- Je suis bien née dans les huit royaumes. J’ai été abandonnée par mes parents.
Personne ne réagissant, Abigaël précisa :
- Nul n’abandonne jamais un enfant dans les huit royaumes. Si le nourrisson est un bâtard, il est vendu pour devenir esclave. C’est une ressource importante. De ce fait, ce geste est très surprenant.
Le groupe resta neutre. Ils n’en avaient que faire. Abigaël choisit de laisser tomber.
- Mon maître m’a trouvée, secourue, élevée.
- Ton maître ? répéta Taïmy.
- Il m’a tout appris. À marcher d’abord, mais aussi à lire, à écrire, à me battre.
- Pourquoi l’a-t-il fait ? demanda Elmarion.
- Parce qu’il est capable de ressentir de la compassion ? proposa Abigaël.
Les autres répondirent d’un regard narquois. Nul ne s’occupait d’un bébé par pure altruisme.
- Un père qui te demande de l’appeler « maître » ? ironisa Taïmy.
- C’est un terme respectueux, indiqua Abigaël. Il le mérite. C’est un dieu.
Il y eut un petit silence puis le groupe en provenance de la Terre des mages explosa de rire avant de cesser sous le regard noir d’Abigaël.
- Tu as été élevée par un dieu, dit Elmarion. Bien sûr…
- Les serres-poignets restent froids, précisa Taïmy.
- Ce n’est pas parce qu’elle croit réellement que c’est un dieu que c’est vrai ! s’exclama Elmarion.
- Les habitants de huit royaumes, dont je fais partie, le vénère tel un dieu. Vous n’êtes pas obligés de le considérer en tant que tels, précisa Abigaël.
- Tu m’en vois soulagé ! ironisa Taïmy.
- Pourquoi un dieu s’est-il fait chier à élever une humaine ? demanda Moratus.
- Mon pouvoir l’intéressait, admit Abigaël.
- Voilà qui est beaucoup plus logique, accepta Elmarion.
- Parce que tu pouvais tuer son ennemi, Baca, supposa Moratus.
- Si c’est un dieu, il peut le faire lui-même, non ? répliqua Taïmy.
- Sauf que Baca est une déesse, répliqua Abigaël. Les Thorens la vénèrent en tant que telle.
- Ton maître est un dragon ? demanda Elmarion et Abigaël acquiesça. Pourquoi les dragons sont-ils considérés comme des dieux ?
- Depuis la nuit des temps, les dragons noirs et blancs vivent ensemble. Ils parcourent l’immensité du monde, maîtres du temps et de l’espace. Ils peuvent voyager entre les mondes. Ils peuplent un monde tellement grand qu’il nous est impossible, à nous humains, de l’imaginer. Ils peuvent décoller du sol, aller au-delà des nuits, et voyager jusqu’aux étoiles et même plus loin.
Taïmy ne comprenait pas ce que disait la jeune femme. À ses yeux, les étoiles étaient les âmes des ancêtres qui les regardaient depuis le monde des morts.
- Les deux peuples vivaient dans la paix. Un jour, un jeune dragon noir qui s’ennuyait lança un pari à un de ses amis dragon blanc. C’était à celui qui réussirait à posséder le plus de mondes. Il fallait qu’ils trouvent des mondes avec de la vie et y déversent leur magie. Il suffirait ensuite de compter. Les dragons partirent, ravis de ce jeu. Ils se revinrent un siècle plus tard. Le dragon noir avait gagné, à ceci près que dans sa recherche, le dragon blanc avait trouvé un monde possédant une vie douée d’intelligence. Le dragon noir, jaloux, relança le pari, bien décidé à en trouver également un. Il demanda l’aide d’amis dragons noirs et l’apprenant, le dragon blanc fit de même. C’est ainsi que le pari devint une lutte amicale entre les deux espèces.
« Un jour, une dragonne blanche nommée Baca, la Perle, parce que ses écailles étaient couleur nacre, et non blanches comme la neige, trouva un monde. Elle y déversa sa magie et y découvrit des êtres doués d’intelligence. En eux, elle sentit un énorme potentiel. Faisant fi des lois, elle modifia l’un d’eux. Ses premiers tests amenèrent les cobayes à leur mort mais finalement, elle réussit. L’homme possédait en lui de la magie et plus que cela, il était capable d’en créer.
- Elle a créé le premier magicien ? s’exclama Taïmy mais les autres lui firent signe de se taire.
- Baca en créa d’autres. Elle se sentait l’égal des dieux. Sa vanité lui faisait oublier toute humilité car donner ce don est un blasphème. Seule la magie choisit à qui elle donne la vie. Les autres dragons blancs se rendirent compte des actes de Baca. Ils vinrent pour la soustraire à son monde et la juger mais la dragonne se cacha derrière ses créatures. Les dragons blancs ne purent se résoudre à tuer des êtres innocents. Ils s’éloignèrent, formant une barrière autour du monde, attendant que la Perle daigne sortir. Les dragons noirs n’étaient pas d’accord. Il fallait la faire cesser au plus vite. La magie pouvait se révolter contre cet odieux crime. Il fallait agir mais Baca avait prévu l’attaque. Entre temps, elle avait amélioré sa capacité à façonner les êtres humains et deux nouvelles sortes de créatures avaient vu le jour, des créatures plus stables, plus puissantes. La première utilisait la magie présente dans l’air pour lancer des sorts. Ils n’avaient pas de magie personnelle mais cela les rendait beaucoup plus puissants car celle dans l’air était quasiment illimitée.
- Les sorciers ? interrogea Elmarion.
- Non, dans l’air, il y avait la magie de Baca, celle que vous nommez magie intérieure.
Elmarion montra qu’il ne comprenait pas.
- Elle venait de créer les ensorceleurs. À l’époque, ils n’avaient pas besoin de se servir de la magie des magiciens, puisqu’elle était présente partout.
Yohan leva les yeux, soudain intéressé.
- L’autre créature était capable de repousser la magie noire afin de protéger les autres des attaques des dragons noirs, continua Abigaël.
- Les minuels, comprit Elmarion.
- Les dragons noirs ne pouvaient plus s’approcher sans risquer leur vie. Baca venait de commettre un crime encore pire : donner la possibilité à un simple mortel de tuer un dragon.
- Ils ont commis le même crime en te créant, fit remarquer Taïmy.
- Ils ne m’ont pas créée, précisa Abigaël. J’y viens, attendez.
Taïmy hocha la tête et se tut pour écouter.
- Les dragons noirs n’avaient plus le choix. Ils devaient se battre selon les règles de Baca. Ils étudièrent comment elle avait façonné les ensorceleurs et les magiciens. Ils ne pouvaient étudier les minuels, ceux-ci étant insensibles à leur magie. Les dragons noirs découvrirent que les magiciens étaient instables. Leur don ne se transmettait pas de génération en génération, ce qui n’était pas le cas des ensorceleurs. Ils copièrent la façon de faire de Baca pour créer leur propre armée mais ils diversifièrent leurs forces : certains utilisaient la magie du monde – les druides. D’autres celle de la mort, permettant ainsi de réutiliser les forces perdues – les nécromanciens. Ils donnèrent à certains la capacité de voir l’avenir, permettant un gain stratégique indéniable – les voyants. Enfin, ils créèrent leur plus redoutable arme : des humains capable de lancer des sorts en utilisant la langue des dragons – les sorciers.
- En quoi est-ce mieux que de lancer simplement des sorts, comme les ensorceleurs ? interrogea Elmarion.
- Les sorciers de la Perle sont des réceptacles à magie, expliqua Abigaël. Ils emmagasinent de l’énergie, puis la recrachent sous une autre forme. Les sorciers des dragons noirs n’ont pas ce problème car la magie vient des mots. Ils n’emmagasinent pas l’énergie. Ils utilisent directement celle de l’extérieur.
- Je croyais que c’était la magie de la Perle qui était à l’extérieur, fit remarquer Taïmy.
- Du côté de ses armées, oui, expliqua Abigaël, mais les dragons noirs ont déversé leur magie autour de leur armées. Les minuels n’étaient pas assez nombreux pour être partout à la fois.
- Pourquoi n’ont-ils pas créé leurs propres minuels ?
- Ils ont essayé, avoua Abigaël. Ils n’ont jamais réussi. Ne pouvant étudier les minuels, ils ne sont jamais parvenus à reproduire le miracle de Baca.
- Tu es là pourtant, fit remarquer Elmarion.
- Je suis une aléa, dit Abigaël.
Yohan en étant un lui-même, il comprenait. Les autres montrèrent leur incompréhension. L’ensorceleur, privé de toute émotion, expliqua de la même manière que son mentor l’avait fait lorsque, enfant, il avait demandé une explication. Sa voix neutre fit frissonner tout le monde.
- Imaginez que vos parents vous donnent mille briques à votre naissance. Si vos parents sont des druides, avec les briques, ils vous donneront un plan de construction. Vous bâtirez une jolie maison dans les arbres et grâce à elle, vous serez en mesure de prendre la magie de la vie. Il en sera de même avec tous les êtres magiques, sauf les mages. Ils transmettent les briques, mais pas de plan. L’enfant est libre de les assembler comme il veut, ou de les laisser en tas au fond du jardin. Parfois, l’enfant construit, par hasard, une cabane dans un arbre et devient druide.
- Mais cet enfant n’est pas un enfant des dragons noirs, c’est un enfant de la Perle alors, comprit Elmarion.
- Les briques ont toujours existé chez les humains, précisa Abigael. Ce que la Perle et les dragons noirs ont apporté, ce sont les plans. Jusque-là, les humains les laissaient au fond du jardin sans les toucher. Les aléas ne sont apparus qu’après, comme si en étant au contact de la magie, cela leur donnait envie d’essayer des trucs. Parfois, c’est tellement n’importe quoi que l’enfant meurt avant même de naître.
Le groupe hocha la tête. Cela expliquait bien des mystères.
- Les mages sont instables, se rappela Elmarion. Ils sont le premier essai, pas très réussi, de la Perle.
- Charmant, gronda Taïmy.
- Ils ne transmettent pas de plan à leur enfant. C’est pour ça qu’ils sont rares.
- Exactement, confirma Abigaël, d’autant plus si les êtres magiques se mélangent. Si l’un des deux parents est druide et l’autre magicien, le druide transmettra son plan et toute la lignée perdra la faculté d’être magicien. L’être humain est fainéant. Si vous lui donnez un plan, il va le suivre au lieu d’essayer d’innover. Votre pays est celui dans lequel le nombre de mages est le plus important, du fait de votre cloisonnement.
Taïmy n’en revint pas. Un instant, il avait voulu adopter la mixité des habitants de huit royaumes. Maintenant, il désirait ardemment conserver leur façon de vivre.
- Si je comprends bien, intervint Elmarion, tu as bâti un édifice unique. Tu as utilisé tes pierres et le résultat…
- a été ce que les dragons noirs ont été essayé de faire pendant des siècles sans succès, compléta Abigaël. Je ne veux pas la tuer, assura la jeune femme. Les dragons noirs ont gagné le combat. Les magiciens et les ensorceleurs se sont enfuis. Les minuels ont été exterminés. Seuls quelques uns ont survécu, en se cachant. La Perle a été jugée par les siens. La peine de mort n’existant pas chez les dragons, elle a été condamnée à l’hibernation éternelle. Enfermée dans le sous-sol de son monde par des sorts créés par des dragons noirs. Ces sorts demandaient beaucoup d’énergie pour être maintenus alors les dragons ont expulsé toute la magie de la Perle du monde pour la remplacer par la leur. Ainsi, les protections ont tenu…
- Jusqu’à ce qu’Astrid Astralius fasse disparaître la magie, finit Taïmy, et libère la Perle.
- La Perle a mis du temps à se sortir de l’hibernation. Les dragons sont des êtres immortels, aux cycles d’endormissement et de réveil longs. Elle venait d’ouvrir les yeux lorsque la magie des dragons noirs est revenue mais les protections étaient déjà tombées. Les dragons ont tenté de les remettre mais la Perle avait déjà appelé à elle les minuels. C’était trop tard.
- Pourquoi les dragons blancs ne sont-ils pas intervenus ? demanda Astral.
- Ils sont morts, pleura Abigaël. Une terrible maladie les a frappés il y a plusieurs milliers d’années. Nul n’a été capable de l’enrayer. Les dragons noirs pensent que la magie les a rejetés à cause du blasphème de Baca. La Perle est la dernière survivante de son espèce. On ne peut pas la tuer mais on ne peut pas non plus la laisser vivre.
- Elle veut remplacer la magie des dragons noirs par la sienne, souffla Taïmy, parce que ce monde est le sien. Il l’a toujours été. Les dragons noirs le lui ont volé !
Abigaël sentit que le magicien commençait à changer de bord. Elle lâcha :
- C’est une criminelle ! Elle a été condamnée ! Il faut la remettre dans sa prison.
- Des milliers d’années d’emprisonnement, murmura Yohan. La peine n’est-elle pas suffisante ? Baca sait-elle que son peuple a disparu par sa faute ?
Abigaël haussa les épaules. Elle n’en savait rien.
- Si on le lui disait, elle se repentirait sûrement. Elle comprendrait. Je vais la voir.
Tandis que Yohan se levait, Abigaël lança :
- Ça ne changera pas son envie de reprendre son monde. Elle déversera sa magie sur ce monde et les Mordens, les druides, les nécromanciens et les voyants se rendormiront.
- Et les ensorceleurs ? cingla Yohan. Nous n’avons pas le droit de vivre, c’est ça ? Valent-ils mieux que moi ? demanda Yohan en désignant les êtres magiques massés autour d’Abigaël.
- Non, bien sûr que non, Yohan, ce n’est pas… commença Abigaël mais Yohan lui coupa la parole.
- Allez tous vous faire voir. Je vais parler à ma déesse.
Il s’éloigna et nul ne put l’en empêcher. Aucun ours ne l’attaqua. Il était protégé par la Perle elle-même. Abigaël, Elmarion, Ismaël, Astral et Philippe se tournèrent vers Taïmy. Si le magicien décidait lui-aussi de partir, les ours attaqueraient et tous les membres du groupe mourraient.
- Je suis d’accord avec Yohan, annonça Taïmy et tous déglutirent difficilement.
- Je t’en prie, Taïmy, murmura Abigaël. Il faut…
- Trouver un compromis, finit Elmarion à sa place. J’ai bien saisi le problème mais… blanc ou noir, ça ne me plaît pas. Le monde ne fonctionne pas ainsi. Il doit y avoir une solution à laquelle nous n’avons pas pensé. On dirait que la situation se résume à choisir quelle divinité nous choisissons de vénérer. C’est ridicule. La Perle et les dragons noirs ont façonné notre monde, ensemble. Nos coutumes, nos pensées, tout cela nous vient des deux. Abigaël, y a-t-il des mages dans les huit royaumes ?
- Oui, indiqua Abigaël. Ils sont les prêtres, la voix des dieux. Ils intronisent le Halah Uinic.
Elmarion choisit de ne retenir que ce qu’il comprenait de cette phrase compliquée.
- Ce sont des mages, des petits de la Perle mais ils vénèrent les dragons noirs, argua Elmarion triomphalement.
- Attends qu’ils apprennent la vérité, et ils changeront de maître, cingla Taïmy.
- Pourquoi ? Les dieux leur ont-ils jamais apporté le malheur ? Si croire en eux leur fait du bien, pourquoi leur refuser cette voie ? Ce n’est pas parce que tu as une croyance que tu dois l’imposer aux autres !
Elmarion et Taïmy se turent. Le silence pesa. Elmarion se tourna vers Abigaël puis demanda :
- Comment sais-tu tout cela ? Ton maître te l’a raconté ?
- Pas exactement, expliqua Abigaël. Je suis connectée à lui en permanence, même maintenant. Il partage avec moi une partie de ses connaissances, la magia verborum mais également votre langue, que je ne parlais pas avant de vous rencontrer. En partageant ses pensées, j’apprends. Comme je parle votre langue depuis quelques temps maintenant, mon esprit l’a apprise et désormais, même coupée de lui, je pourrai continuer à la parler. Moins bien, mais je le pourrai.
- Je croyais que les minuels repoussaient la magie des dragons noirs, dit Ismaël.
- Vous êtes toujours vivants, fit remarquer Abigaël. Les minuels n’agissent pas. Ils attendent.
- Ils ne nous considèrent pas comme une menace, comprit Elmarion.
Abigaël fit la moue. Ils n’étaient pas du tout une menace pour les minuels. Que pouvaient faire un druide et un nécromancien sans énergie, un voyant et un sorcier incapable de parler la magia verborum contre une centaine de minuels accompagnés de leur déesse ?
- Donc, tu connais cette histoire parce que tu partages ses connaissances, continua Elmarion. Il ne peut pas s’agir d’un mensonge.
- Je ne sais pas, avoua Abigaël. J’ignore s’il peut m’envoyer de fausses informations via ce lien.
- Est-ce que tu considères ton maître comme un dieu ? interrogea Taïmy.
- Pas vraiment, répondit Abigaël en souriant. C’est mon ami, mon confident, mon mentor. Pas mon père parce que c’est difficile de créer ce genre de lien avec un lézard géant mais j’ai beaucoup de respect pour lui.
- C’est dans le sens « mentor » que tu l’appelles maître, comprit Taïmy.
- J’ai vécu toute ma vie avec lui, continua Abigaël. Il a pris une forme humaine pour m’élever. À mes yeux, ce n’est pas un dieu. Il s’en fiche, vous savez. À ses yeux à lui, il n’est pas un dieu. Il vénère sa propre divinité.
- La magie elle-même, dit Taïmy et Abigaël acquiesça de la tête. La Perle se considère-t-elle comme une déesse ?
- Qu’en sais-je ? répondit Abigaël.
Le silence revint.
- Il faudrait qu’on arrive à discuter dans un terrain neutre, annonça Elmarion. Nous n’avons pas à souffrir à cause d’histoires qui ne nous regardent pas. Pourrais-tu faire venir ton maître ?
- Avec des centaines de minuels prêts à le tuer à la première occasion ? Non, je ne crois pas, dit Abigaël.
- J’aimerais que Yohan revienne, annonça Taïmy.
- Pourquoi ? interrogea Elmarion, surpris que le magicien désire la présence de l’assistant dont il n’avait jamais voulu.
- Parce que j’aimerais aussi parler à Baca mais je suis obligé de rester là pour vous protéger. Il faudra bien qu’on sache si oui ou non, on peut parlementer avec elle.
- Oui, dit Yohan en apparaissant.
Il venait de tomber du haut de la falaise mais il avait stoppé sa chute en arrivant en bas. Son regard brillant prouvait que la magie de la Perle l’enveloppait, le rendant vivant. Tous soupirèrent de soulagement en le voyant en pleine forme.
- La Perle est très triste. Je lui ai dit, pour son peuple. Je lui ai également fait savoir que j’aimerais avoir le droit de vivre, mais que je ne voulais pas que ça soit au dépend d’autres personnes. Elle m’a écouté mais n’a pas de solution miracle. Elle réfléchit. Pour le moment, je crois qu’elle prie pour son peuple disparu.
- Tu crois qu’elle accepterait de discuter avec le maître d’Abigaël dans un lieu neutre ?
Un homme s’avança vers le groupe. Taïmy constata qu’il ne portait pas d’arme.
- Baca vous fait savoir qu’elle désire rencontrer Niger.
- Niger ? répéta Taïmy.
- Mon maître, il s’appelle Niger, lui apprit Abigaël.
Abigaël se concentra et tenta d’appeler son maître. Elle ne l’avait jamais fait, se contentant de répondre quand il appelait. Elle sentit sa nuque la piquer puis entendit :
- Tu fais n’importe quoi. Tu étais censée les convaincre de tuer tous les minuels et tu prends parti pour eux.
- Pas du tout ! Je fais tout pour les convaincre qu’elle doit retourner dans sa prison.
Taïmy fit la moue. Il n’entendait que ce que disait Abigaël et non les réponses du dragon mais cela ne lui plaisait pas.
- Ça n’était pas en leur racontant toute l’histoire qu’ils prendraient parti pour nous, fit remarquer Niger.
- Baca voudrait vous rencontrer.
- Évidemment, elle veut négocier sa liberté et il n’en est pas question. Tu me déçois, Abigaël, continua le dragon qui, pour la première fois depuis des années, utilisait le prénom complet de la jeune femme. Il est maintenant évident que tu n’es pas capable de réussir la mission que je t’ai confiée. Nous trouverons un autre moyen.
- Non, attendez ! cria Abigaël mais elle ne sentait plus la présence de son maître et surtout, elle n’avait plus accès à ses connaissances.
Abigaël en fut muette de terreur. Ce lien, elle l’avait depuis sa petite enfance. Il faisait partie d’elle. Elle avait la sensation qu’on venait de lui couper un membre. Elle tomba à genoux.
- Abigaël ? Qu’est-ce qui t’arrive ? s’exclama Philippe en la prenant dans ses bras.
- Je prends ça pour un refus, annonça l’ours avant de repartir.
- Il m’a rejetée, murmura Abigaël. Je ne partage plus ses pensées.
Elmarion en conclut que la jeune femme ne lui servait plus à rien. Le jeune homme s’éloigna.
- Elmarion ? Qu’est-ce que tu fais ? s’exclama Taïmy.
Le sorcier avança les bras écartés afin de montrer ses mains vides. Plusieurs flèches braquées sur lui, il avança jusqu’à ce que deux ours s’approchent et le débarrassent de ses armes. Ils ne prirent pas la peine de lui retirer ses objets magiques, inutiles dans cet endroit sans magie. Elmarion ressentit l’absence de magie. Il ne ressentait plus rien, sinon une formidable envie de dominer le monde. Cette sensation était la seule qui lui donnait l’impression d’être vivant. Elmarion disparut en haut de la colline menant au village des ours.
- Et maintenant, on fait quoi ? interrogea Ismaël.
- Vous, je ne sais pas, dit Taïmy. Moi, je vais rejoindre ma déesse.
- Archimage ! s’écria Ismaël. Votre rôle est de veiller au bien être de votre peuple, de tout votre peuple et nous en faisons partie.
- Au même titre que les ensorceleurs, répliqua Taïmy. C’est un choix que je ne peux pas faire. C’est un combat dans lequel je ne me sens pas impliqué. Je vais laisser les dragons régler leurs affaires et que le meilleur gagne.
À ces mots, Taïmy monta la colline. Philippe se lança à sa poursuite en hurlant :
- Je suis son assistant. Je l’accompagne !
Taïmy se tourna vers Philippe qui le supplia du regard. Taïmy hocha la tête et confirma l’information pour les ours qui s’inclinèrent, laissant passer le magicien et son compagnon. Astral, Moratus et Ismaël regardèrent Yohan. L’ensorceleur allait-il les laisser là, seuls, avec Abigaël, se faire tuer ? Yohan regarda Abigaël, prostrée à ses pieds. Il s’accroupit et lui dit :
- La Perle sait que tu ne lui veux aucun mal mais elle te craint tout de même. Elle te laissera partir si tu t’éloignes d’elle et que tu laisses des ours t’emmener loin sans que tu ne leur fausses compagnie.
- J’accepte, dit Abigaël d’un ton neutre.
Yohan hocha la tête. Il remarqua que la jeune femme tremblait. Il l’aida à se lever et l’accompagna jusqu’aux ours, suivi par le druide, le nécromancien et la voyante. Les ours attrapèrent Abigaël et commencèrent à l’emmener.
- Nous ne sommes pas un danger pour vous, annonça Moratus. Pourrions-nous rester auprès du magicien que nous accompagnons ?
Les ours hochèrent la tête. Sous surveillance et privé de ses armes, le groupe fut amené jusqu’à une maison en bois solide pour y être enfermé. Abigaël se laissa emmener sans se défendre. Plus rien n’avait d’importance.
- Où est Elmarion ? lança Moratus une fois dans leur prison. Il devrait se trouver là, en toute logique.
- Ce gamin a plus d’un tour dans son sac. Nul doute qu’il a pris la poudre d’escampette aux nez et à la barbe des ours, répondit Ismaël.
Philippe s’en voulait d’avoir abandonné Abigaël mais il n’avait pas le choix. Pour rester en vie et libre, il avait dû jouer la seule carte à sa disposition. Heureusement, Taïmy l’avait suivi. La proximité de la Perle le rendait-il sage ?
Lorsqu’il s’approcha de la Perle, bien que ce fut la seconde fois, il fut saisi de la même impression de pureté, de blancheur, de brillance, de douceur, d’innocence que la première fois. Il sut qu’il n’aimait pas cette créature. De ce qu’il savait d’elle, cette apparence était un grossier mensonge. Il ne voulait pas qu’elle gère ce monde.
Libre dans ce village, Philippe s’éloigna, laissant Taïmy à sa passionnante discussion avec sa déesse. Il sortit du camp par l’entrée nord et découvrit un fantastique point de vue. De là, on voyait au loin les plaines de la Terre des mages. C’était magnifique.
Il ne voulait pas voir son monde disparaître. Comment pouvait-on choisir de laisser vivre certains pour en tuer d’autres ? Il se rappela les paroles d’Elmarion. Et si le sorcier avait raison ? S’il existait une autre solution que cette issue en noir ou blanc ! Si seulement le monde pouvait être gris, cela serait tellement plus simple. Philippe sursauta. C’était ça ! Il avait la solution.
Il revint sur ses pas sur le chemin d’où il venait, repassa par l’endroit où il avait appris la vérité par la bouche d’Abigaël et continua à courir sans s’arrêter. Il n’écouta pas son cœur qui cognait dans sa poitrine ni sa respiration qui s’accélérait rapidement. Enfin, il rattrapa les minuels et leur prisonnière. Ils dégainèrent leurs armes en le voyant débouler. Il leva les mains en signe d’apaisement, reprit son souffle puis parvint à articuler :
- Je veux juste lui poser une question.
Un instant, Abigaël eut peur qu’il lui demande la nature de ses sentiments pour lui. Sa question lui plut encore moins.
- Les deux magies peuvent-elle cohabiter sur un même monde ?
- Je n’ai plus accès à sa connaissance, rappela Abigaël.
- D’accord, mais tu as dit que tu apprenais en les partageant.
- Pas tout, mon esprit n’en serait pas capable. À ma connaissance, chaque magie repousse l’autre.
- Les dragons viennent d’au-delà de notre monde. Dans cet endroit, quelle sorte de magie existe ?
- Je n’en sais rien, admit Abigaël. Je suppose qu’il n’y en a pas puisqu’ils sont obligés de la mettre eux-mêmes dans les mondes qu’ils trouvent.
- Je croyais qu’ils étaient faits de magie, insista Philippe.
- Je ne sais pas quoi te dire, s’excusa Abigaël. Je n’ai pas les réponses que tu désires.
#############################
- Baca ! L’un d’eux s’approche ! s’écria un minuel alors que Taïmy discutait avec sa déesse.
- Ne faites rien, laissez-le, ordonna la Perle en regardant autour d’elle.
Taïmy suivit son regard vers le ciel. Un petit point fit son apparition dans un nuage et descendit jusqu’à eux. Si de loin, on aurait pu prendre la créature pour un oiseau, plus elle s’approchait et plus il était clair qu’elle n’en était pas un.
Il glissait sur le vent mais il n’avait pas de plume. Sous ses ailes membraneuses, Taïmy pouvait voir ses muscles puissants. Tâche sombre, il réfléchissait le soleil. En le voyant approcher, Taïmy fit mine de bouger mais voyant que personne ne semblait craindre la créature, il se força à rester immobile.
Le dragon se posa, enfonçant ses griffes dans la roche, la brisant aisément. Il s’ébroua puis ouvrit la gueule avant de la refermer, comme pour laisser à Taïmy le temps d’admirer ses dents longues et affûtées. Maintenant qu’il ne bougeait plus, le magicien put admirer plus à loisir l’imposante créature.
Son visage restait brouillé, le souffle chaud sortant de ses naseaux créant cette illusion mais Taïmy put tout de même constater que le dragon avait des yeux de félin : jaunes avec une fente noire. Ses ailes étaient repliées sur son corps majestueux. Sa queue terminée d'une pointe acérée était posée nonchalamment sur le sol.
- Il est magnifique, admit Taïmy. Vous ressemblez à ça en blanc ? demanda-t-il à la Perle.
- En plus gros, oui, répondit Baca.
- Vous êtes plus grosse que lui ? s’enquit Taïmy avant de se demander si la dragonne était aussi susceptible que les femmes humaines à propos de leur poids.
- Lui aussi est plus gros, répondit la Perle. Il a réduit sa taille afin de pouvoir se poser ici. Il veut juste impressionner tout le monde. Il sera bien obligé de changer de forme s’il veut communiquer et que vous l’entendiez.
Comme pour répondre à la Perle, le dragon se changea en un homme d’âge mur, aux cheveux blancs, au visage glabre et aux yeux marron. Il ressemblait à n’importe qui. Contrairement à la Perle qui avait choisi une apparence douce et innocente, Niger avait choisi d’être banal. Son aspect n’apportait aucun préjugé. Taïmy dut admettre qu’il préférait cela.
- Tu es courageux, dit la Perle à son acolyte. Je n’aurais pas cru qu’ils oseraient ainsi mettre en péril la vie d’un des leurs.
- Les autres ne savent pas que je suis là, annonça Niger. Son assistant a eu une idée, dit Niger en regardant Taïmy.
Taïmy se tourna vers Yohan qui parlait depuis quelques heures avec les ours, tentant de faire libérer les autres membres du groupe, jusque-là en vain.
- Pas lui, l’autre, précisa Niger.
- J’ignorais que Philippe pouvait avoir des idées, murmura Taïmy.
Niger lança un regard noir au magicien mais celui-ci haussa les épaules. Il s’en moquait totalement.
- Quelle idée ? demanda la Perle.
- C’est une idée complexe, difficile à mettre en œuvre et peut-être même impossible. Pour la réussir, nous allons devoir nous associer. Or, je n’ai pas encore décidé si je désirais que ça se fasse. Cela va dépendre de toi, annonça Niger.
La fillette fit la moue puis avoua :
- Je m’en veux, terriblement. Je regrette. Je n’ai pas pensé une seule seconde que je pourrais causer la disparition de tous les miens.
- Ça n’est pas prouvé, précisa Niger. Les autres en sont persuadés. Ils pensent que ce sont nos protections contre ton évasion qui t’ont protégée de la vengeance de la magie et que maintenant que tu es libre, ce n’est qu’une question de temps avant que la maladie ne t’atteigne et que tu ne meurs, comme les autres dragons blancs.
- Quoi ? s’exclama la fillette en frissonnant.
- Ma déesse, intervint Taïmy. Vous devez retourner dans notre prison. Si c’est votre seul moyen de survie, vous devez le faire !
- L’important maintenant n’est pas de savoir si tu vas vivre ou mourir, dit Niger. Tu veux être une déesse, alors comporte-toi en tant que telle. Pense à tes sujets au lieu de penser à toi.
- Justement, contra Baca, je veux rendre la vie aux miens, la vie que vous leur avez ôté !
- Et priver des milliers d’autres gens de cette même vie ? répliqua Niger. Un dieu se doit de penser au bien-être de tous, pas seulement d’une partie de la population.
La Perle montra qu’elle ne comprenait pas ce que le dragon noir attendait d’elle.
- Philippe demande s’il ne serait pas possible de faire subsister nos deux magies, en même temps, en ce monde, comme c’est le cas dans les confins de l’espace, annonça Niger.
La fillette ouvrit de grands yeux puis les plissa comme pour mieux réfléchir.
- Ça mérite qu’on s’y penche, finit-elle par annoncer. Sauf que pour essayer…
- Il va falloir que tu quittes ce monde.
- Non ! s’écria Taïmy.
- Je vais revenir, assura la Perle.
- Je vais en parler aux autres, dit Niger. Ils n’accepteraient qu’à la condition que tu…
- Je promets de ne plus jamais façonner d’êtres capables de créer de la magie, dit Baca. J’ai compris la leçon, Niger. Je me sens horriblement coupable. J’aimerais tant revenir en arrière. Je ne regrette pas d’avoir fait ça. Les magiciens, les ensorceleurs et les minuels sont ma création et je les aime, mais je regrette les conséquences que ça a eu et que je n’ai jamais voulues.
Niger fit un sourire compatissant puis se changea de nouveau en dragon, décolla et s’envola, le tout sans même faire trembloter la terre.
##########################
Abigaël tomba à genoux. Philippe s’accroupit près d’elle et demanda :
- Qu’est-ce qui se passe ?
- Le lien est de nouveau en place ! s’exclama Abigaël en souriant. Je… Je partage de nouveau ses connaissances. Il vient de passer un accord avec la Perle.
Les minuels qui escortaient Abigaël écoutèrent avec attention.
- Ça veut dire que tu peux revenir là-bas ? interrogea Philippe.
- Non, je ne pense pas que la Perle acceptera ma présence mais ils… ils vont essayer ton idée ! C’est grâce à toi qu’ils ont pu discuter !
Philippe ouvrit de grands yeux. Il n’en revenait pas. Son idée avait des possibilités de fonctionner ? Taïmy en serait bouche bée.
- C’est une méthode peu orthodoxe, je l’admets, entendit Abigaël dans sa tête, mais la mission n’est pas aussi ratée que ce que j’ai pu penser et c’est grâce à toi. Merci, Aby.
La jeune femme sourit de plus belle et enlaça Philippe.
##########################
Trois jours avaient passé. Les dragons noirs avaient été convaincus et la Perle s’était envolée, offrant un magnifique spectacle à toutes les personnes présentes. Ses écailles en nacre, brillant sous le soleil, avaient ému tous les spectateurs. Désormais, tous attendaient son retour. Abigaël était revenue au village, la Perle l’y ayant invitée à la surprise générale. Elle voulait ainsi montrer sa bonne foi et sa confiance en cette alliance nouvellement née.
Elmarion restait introuvable. Les ours avaient raconté comment le jeune homme avait échappé à leur surveillance avant de disparaître. Où pouvait-il se trouver ? Ils l’ignoraient totalement. Abigaël s’en moquait. Elle s’était rapprochée de Philippe et les deux amoureux s’éloignaient souvent pour des promenades romantiques sous la surveillance éloignée mais bien réelle des ours. Si la confiance entre les dragons était rétablie, ça n’était pas le cas de celle entre les ours et les habitants de la Terre des mages.
Un jour, des cris retentirent dans le village et tous se tournèrent vers les nuages. Deux oiseaux s’approchaient, un blanc et un noir. Taïmy souriait. Sa déesse revenait. Les nouvelles seraient-elles bonnes ou mauvaises ?
- Nous avons réussi, annonça Niger une fois que les deux dragons eurent pris forme humaine. Nos deux magies peuvent cohabiter en même temps sur un monde.
- C’est merveilleux ! s’exclama Taïmy. Qu’attendez-vous pour le faire ici ?
- On ne peut pas, leur apprit Niger.
Un moment, nul ne dit mot, trop choqué pour parler. Taïmy se reprit le premier et bredouilla :
- Pourquoi ?
- On peut placer nos deux magies sur un monde qui n’en possède pas. S’il y en a déjà, c’est impossible, expliqua Niger.
- Il va donc d’abord devoir débarrasser ce monde de la magie qu’il contient, compléta Baca.
- Pouvez-vous faire ça ? s’enquit Taïmy en regardant sa déesse.
- Non. Je peux remplacer la magie par la mienne – et encore c’est difficile – mais pas simplement la retirer.
- Les minuels peuvent le faire, dit Taïmy qui ne comprenait pas comment un être humain pouvait réaliser un acte inaccessible à un dieu.
- Vous et nous sommes très différents, intervint Niger. Vous faites des choses que nous ne serons jamais capables de réaliser. Par exemple, la divination nous est inaccessible.
- Mais vous avez créé les voyants ! répliqua Taïmy.
- Nous avons pu façonner des êtres vivants pour qu’ils soient doués de prémonitions, mais c’est une chose qui nous est à jamais impossible.
- Les minuels peuvent-ils retirer la magie s’ils s’y mettent collectivement ? interrogea Abigaël.
- Non, même s’ils étaient des millions, ça ne suffirait pas, répondit Baca.
- Alors, ça ne pourra jamais se faire, comprit Taïmy.
- Si, il suffit de retirer la magie de ce monde, dit Niger.
Taïmy montra qu’il ne comprenait pas. Ce fut Yohan qui saisit le premier :
- Vous voulez qu’on relance le sort d’Astrid Astralius !
L’idée semblait totalement saugrenue et pourtant, Niger hocha la tête. Tous tentaient d’intégrer la nouvelle. Astral murmura :
- La magie va de nouveau disparaître et nous en sommes responsables. On va même le faire… exprès !
La vision des voyants serait exaucée. D’ici peu, la magie allait disparaître, par leur faute.
- Pour lancer ce sort, nous allons avoir besoin d’un sorcier, annonça Yohan. Or, nous avons perdu le nôtre.
- Je m’en charge, dit le dragon noir. Je sais où il est. Je le ferai revenir. En attendant, vos magiciens doivent venir.
- Pourquoi ? interrogea Taïmy.
- Le sort prend la magie du monde mais également celle des magiciens, rappela Niger et Taïmy se crispa. Il faut prendre cela en compte. Qu’ils amènent avec eux l’incantation.
- L’incantation ? répéta Taïmy sans comprendre.
- Celle qu’a utilisé Astrid Astralius ! précisa Niger.
- On ne la connaît pas. En tout cas, moi, je ne la connais pas et elle n’est inscrite nulle part. C’est de la magia verborum. Il est interdit de l’écrire !
- La bibliothèque de Turiel ! s’exclama Abigaël. C’est là que se trouve Elmarion, n’est-ce pas ? C’est également là qu’on aura la meilleure chance de trouver l’incantation.
- Et si elle n’y est pas ? demanda Taïmy.
- Elle n’y est pas, annonça Niger.
- C’est fichu, n’est-ce pas ? comprit Yohan.
##########################
Ça n’avait pas été difficile d’échapper à la vigilance des ours. Personne ne pouvait retenir bien longtemps un Morden surtout que les ours avaient commis l’erreur de ne pas repousser la magie autour de lui. Or Elmarion n’était pas un simple Morden. Il était sorcier. Un petit sort d’invisibilité lui avait permis de sortir du camp sans souci. Désormais, il se dirigeait vers la bibliothèque de Turiel. Si un sort avait pu faire disparaître toute la magie du monde, il en existerait bien un à même de tuer un dragon. Car tous les problèmes venaient de là. Une fois les dragons morts, le choix n’existerait plus et Elmarion pourrait contrôler le monde sans personne pour s’opposer à lui.
Il atteignit la grotte rapidement, un sort de repérage lui permettant de connaître la bonne direction à suivre. Avec le groupe, il n’avait pu l’utiliser car il ignorait où ils allaient, la voyante étant la seule à posséder cette information. Là, sa magie était utile et Elmarion se sentait fantastiquement bien. Bientôt, il serait le maître du monde. Quoi de plus grisant ?
Retrouver ces livres, le savoir, tout cela le rendait euphorique. Il prit les grimoires, étudiant le plus vite possible, avalant le plus de sorts, de formules, de mots. Il n’avait pas le temps de s’attarder sur la langue. Il lancerait des sorts au hasard, sans trop maîtriser leur effet mais ça n’était pas bien grave. Il apprendrait par expérience.
Il étudiait depuis deux jours, sans s’arrêter. Il mangeait des fruits secs et rechargeait son outre en eau grâce à la magie.
- Sais-tu ce qui est arrivé à Turiel ?
Elmarion hurla de terreur, tomba de son siège en entendant cette voix. Il était pourtant certain d’être seul. Il avait stratégiquement placé des objets magiques à l’entrée afin d’être prévenu de l’arrivée de quiconque. Elmarion se redressa pour regarder l’intrus : les cheveux blancs, glabre, les yeux marrons, il était plus que banal.
- Je ne suis pas un être humain, annonça l’homme. Je m’appelle Niger. Je suis le maître d’Abigaël.
Elmarion se rassit sous le choc. Parlait-il vraiment à un dragon ? Il n’était pas prêt. Il n’avait pas encore trouvé une incantation à même de tuer ces créatures.
- Sais-tu ce qui est arrivé à Turiel ? répéta Niger.
Elmarion fit signe que non.
- Il est devenu fou, dit Niger. Il s’est pris pour un dieu. Ce faisant, il a privé des centaines de milliers de gens de leur libre-arbitre et il en a tué des milliers d’autres. Comprenant son erreur, il a tenté de s’éloigner de la société mais sa folie le rongeait. Il a fini par tuer une magicienne et par en briser une autre. Veux-tu devenir comme lui ?
Elmarion fit signe que non.
- Tu es bien parti, pourtant, fit remarquer Niger. Nous avons offert la magia verborum aux sorciers mais nous leur avons surtout appris à s’en servir.
- Je connais les secrets de la magia verborum, rétorqua Elmarion : l’imagination, la connaissance et surtout, la foi. Voilà les secrets de cet art.
- Ce sont les secrets que Turiel connaissait, dit Niger, et ça l’a conduit à la folie. Un quatrième existait. Astrid Astralius n’a jamais pensé à l’écrire car il a été élevé de cette façon, sans même se rendre compte que son éducation l’avait conduit au dernier secret. À l’époque, tous les sorciers étaient élevés ainsi.
Elmarion montra qu’il attendait avec impatience de connaître enfin tous les secrets de la magia verborum.
- L’humilité, Elmarion, l’humilité, murmura Niger. Si tu n’es pas humble, la magia verborum te consumera et tu y perdras ton âme. Tu sais que tu es en train de la perdre même si tu n’arrives pas à l’admettre. Continue comme ça et tu cesseras d’exister pour donner naissance à un monstre sans cœur. Tu te rends compte que tu veux tuer des créatures que tu considères comme des dieux ?
- Vous n’êtes pas des dieux, fit remarquer Elmarion.
Niger sourit puis demanda :
- Qu’est-ce qu’un dieu ?
Elmarion ouvrit la bouche puis la referma. Il réfléchit puis admit à contrecœur :
- Des créatures immortelles aux pouvoirs incommensurables. Vous êtes un dieu.
- Nous n’avons pas la même définition d’un dieu, mais ça n’est pas réellement important, dit Niger. Ce qui compte, c’est qu’à tes yeux, je suis un dieu et que tu voulais me tuer. Pourquoi ? Pour pouvoir devenir le maître du monde. As-tu jamais voulu être le maître du monde avant de connaître la magia verborum ?
- Non, reconnut Elmarion. Je veux être un sorcier au service du peuple.
Elmarion se rendit compte de la folie qui s’emparait de lui.
- Il me suffit d’être humble ?
Niger sourit. Elmarion hocha la tête puis s’agenouilla et dit :
- Je suis votre serviteur.
Ce faisant, il se sentit infiniment mieux. Brusquement, les autres lui manquèrent. Il voulut se trouver avec eux, les aider à sauver le monde. Il se rendit compte à quel point il avait été égoïste.
- Tes compagnons ont besoin de toi, annonça Niger.
Elmarion se releva, prêt à faire tout ce qui était nécessaire.
- Ils ont besoin de l’incantation utilisée par Astrid Astralius pour sauver le monde.
- Je ne la connais pas, annonça Elmarion.
- Je me doute mais ne serait-elle pas ici, quelque part ?
- Pourquoi le serait-elle ? C’est Turiel qui a écrit ces livres. Pourquoi la connaîtrait-il ?
- D’où tirait-il ses connaissances, d’après toi ?
- Vous voulez dire qu’à la base, Astrid Astralius a écrit ces livres ?
- Astrid Astralius a travaillé ici à la recherche de l’incantation. Quand Turiel est arrivé, il a trouvé un fouillis innommable. Il lui a fallu des années pour trier, recouper les informations, retrouver la grammaire et le vocabulaire de la magia verborum.
Elmarion fut soudain très heureux que Turiel ait fait tout ce travail pour lui.
- Comment puis-je trouver cette incantation ?
- En fouillant. Si Turiel a trouvé cette incantation, il l’a forcément recopiée quelque part, même s’il ne l’a pas comprise.
- Je ne comprends pas la magia verborum. Même si je lisais l’incantation, je serais incapable de la reconnaître. Vous devriez chercher vous-même.
- Elle n’est pas là, annonça Niger. Je viens de lire tous ces livres et l’incantation ne s’y trouve pas. C’est un désastre.
- Pourquoi ? demanda Elmarion. Que comptiez-vous en faire ?
- Nous avons trouvé un moyen de faire cohabiter sur ce monde les deux magies en même temps, offrant la vie à tous les êtres magiques sans exception. Seulement, pour y parvenir, nous devons partir d’un monde sans magie. Pour faire disparaître celle présente dans l’air, nous comptions relancer le sort lancé autrefois par Astrid Astralius.
- Il suffirait peut-être de la demander à quelqu’un qui était là, murmura Elmarion davantage pour lui-même que pour le dragon. Non, c’est idiot, il était assistant. Il n’a pas dû entendre Astrid. Ou alors…
Elmarion regarda le dieu avant d’annoncer :
- Je sais. Ce n’est pas fichu.
- Que proposes-tu ?
- Pouvez-vous m’amener rapidement auprès des autres ? interrogea Elmarion.
- Tu as besoin de livres ?
- Non, assura Elmarion.
- Alors sors de la mine. Je t’y rejoins.
Elmarion sortit pour découvrir un dragon noir magnifique devant lui. Il grimpa sur son dos, peu rassuré et le dragon prit son envol. Elmarion savoura les quelques instants que prirent le déplacement. L’atterrissage fut brusque mais Elmarion était aux anges, surtout quand il vit les yeux effarés de ses compagnons. Il descendit du dos du dragon, se dirigea vers Taïmy et lança :
- Vous voulez l’incantation d’Astrid Astralius ?
Taïmy hocha la tête.
- Il suffit de retourner là-bas et de l’écouter, dit Elmarion.
Un moment, Taïmy ne comprit pas puis la lumière se fit. Les autres – dragons y compris – restèrent pantois face à cette déclaration.
- La pierre de Sakku, annonça Taïmy. Tu veux l’utiliser pour retourner dans le temps ! C’est brillant ! J’envoie un message à Julia. Elle est chez les ensorceleurs.
- Je vais la chercher, dit Baca avant de se transformer en dragon et de disparaître dans les nuages.
Niger demanda à être informé sur cette pierre et Taïmy lui expliqua comment Sakku avait été projeté quatre siècles en avant par la magie des ensorceleurs cherchant à téléporter les habitants du monde en perdition. Quand il eut fini, il se tourna vers Elmarion et demanda :
- Comment es-tu au courant pour la pierre de Sakku ?
- Il n’y a aucun objet magique que vous possédiez qui échappe à la vigilance des Mordens, déclara Elmarion.
Taïmy fit la moue avant de sourire. Après tout, ça leur permettrait sûrement de rendre à ce monde son intégrité.
Baca revint, portant trois personnes. Julia, son assistante Tessy et Amylin, le suzerain des ensorceleurs, rejoignirent le groupe. Julia lança immédiatement un sourire à Yohan, qui, pour la première fois, le lui rendit. Rendu vivant par la présence de la Perle et sa magie, il était enfin capable d’aimer. Julia en devint toute rouge. Amylin prit la parole :
- La pierre fonctionne par simple contact. C’est pourquoi nous la conservons dans un sac. Normalement, elle est fonctionnelle. Depuis des années, nous étudions son fonctionnement. Je crains que votre idée, Elmarion, ne soit pas réalisable, en tout cas pas aussi aisément que vous le pensez.
- Pourquoi ? demanda Elmarion qui ne voyait pas où était le problème.
- Cette pierre n’a pas été conçue pour voyager dans le temps, mais dans l’espace. Son fonctionnement, a priori, n’a rien de compliqué. Lors de sa création, le lieu – donc le moment – de départ a été placé dans la pierre. Sakku avait pour rôle d’indiquer à la pierre le lieu – donc le moment – d’arrivée. Ensuite, la pierre se contente de regarder le lieu – donc le moment – le plus éloigné du lieu – donc du moment – du départ et d’y envoyer l’utilisateur de la pierre.
Elmarion, qui n’avait pas tout suivi, lança :
- Vous pourriez traduire ça en langage plus clair ?
- Quiconque touche la pierre maintenant se retrouve au moment de sa création, soit environ un peu avant la disparition de la magie, commença Amylin.
- C’est parfait ! dit Elmarion.
- Quiconque touche la pierre à l’époque de sa création se retrouve au moment où Sakku est arrivé ici…
Elmarion en perdit son sourire.
- Quoi ? s’exclama-t-il.
- Je n’étais même pas né quand Sakku est arrivé sur notre monde ! s’exclama Taïmy. Cela signifie attendre une vie entière ! s’exclama Taïmy en sachant qu’il n’était pas volontaire.
- Exactement, attesta Amylin.
Elmarion avala difficilement sa salive. Ça, il ne l’avait pas prévu.
- Il va falloir trouver des volontaires, dit Niger. Réfléchissez-y tous. Il s’agit de vous sacrifier pour que ce monde soit plus juste et plus équitable.
Elmarion sut immédiatement qu’il était volontaire mais il ne dit rien. Il avait une chose à faire avant. Tout le monde se dispersa, perdu dans ses pensées. Julia se colla contre Yohan sans s’éloigner car l’ensorceleur n’était vivant qu’à proximité de la Perle.
- Bientôt, nous pourrons aller où nous voulons ensemble, promit Yohan.
- Tu ne comptes pas te porter volontaire ! s’exclama Julia.
- Non, assura le jeune homme. Que ferais-je une fois là-bas sans le moindre pouvoir ? C’est le rôle de Taïmy de se proposer. C’est lui, l’archimage.
- Il ne se proposera jamais, dit Julia. Tu le connais. Quant à moi, je le ferais bien mais ça signifierait vivre tout ce temps sans toi. J’en suis incapable.
Yohan sourit et embrassa la magicienne. Elmarion se tourna vers Taïmy. Le magicien discutait avec Philippe. Il n’avait jamais vu l’archimage échanger avec son premier assistant sans s’énerver. Pourtant, il restait calme. Elmarion s’approcha pour entendre.
- Je ne veux pas y aller, dit Taïmy. Je sais que je suis censé le faire mais je refuse. Je ne suis pas un soldat, ni un héros. Je suis un dirigeant. Je ne veux pas que ça change.
Philippe ne dit rien.
- Tu ne m’engueules pas ? s’étonna Taïmy.
- Pourquoi ? Parce que tu refuses de passer une vie entière loin des tiens ? Non, je comprends. Je ne veux pas non plus m’exiler de la sorte. On ne peut réclamer cela de personne. Si tu ne le souhaites pas, c’est ton droit !
Taïmy sourit à son ami et hocha la tête. Elmarion chercha des yeux les personnes qu’il cherchait. Ne les trouvant pas, il murmura :
- Tropare, Abigaël.
La magie lui apprit où était la jeune femme. Il la rejoignit. Elle regardait l’horizon.
- Tu es volontaire, n’est-ce pas ? dit Elmarion.
Abigaël le regarda puis hocha la tête.
- Moi aussi, lui apprit Elmarion et la jeune femme sursauta.
- Quoi ? Toi ?
Elle n’y croyait pas.
- Je t’explique si tu promets de garder un secret, dit Elmarion.
Abigaël hocha la tête.
- La magia verborum tue quiconque l’utilise mal. Elle rend son porteur fou, ivre de pouvoir, égoïste. Il finit par en mourir. C’est ce qui est arrivé à Turiel.
- Et donc ? lança Abigaël en serrant les dents.
- Le secret pour l’utiliser sans danger, c’est de se montrer humble. Je suis le serviteur de Niger. La magia verborum m’a rendu… détestable ces derniers temps. Ça n’était pas moi, je te le jure. Je suis… Je suis vraiment désolé, dit Elmarion en s’agenouillant devant la jeune femme. Veux-tu bien me pardonner ?
Abigaël en eut le souffle coupé. Des larmes lui montèrent aux yeux. Elle acquiesça d’un geste de la tête. Elmarion se releva puis demanda :
- Pourquoi n’as-tu pas dit devant tout le monde que tu étais volontaire ?
- Parce que Philippe ne l’aurait pas accepté. On s’est beaucoup rapproché ces derniers temps, lui apprit Abigaël.
- Je suis volontaire. Une seule personne suffit, fit remarquer Elmarion. Tu peux rester et vivre ta vie avec Philippe.
Abigaël en resta pantoise. Le Morden venait de lui proposer de partager sa vie avec le jeune assistant. Ainsi, il disait la vérité. Il avait changé.
- Je t’aime, dit Abigaël avant d’embrasser le sorcier.
Elmarion la laissa faire puis la repoussa.
- Je ne sais pas si je t’aime, avoua Elmarion. J’éprouve de forts sentiments pour toi mais je ne sais pas où ils mèneront. Je préfère être sincère.
- Je t’aime, répéta Abigaël. Et si on partait ensemble ? Toi et moi, sans Philippe, sans personne. Tu voudrais bien ?
Elmarion regarda Abigaël. La jeune femme était sincère. Elle venait vraiment de lui proposer de passer la prochaine vie avec lui, loin de son compagnon actuel. Elmarion dut admettre que le courage de la jeune femme lui plaisait plus que tout. Au départ, il avait vu chez Abigaël une femme douée et intelligente dont il fallait se méfier. Aujourd’hui, il connaissait la vérité et Abigaël n’était plus l’ennemie. Il n’avait plus besoin de jouer avec elle.
- Je t’apprendrai la magia verborum, promit Abigaël.
Elmarion sourit à cette proposition indécente.
- Je n’en ressens plus le besoin, assura Elmarion. Je suis en paix avec cette partie de moi-même. De plus, loin de Niger, tu ne la connaîtras plus.
Abigaël réfléchit à cette remarque. Son lien serait-il brisé ? Cette idée lui tordit les intestins. Elmarion allait parler mais elle le fit taire d’un mouvement avant de murmurer :
- Maître ?
- Oui ? répondit Niger dans sa tête.
- Si je retourne dans le temps, notre lien sera-t-il toujours présent ?
- Tu es volontaire ? s’exclama Niger.
- Ça dépend de votre réponse, je crois.
Niger mit un moment à répondre :
- Le lien perdurera.
- Alors je suis volontaire et Elmarion aussi. Nous partirons ensemble.
Abigaël regarda Elmarion et sourit. Le jeune homme lui prit la main.
- Je t’apprendrai la magia verborum, répéta Abigaël en faisant un clin d’œil au sorcier qui sourit en retour.
vont-ils réussir leur mission ? qui est la fille d'Elmarion et que va devenir Philippe ?