tous les comptes susceptibles de m’angoisser, je tombe sur un message concernant le réchauffement climatique. Je fige mon regard juste au-dessus de l’image, n’osant pas lire précisément les informations, espérant échapper à l’anxiété qu’elles déclencheront. Je sais que dans deux minutes je ne pourrais m’empêcher de retourner les consulter, alors je laisse mes yeux glisser sur le texte.

J’apprends que le mois d’octobre a été le plus chaud jamais enregistré. J’ignore pourquoi ça me surprend encore. Je devrais m’habituer, je devrais savoir, je devrais vivre avec. Il y a un an et demi encore, cette peur me paralysait. Elle était tétanisante et quotidienne, tentaculaire et venimeuse. Elle me poussait dans le vide quand je tentais de me projeter quelques années plus tard. Elle se nouait à ma dépression pour la faire grandir plus forte et plus lourde en moi. Pour la vaincre, il a fallu que quelque chose d’autre – de plus prégnant encore – m’obsède. Depuis, je n’ai plus vraiment l’occasion de me concentrer sur elle. Quand elle m’envahit, c’est plus une échappatoire qu’autre chose. C’est un refuge. À l’écart de mes véritables terreurs, à l’écart de mon véritable doute. C’est si près de tout le monde que c’en est loin de moi. Bien sûr que c’est plus simple d’avoir peur de ça. Si tout s’effondre, je n’ai qu’à m’effondrer aussi.

 

Je me suis recroquevillée dans mon lit, dans ma chambre-aquarium. Il est huit heures du soir. Je me redresse en entendant un grand bruit. C’est Rose sur mon balcon, à dos de cerf. Il fait nuit derrière elle (pas nuit noire, nuit orange, à cause de l’éclairage artificiel qui se reflète sur les nuages). Ses cheveux et sa jupe volent. Je lui ouvre la porte-fenêtre du salon. Elle me sourit. Je crois qu’elle est fière de son entrée.

– Salut Estelle !

– Rose ! Je t’attendais.

Elle me tend la main et je la saisis. Elle m’aide à grimper sur le dos du cerf. Son pelage a presque la même couleur que le ciel au-dessus de nous. Je promets à Éléphant que je rentrerai vite, et nous partons. L’animal est plus agile et léger que je ne l’aurais cru. Il bondit sur le toit d’un immeuble en face du mien, lointain, puis un autre. Il s’élève peu à peu au-dessus de la ville entière. Les réverbères deviennent de petits astres, et les étoiles au-dessus de nous de grands soleils. Je me cramponne à Rose. Elle me demande si j’ai peur et serre ma main dans la sienne quand je réponds que oui.

– On est bientôt arrivées.

Le vent siffle autour de nous et sous nos pieds les toits s’éloignent. Le cerf parvient en haut d’une tour de bureaux, que j’aperçois depuis mon appartement, puis se rapproche de l’immeuble de Rose, et bondit sur le toit. Elle descend de son dos. Elle me soulève par la taille et m’aide à atterrir. Elle sort de son sac une nappe, qu’elle déploie sur le béton. Elle sort même des bougies et ça me fait rire. Je l’aide à les allumer. Leurs lueurs tremblotantes palpitent sur nos joues. Rose a amené de quoi manger et je ferai un petit effort. Il fait froid mais j’ai froid tout le temps, ça ne me dérange pas. Je fais quelques pas en arrière pour avoir cette image : Rose agenouillée sur la nappe auprès du cerf, les bougies illuminant son visage, les éclats de la ville en contre-bas, les fenêtres lointaines des immeubles qui s’éteignent et s’allument tour à tour. Ça pourrait effacer tout le reste. Elle me sourit.

– Ça te plaît ?

– Beaucoup !

– Tu ne trouves pas que c’est trop ?

– Non, c’est la première fois qu’on se voit juste pour se voir. C’est important, il faut célébrer.

– Voilà. D’où les bougies.

Je ris (en compagnie de quelqu’un ça faisait longtemps), fort et sans rougir. Il n’y a pas de quoi être gênée. Tandis que Rose commence à dîner, je m’assois près d’elle. Je refuse poliment tout ce qu’elle me propose, sauf un fruit, et elle n’insiste pas. Elle fait juste remarquer :

– Tu sais que tu es déjà très belle, n’est-ce pas ?

– Si je ne mange pas ce n’est pas pour être plus mince.

– Pourquoi alors ?

Je ne réussis pas à répondre. Rose change de sujet et me raconte sa journée. Elle a fait des recherches vaines sur les animaux. Elle est allée en cours et ça n’était pas passionnant. J’adore la vue que nous avons d’en haut, soudain les lumières m’évoquent des coraux près d’une plage, de nuit, dans un endroit que je ne connais pas. Une vague rumeur, des cris d’étudiants et des moteurs de voiture, me parviennent et me ramènent à Rennes. C’est surtout le vent qu’on entend. Et la voix de Rose (qui à nouveau m’emporte autre part).

– Tu devais me poser une question d’ailleurs, me rappelle-t-elle.

– Oui c’est vrai ! C’est quoi ton animal préféré ?

Rose répond avec une certaine perplexité :

– Je crois que c’est vraiment le cerf. La majesté, et la sagesse qui émane de lui, ça me touche. Et toi ?

– J’aurais dit le chat. Mais en y réfléchissant vraiment, c’est la méduse. C’est beau. Et ça me correspond bien.

Elle m’interroge du bout des cils.

– Il ne faut pas les toucher, elles sont fragiles, et elles ne respirent pas. C’est moi.

– Respire Estelle.

Je ris tristement. Pour lui faire plaisir j’inspire. Elle m’applaudit.

– Tu vois, tu n’es pas une méduse.

Nous nous taisons, observons les fenêtres noircir une à une.

– C’est bizarre, reprends-je songeuse, que les animaux soient nos préférés.

– Moi ça me paraît logique. Je crois qu’ils font partie de nous, d’une certaine manière. Tu l’as vue apparaître, Éléphant ?

Je secoue la tête.

– Non. Je suis rentrée chez moi et elle était dans mon salon. Et toi ?

– Moi non plus. Je me suis réveillée et il m’observait. J’aimerais bien comprendre. Pourquoi nous deux ?

– Il y en a peut-être plus.

Je me tais un instant, et ose continuer :

– Mais j’aime bien croire qu’il n’y a que nous parfois. Comme s’il fallait qu’on se rencontre, et qu’il n’y avait pas de solution plus simple que celle-ci.

Ça amuse Rose. Elle m’annonce qu’elle a trouvé un nom pour son cerf.

– Je l’ai appelé Céphée. C’est le nom de ma constellation préférée, c’est pour son pelage. En fait, ça m’a pris du temps mais j’ai compris hier qu’il a les couleurs du ciel. Environ quatre heures en avance pour être exacte.

– C’est poétique.

Elle acquiesce longtemps, comme à autre chose, comme si tout l’était. Je la regarde finir de manger, elle veut que je détourne les yeux alors j’admire le paysage. Plus tard elle le contemple elle aussi. Nous restons là, tout en haut du monde, tranquilles. J’aime bien ce moment. Je pourrais penser à mille choses terribles : je songe à nous seulement.

 

Un jour peut-être nous parlerons de pourquoi elle ne dort pas et de pourquoi je ne mange pas. Mais il est tard, si tard que le pelage de Céphée commence à bleuir. Rose me ramène toujours à dos de cerf, la chute est interminable et terrorisante alors je plonge mon visage dans ses cheveux pour ne pas voir en bas. Elle me dépose sur mon balcon. Je suis rassurée d’être à nouveau au sol. Je ris en disant que j’ai l’impression d’être une princesse.

– Et sa chevalière, ajouté-je.

Rose se rengorge, flattée. Elle descend du dos du cerf également, et me demande :

– On pourra se revoir très vite ?

– Oui, tu as envie ?

– Bien sûr que j’ai envie. J’ai encore plein de questions à te poser. Je veux savoir beaucoup de choses sur toi.

Ça m’est totalement incompréhensible mais je réponds :

– Moi aussi. Vraiment. Ça faisait longtemps que je m’étais sentie aussi bien avec quelqu’un, aussi à l’aise.

Je soulève la couronne de roses pour la poser sur sa tête. Elle rit. J’aime bien cette image, son visage qui se découpe sur la ville endormie. Rose m’embrasse sur la joue et remonte sur le dos du cerf. Elle lance :

– À bientôt Estelle ! Dors bien.

Avant de partir, vers la chambre rose. Je ne lui souhaite pas une bonne nuit en retour car elle ne dormira pas. Je la regarde s’éloigner. J’ai déjà hâte de la revoir.

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