Ces mots réveillèrent en elle un torrent de sentiments et de questions. Une part d’elle se réjouissait de la situation, tandis qu’elle appréhendait la réaction de la matriarche. Elle ne se savait pas si horrible. Elle espérait que son frère disparaisse. Elle espérait ne plus jamais le revoir. Elle espérait qu’il paye pour ce qu’il lui avait fait subir.
Les talons de la duchesse résonnaient sur le sol de marbre, alors qu’elle s’approchait de sa fille d’un pas décidé. Son visage anguleux avait pris une teinte blême ; et son corps gracile tremblait. La jeune fae ne savait si cela était dû à la rage ou au désespoir, mais elle était terrifiée. Terrifiée par cette mère qui n’avait que du dédain pour sa progéniture. Terrifiée par cette épouse décriée pour son engeance. Térrifiée par cette femme dont la seule attache à la raison venait de disparaître.
— Si tu sais où est ton frère, dis-le-moi !
Ses yeux, rappelant les herbes sauvages, se ternissaient d’un voile de folie. Elle n’avait plus ni raison ni amour ; elle n’avait plus que solitude et colère. Ses émotions la submergeaient et la noyaient sous un torrent de questions. Où était son fils ? Qu’allait-elle dire à son époux ? Et surtout, comment justifier cette désertion à la délégation royale demain ? Autant d’interrogations dont les réponses amères trouvaient écho dans ses peurs les plus profondes.
— OÙ EST TON FRÈRE ? s'écria la voix éraillée de sa mère.
— Je ne sais pas, murmura la jeune fae, dont les tremblements trahissaient l’effroi.
Lorsqu’elle posait son regard sur cette femme, elle ne voyait que le désespoir et la rage qui animaient sa vie. Si Ciara portait sur elle le deuil de sa joie, la duchesse de Mulryan, de son côté, avait enfermé ses émotions dans une cage de faux-semblants et de paraître. Ce masque permanent la rongeait de l’intérieur et avait fini par faner sa bonté. La rose s’était transformée en ronce, et l'Éden promis de sa vie maritale s’était révélé n’être que le reflet d’un enfer. De la femme, il ne restait que la mère. Une mère qui ne pouvait s’enfuir. Une mère qui ne pouvait que détester celle pour qui l’opprobre lui était jeté.
— NE ME MENS PAS !
Tout son être semblait crier son désarroi. Rongée par ses peurs et soumise à ses angoisses, son esprit avait fini par embrasser l’avilie de ses désirs, de ses craintes, de ses démons. Ni bonté maternelle, ni compassion pour son prochain n’animaient sa vie. Lorsque Ciara regardait le visage de sa génitrice, elle ne se retrouvait pas dans ses traits. Elle se demandait parfois comment cette femme pouvait être sa mère ; car — pour le meilleur ou pour le pire — elles n’avaient rien en commun. Ni ses cheveux d’ébène, ni son regard d’encre ne rappelaient ceux de la duchesse. Ciara représentait tout ce que sa mère rejetait. Tout ce qui la révulsait avait pris la forme de cette étrange enfant, qui par sa naissance avait jeté l’opprobre sur la lignée de Mulryan.
— Je ne sais vraiment pas… hoqueta-t-elle alors qu’elle tentait de retenir ses larmes.
La matriarche empoigna ses cheveux avec rage, avant de la gifler de sa main libre. Ciara sentait sa joue la brûler, comme marquée au fer blanc. Si son frère l’avait souvent brutalisé, sa mère avait toujours évité de la frapper. Peut-être que la simple idée de toucher l’enfant maudit l’avait rebuté — mais cela étant dit — elle ne s’en était jamais pris physiquement à elle.
Ce geste n'éveillait en elle ni colère ni tristesse, simplement une désillusion amère. Jamais sa mère n’avait franchi la ligne, cette fine frontière où la violence silencieuse prenait une forme palpable. Malgré les années, elle était restée cette enfant qui tendait une main tremblante vers celle qui aurait dû la protéger, l’aimer, la materner. Malgré les années, elle avait continué de nourrir l’espoir d’un jour voir les choses changer, leur relation évoluer, de finir par s’apprécier. Malgré les années, elle nourrissait pour elle un certain amour, de celui qu’on souhaite mais qu’on sait ne jamais atteindre. Et c’est cela qui le rend à la fois d’autant plus désirable et cruel.
— TU N’AURAIS JAMAIS DÛ NAÎTRE ! s’époumona la duchesse de Mulryan.
Une partie d’elle aurait aimé ne jamais entendre ces mots de sa mère. Elle savait ce que celle-ci ressentait. Elle savait à quel point elle la détestait. Elle savait que jamais elle ne l’aimerait. Pourtant, elle espérait. Cet infime espoir lui avait permis d’endurer les traitements brutaux de son frère, l’indifférence de son père et la haine de sa mère.
Lorsque Ciara croisa fugacement le regard de la duchesse, elle découvrit plus qu’une simple aversion pour son engeance. Peut-être aurait-elle préféré ne constater que son inimitié, car elle décelait une réalité bien plus cruelle encore. De la tristesse voilait les yeux de celle qui n’aurait dû ne vouer qu’une aversion pour l’enfant qui l’avait entaché. Pourquoi continuer à la laisser espérer ? Pourquoi fallait-il la dévisager ainsi ? Pourquoi percevait-elle un sentiment qui n’aurait dû être ? Le masque se craquelait, et derrière, Ciara entrevoyait une femme effrayée, récriée et mortifiée.
— … Je n’ai pas d’autre choix…. Je n’ai pas d’autre choix…, marmonnait la matriarche, tout en empoignant un couteau d'argent resté sur la table du séjour.
La jeune fae sentit la lame effleurer son cou, avant de remarquer une amas noir sur le sol. Ses oreilles bourdonnaient, tandis qu’elle fixait sa chevelure tombée à terre. Elle n’avait ni pensée ni rancœur, simplement une immense stupeur. La salle de réception paraissait se brouiller en une estampe rappelant les aquarelles d’orient.
— Pardonne-moi…, chuchota la voix de sa mère pour elle-même.
Ciara restait tétanisée, comme si son corps ne lui appartenait plus. Son esprit se retrouvait prisonnier de sa chair ; et personne ne viendrait l’aider, personne n’entendrait son cri de détresse, ou peut-être simplement que personne ne voudrait le voir. Elle n’était sous l’emprise d’aucun sortilège, mais il lui semblait qu’on la dépossédait d’elle-même.
Ses longs doigts blancs venaient caresser sa nuque, où sa chevelure avait laissé place à une peau d'albâtre. Un lien s’était rompu, une espérance s’était tue, une partie d’elle s’était perdue — et finalement — il ne lui restait qu’un vide profond, à l’image de son âme éperdue.
— Pourquoi… souffla-t-elle alors qu’une larme venait éclore sur le sol de marbre.
Malgré la pénombre, elle arrivait à discerner son reflet dans le dallage immaculé de la salle de réception. Une masse informe se dessinait sous elle, telle l’esquisse d’un tableau à jamais inachevé. Noire même dans la pénombre, la vie l’avait rendue amère. Elle espérait et haïssait. Elle quémandait et repoussait. Elle vivait et mourait pour l’amour d’une famille qui ne l’avait jamais appréciée.
Lorsqu’elle releva la tête, seul le visage dur et froid de la duchesse la surplombait. Cette femme d’une beauté saisissante projettait une ombre macabre sur le sol diaphane.
— Je te hais… mais j’aurais souhaité t’aimer. Quoi que tu en penses, crois-moi que je ne voulais pas que ça se passe ainsi.
Sur ces mots, elle passa délicatement ses mains derrière sa nuque, avant de faire glisser un pendentif orné d’un cristal rouge dans sa paume. La pierre écarlate lui rappela vaguement le rossignol de son enfance. Un pressentiment funeste s’empara de son être. Tout comme à cette époque, l’odeur de la mort embaumait l’air et l’étouffait silencieusement.
La matriarche scrutait la gemme, tandis que les rayons lunaires venaient se nicher au cœur du fragment rouge. La lumière dansait dans le cristal et une flamme sans chaleur semblait prendre vie en son sein. La duchesse se pencha vers elle, le visage grave, avant de nouer le collier autour du cou de son enfant.
Une vive douleur s’empara alors de Ciara. Son cœur se contractait, ses pupilles se dilataient et le sang dans ses veines la brûlait. Elle sentait son corps et son âme s’embraser, dans un brasier sans feu. Chaque membre semblait éclater dans sa chair et entailler ses entrailles comme des milliers de morceaux de verre emprisonnés en elle. Elle voulait hurler, crier sa douleur, mais aucun son ne franchissait ses lèvres. Seul un gémissement silencieux résonnait dans ses oreilles.
Elle sentit une caresse sur sa joue, tandis que l’odeur familière de sa mère emplissait ses narines. Était-ce elle qui s'efforçait de la calmer ? Comment cela pourrait-il être possible ? Peut-être simplement que la douleur la faisait halluciner.
***
Lorsqu’elle reprit ses esprits, l’aube enveloppait le manoir dans une douce lumière orangée. Elle pouvait deviner la rosée du matin perlant sur les feuilles verdoyantes du jardin de Mulryan. La quiétude, qui accompagnait l’aurore, n’était rompue que par le chant des oiseaux.
Elle se releva difficilement du revêtement glacial de la salle à manger. Elle n’avait plus mal, mais il semblait qu’on lui avait arraché quelque chose. Cependant, elle ne saurait dire quoi. La duchesse n'était plus là. Pourtant, sa présence planait encore sur Ciara.
Elle entendit alors des bruits de sabots retentir dans la cour extérieure. Elle s’approcha de la fenêtre pour voir ce qu’il se passait, mais plus que les visiteurs impromptus, ce fut sa réflexion dans la vitre qui la frappa. Un visage émacié, encadré par de courts cheveux blancs, lui apparaissait. En se penchant sur cette image inconnue, elle découvrit deux pupilles translucides qui la fixaient. Elle avait peur. Qui était-elle ?