Chapitre 4: Délégation Royale

  Les grilles du manoir ducal s'ouvrirent enfin pour laisser entrer deux cavaliers, portant l'étendard du royaume Seeli. En contrebas, elle pouvait deviner les serviteurs s’activer, telle une fourmilière, pour accueillir la délégation royale. Certains chuchotaient d’admiration face aux visiteurs, tandis que d’autres arboraient un visage grave à l’égard des hauts dignitaires Faes. 

  L'effervescence de la maison seigneuriale s’harmonisait avec le murmure du vent. De l’inquiétude se mêlait à un engouement général à l’encontre de cet événement historique. Son reflet s’effaçait face à la vie qui reprenait dans la demeure. Le temps d’un instant, elle oubliait qui elle était, ce qui la tourmentait et ce qui lui pesait. Elle ne voyait plus que la lumière rosée de l’aube, qui filtrait à travers les arbres, avant d’embrasser l’herbe verte des parterres de fleurs. Hortensias, roses et camélias se mariaient en une allée chatoyante. Ces couleurs vives resplendissaient avec arrogance, comme si la beauté suffisait à effacer la peine. Le chant des rossignols et des mésanges charbonnières rompait le silence imposé par la duchesse. Sa mère attendait droite et noble sur les escaliers de turquin, tandis que les chevaliers posaient pied-à-terre. 

  Ciara pouvait à peine apercevoir ce qu’il se passait que la délégation s’engouffrait déjà dans l’immense manoir de pierre et de marbre. Là où serviteurs et visiteurs se tenaient, il n’y avait plus qu’un dallage gris et terne. Un fin rayon de soleil se réfléchissait sur la vitre, avant de l’éblouir. Elle cligna des yeux et s’éloigna doucement de la clarté du jour, pour s’engouffrer à nouveau dans l’ombre de la salle de réception. Le bruit des talons sur le carrelage n’annonçait qu’une seule personne: la duchesse de Mulryan.

  La porte s’entrouvrit dans un grincement sonore, et le visage anguleux de la matriarche apparut à Ciara plus fatigué qu’avant. Ses longs cheveux mordorés s’étaient terni de gris, et son regard d’émeraude s’était obscurci, tirant vers un marron délavé. Ciara avait tant d’interrogations face à ces changements soudains. Comment expliquer cette douleur qui la consumait ? Comment expliquer ce sentiment de perte ? Comment expliquer sa métamorphose ? Elle pouvait deviner l’importance de ce pendentif, mais elle n’en connaissait ni le but, ni les raisons. 

— Met ça ! ordonna sa mère en lui jetant une vieille chemise blanche et un pantalon noir. 

— Pour… Pourquoi ? demanda la jeune Fae encore sous le choc. 

— JE T’AI DIT DE T’HABILLER !

  Elle voulait se rebeller, arracher le collier et enfin se libérer, mais elle était terrifiée. Tétanisée par la cruauté de celle qui l’avait élevé, elle préférait simplement obtempérer. 

  Elle sentait le bout de ses mains trembler, tandis qu’elle se penchait pour ramasser le costume tombé à terre. La fibre de lin était plus douce que celle de sa robe. Elle dégrafa rapidement son dos. Il lui semblait tourner une page de son destin, comme l’abandon d’un chapitre de sa vie. Le regard inquisiteur de sa mère ne la quittait pas, alors qu’elle troquait pudiquement ses jupons pour un ceinturon. 

  Le tissu de la chemise glissait doucement sur son corps. Elle tressaillit. Les habits étaient froids. Elle enfila rapidement ces bas, avant de se contempler un court instant dans la vitre de la fenêtre. Elle ne se reconnaissait plus. Elle n'était plus elle. Elle n’était personne — ni maintenant, ni avant — mais elle aurait finalement souhaité revoir dans la glace un visage familier.   

— Maintenant suis-moi. Il ne faut pas les faire attendre. 

 — D’accord, souffla Ciara résignée.

  La duchesse tourna simplement les talons, tout en faisant signe à sa fille de la suivre. Derrière la porte du salon, un corridor immaculé, cerné de balustrade dorée, s’étendait le long du premier étage. Un tapis vermillon amortissait ses pas, tandis qu’elle avançait sans savoir réellement ce qu’il se passait. Qui ne fallait-il pas faire attendre ? Était-ce les invités ? Et si oui, pourquoi l’affubler de tels habits ? 

  Le bruit d’une conversation animée résonnait depuis l’antichambre. Les éclats de voix lui paraissaient d’une gaieté ostentatoire,  presque comme si chaque rires cherchaient à la narguer. C’était absurde. Elle le savait. Pourtant, son coeur ne voulait pas comprendre. Comprendre que le bonheur des autres n'était pas dirigé contre elle. Comprendre que ce n’est pas parce qu’elle était malheureuse que le soleil cessait de briller. Comprendre que, parfois, certaines personnes ne nous aimerons jamais.

  Sa mère toqua trois coups secs sur la porte d’acajou, avant d’entrouvrir l’entrée pour laisser apparaître un boudoir tapissé de vert et d'argenté. Sur un fauteuil au milieu de la pièce, un jeune homme d’une beauté saisissante souriait à son garde. Si l’un semblait pâle et frêle, l’autre paraissait robuste, presque rustre. Une tresse d’un blond ocre rehaussait des yeux topaze, où transparaissait la gaieté d’un cœur épargné par l’adversité. Ciara pensa qu’il y avait — sans nul doute — un fossé entre cet être et le reste du monde. Par contraste, son chevalier arborait une chevelure, coupée à ras, d'un marron terreux. Une balafre traversait l'œil gauche du cinquantenaire, tandis qu’il la fixait de son globe oculaire restant. 

— Mes salutations au petit soleil de l’Empire et au capitaine de la garde impériale, adressa poliment la duchesse au prince Seeli. Je vous présente l’héritier des Mulryan, Reagan.

  Ciara sursauta. Elle eut un léger mouvement de recul, mais une main l’obligea à se pencher en avant. La matriarche lui lança un regard lourd de reproches, avant d’épousseter sa robe et d’entrer dans l'antichambre.

— Je crois que vous ne connaissez pas encore mon fils, votre majesté.

— Il est vrai, mais pas de cela entre nous. Appelez moi simplement Fionn, répondit la voix cristalline du futur dirigeant du royaume.  

— C’est trop d’honneurs. Approche Reagan, enjoignit-elle avec dureté. 

  Ciara s’avança d’une foulée mal assurée. À la lumière des révélations, elle comprenait maintenant enfin les raisons de cette vaste mascarade. On allait la sacrifier sur l'autel de l’honneur d’une famille démunie de scrupule. Elle était prise au piège. Elle ne pouvait révéler la supercherie, car cela reviendrait à se condamner. Ses parents, par leur statut et leur pouvoir, s’en tireraient à bon compte, mais elle, que lui arriverait-il ? Si elle choisissait de raconter la vérité, elle serait incriminée. Non pas par la royauté, mais par son duché. 

— Désolée, il est timide, mais je ne doute pas que vous deviendrez bons amis. 

— J’en suis certain. Je sais à quel point cette mission est difficile. Laisser partir son enfant chez de tels barbares doit vous peser madame, mais Cathal et  moi veillerons sur lui. J’espère que nous nous entendrons bien.

  Fionn tendit une main sans cicatrices ni aspérités à la jeune Fae. Avait-elle le choix ? Avait-elle le droit de la refuser ? Avait-elle une voix pour parler ? Personne ne l’écoutait, personne ne l’aidait, et cette fois n'était pas différente des autres.

— Appelez-moi simplement Reagan.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez