Trois jours plus tard, le groupe s’était arrêté pour la nuit. Il faisait déjà très sombre et seul le feu illuminait les voyageurs. Abigaël s'était vite rendue compte que le groupe n’en était pas vraiment un. C’était plutôt un assemblage très instable de binômes : Astral et Ismaël avançaient ensemble. Elmarion et Yohan bavardaient mais Yohan, mort-vivant, rendait le couple très particulier. Philippe traînait avec Abigaël qui aurait préféré qu’il s’abstienne. Moratus et Taïmy guidaient les compagnons en cherchant sans cesse à prendre le dessus sur l’autre. Si des conversations obligeaient des binômes à interagir entre eux, les tons devenaient froids et agressifs.
Philippe était le larbin. Il s’occupait des chevaux, de la vaisselle, de la lessive, de ranger le camp et de préparer le matériel le matin. Moratus faisait la cuisine. Il semblait doué pour cela et Astral l’assistait mais même là, Moratus ne décrochait pas un sourire à la voyante. Taïmy ne faisait jamais rien. Il se contentait de profiter du voyage. Abigaël comprit qu’il ne devait pas trop se fatiguer.
La jeune femme décida d’aider Philippe à s’occuper des chevaux, le déchargeant ainsi d’une partie de son travail. Même si cela lui était très pénible, elle se força à répondre aux avances du jeune homme. Abigaël avait besoin d’un allié dans le groupe et elle s’était vite aperçue qu’Elmarion ne lui faisait aucunement confiance.
Pourtant, ses sentiments pour le Morden grandissaient un peu plus chaque jour. Plus elle le découvrait et plus elle l’aimait. Elle aurait voulu être quelqu’un d’autre, l’avoir rencontré dans d'autres circonstances. Sourire à Philippe était une véritable torture pour elle mais sa mission l’exigeait.
Elle vérifiait les sabots du hongre de Moratus lorsque ce dernier apparut près d’elle. Abigaël sursauta. D’habitude, le nécromancien ne venait pas lui parler.
- Comment va-t-il ? interrogea Moratus.
Abigaël ne comprenait pas. Depuis quand le serviteur de la mort s’inquiétait-il pour sa monture ? Ça n’avait pas de sens. Elle sentit sa nuque la picoter puis une voix résonna dans sa tête, celle de son maître. C’était la première fois qu’il communiquait de cette manière et Abigaël trouva cela très désagréable. D’habitude, il venait tout simplement. Forcément, s’il était apparu au milieu du groupe, ça aurait été une catastrophe.
- Abi, ils sont en train de te tester. Elmarion porte un objet magique capable de savoir si tu mens.
- Vous ne pouvez pas empêcher cet objet de fonctionner ? interrogea Abigaël en pensée tout en répondant poliment à Moratus que sa monture se portait à merveille.
- Je le pourrais, mais cela paraîtrait louche. Pour t’aider, je peux uniquement te dire ceci : cet objet a un défaut majeur. Il ne décèle que les mensonges dans les mots, pas dans les attitudes ou les sentiments. À toi de jouer finement.
« Super », pensa Abigaël.
- Vous savez, commença Moratus alors qu’Abigaël regardait nonchalamment autour d’elle à la recherche du Morden, quand je suis né, la magie n’était pas encore revenue. Je n’étais qu’un mort-vivant et j’ai été emmené par un Morden.
Les bras d’Elmarion le brûlaient. Cela prouvait qu’ils fonctionnaient car le Morden savait que Moratus mentait.
- Je suis devenu son esclave pendant plusieurs années avant de m’enfuir, continua le nécromancien.
Abigaël sut qu’il mentait. Nul ne s’échappait de l’esclavage des anciens Mordens.
- Je sais ce que ça fait d’être emmené loin des siens, continua Moratus, de n’avoir qu’une envie, les revoir.
- Ma famille me manque, répondit Abigaël, c’est certain. Mais je dois rester avec vous. C’est une question d’honneur.
Elle avait pesé ses mots avec beaucoup d’attention. Elmarion jura entre ses dents. La jeune femme avait dit la vérité mais ça ne prouvait rien. Elmarion fit signe à Moratus de continuer. Abigaël suivit le regard du nécromancien et aperçut enfin le Morden à moitié dissimulé derrière un arbre. Elle fit le tour du cheval, faisant croire de s’en occuper, afin d’avoir le jeune homme dans son champ de vision, privant par la même Moratus de ce même contact visuel. Le Morden afficha une moue de colère et Abigaël sourit. Ça ne se passait pas si mal.
- Vous avez été emmenée de force il y a longtemps ? interrogea Moratus.
- Quand on a dû quitter les siens, ça fait toujours trop longtemps, répondit Abigaël.
Prononcer des banalités pareilles la mettait à l’abri de la notion de mensonge et de vérité.
- Quand je suis revenu chez moi, les miens m’ont difficilement accepté, mentit Moratus. Ils ont dit que j’avais changé. J’espère que ça ne sera pas le cas pour vous.
- Je trouverai toujours un endroit où être la bienvenue et une épaule attentive et réconfortante. Je ne m’en fais pas pour ça, répondit Abigaël.
- Vous parlez sûrement de Philippe, proposa Moratus.
Abigaël ouvrit de grands yeux et montra clairement au nécromancien qu’il se mêlait d’une chose qui ne le regardait pas.
- J’ai remarqué que vous portiez des sentiments plus qu’amicaux à son égard, continua Moratus.
- J’ai remarqué que vous ne lui parliez jamais, ou alors uniquement pour lui ordonner d’effectuer une basse besogne, l’accusa Abigaël.
Moratus se crispa. Il n’aimait pas la tournure que prenait la conversation. Il avait accepté de venir parler à la jeune femme uniquement parce qu’il appréciait le jeune Morden et qu’il avait lui aussi envie de tirer les vers du nez à leur nouveau compagnon de route.
- Je vais vous demander de répondre par oui ou non à ma prochaine question, annonça Moratus.
- Je n’ai pas à obéir à vos injonctions ! répliqua Abigaël.
- Je pourrais sans difficulté faire intervenir Taïmy, précisa Moratus.
- Faites donc, répondit Abigaël avant de s’éloigner pour aller libérer sa vessie d’un besoin urgent.
Quand elle revint, Taïmy lui fit signe de le rejoindre.
- Vous répondez à ma question par oui ou non, ni plus, ni moins, annonça le magicien sans faire preuve de la moindre subtilité.
Abigaël était contente. Elle avait forcé Elmarion et Moratus à dévoiler une partie de leur jeu au magicien. Ainsi, Taïmy avait appris que ses compagnons avaient monté un coup contre elle sans le prévenir, alors qu’il était censé être le chef du groupe. Les dissensions au sein du groupe permettaient à Abigaël d’y naviguer plus aisément.
- Êtes-vous parmi nous dans le but de nous nuire ? demanda Taïmy.
- Non, je veux vous aider, répondit Abigaël ravie que le magicien ait posé la question de cette façon. Puis-je aller manger ?
Taïmy jeta un œil sur Elmarion. Le Morden soupira puis, d’un geste, annonça à regret que la jeune femme disait la vérité. Le Morden n’y comprenait plus rien. Si la nouvelle venue était réellement là pour les aider, alors pourquoi leur mentait-elle ? Ça n’avait pas de sens.
- Ce n’est pas logique, murmura Elmarion.
- Peut-être que tu te sers mal des serres-poignets, proposa Moratus.
- Je ne vois pas comment, répliqua Elmarion. Je les active, ils fonctionnent, voilà tout.
- Je t’ai prévenu que leur utilisation était complexe, intervint Yohan. La vérité n’est pas une chose universelle et certainement pas objective. Elle dépend de chaque point de vue. Nous savons désormais qu’Abigaël pense sincèrement être avec nous pour nous aider. Cela ne veut pas dire que c’est le cas.
Elmarion frissonna. Oui, cet interrogatoire n’avait servi à rien. Il allait falloir trouver un autre moyen. La nuit tomba et Taïmy prit le premier tour de garde, le plus agréable. Ismaël prit le second et Philippe le troisième, le plus difficile car il fallait couper sa nuit en deux. Le jeune homme était très fatigué. Il fut éveillé brutalement. Quelqu’un le secouait. Il ouvrit les yeux et un horrible mal de crâne le saisit.
- Tu es censé monter la garde et tu dors ! s’écria Taïmy. Mais tu n’es vraiment bon à rien.
Le magicien lâcha le jeune homme tout en continuant à l’insulter et Philippe put voir ce qui l’entourait. Huit corps gisaient sur le sol tandis qu’Elmarion rangeait précautionneusement sa feuille d’ange.
- Que s’est-il passé ? interrogea Philippe, sous le choc.
- Tu t’es endormi, voilà ce qui s’est passé, accusa Taïmy. Heureusement que Yohan a le sommeil léger. Il s’est réveillé juste à temps pour empêcher une épée de lui traverser le corps. Il a eu la bonne idée de hurler pour réveiller tout le monde.
Philippe tâta son crâne. Du sang couvrit ses doigts. Il avait horriblement mal et il voyait flou.
- Ils t’ont assommé d’un bon coup sur la tête, expliqua Taïmy. Elmarion, viens donc guérir ce bon à rien, même s’il ne le mérite pas.
Le Morden s’avança.
- Toi aussi, tu me dois des explications, annonça le magicien. Depuis quand sais-tu lancer des sorts ?
- Hier soir, répondit Elmarion. J’ai fini l’introduction à la magia verborum.
- Super, dit le magicien, et tu n’as pas trouvé important de me le dire ?
- Pas vraiment, non, répondit Elmarion.
- Cette lumière est insupportable ! s’exclama Taïmy.
Philippe, la blessure enfin guérie par la feuille d’ange, se rendit compte que dans le ciel, la lune et les étoiles étaient visibles. Il faisait nuit et pourtant, on y voyait comme en plein jour. Une lumière diffuse éclairait tout, sans créer d’ombre. Elle venait de partout à la fois. L’effet était étrange. Philippe avait mis cela sur le compte de sa blessure mais il n’en était rien.
- Je ne sais pas l’arrêter, annonça Elmarion. Je sais lancer un sort. Je pensais qu’il s’arrêterait dès que je le voudrais, mais non. Ça m’embête encore plus que toi car ce truc va me tuer à petit feu.
- Ton bouquin ne dit pas comment faire ? lança Taïmy.
- Si, mais j’aime l’idée de voir ma vie être aspirée par un sort de lumière, ironisa Elmarion.
- Ne risques-tu pas d’aspirer toute la magie du monde ? interrogea Yohan.
- Yohan ! hurla Elmarion sur les nerfs. Arrête ça ! Je ne suis pas celui qui fera disparaître la magie, d’accord ! Ça n’est pas moi ! Tu crois vraiment qu’un sort qui illumine sur cinq mètres peut aspirer toute la magie du monde ? Non, elle aspire uniquement ma capacité à lancer un sort et lorsque je serai trop fatigué, je mourrai, voilà tout. Ne t’inquiète pas, je risque seulement ma vie. Ta précieuse magie ne risque rien. Tu veux une preuve ?
Yohan recula sous le choc. Elmarion était son ami. L’entendre lui parler de la sorte le choqua. Naturellement, étant aveugle aux sentiments humains, il n’en fut pas attristé mais il fut troublé. Elmarion s’approcha de la voyante et demanda :
- Astral, accepteriez-vous de me tirer les cartes ?
Tous sursautèrent. C’était ça, sa solution ? Yohan s’en voulut de ne pas y avoir pensé avant. Si Elmarion était responsable de la disparition de la magie, Astral ne pourrait en toute logique pas lire son avenir puisque cet endroit et ce moment précis échappait à leurs perceptions.
- Vous ne pouvez pas faire cela ? interrogea Elmarion, cherchant volontairement à titiller la voyante.
- Évidemment que si, assura Astral, mais ce système est loin d'être certain, et les prédictions sont très évasives, le prévint Astral.
- Je prends le risque, annonça Elmarion en s'installant devant la voyante.
Astral sortit un paquet de cartes de tarot et demanda à Elmarion de le toucher. Puis, elle le mélangea plusieurs fois, ferma les yeux, les rouvrit et étala le jeu. Elle retira plusieurs cartes, demanda à Elmarion d'en retirer plusieurs également – mais seulement de la main gauche – puis les plaça de manière à ce qu'elles forment une configuration étrange. Astral retourna les cartes une par une, dans un ordre qu'elle seule comprenait. Lorsque toutes furent retournées, elle annonça d'une voix grave :
- Le jeu est… embrouillé. Je ne suis pas sûre de bien comprendre. Il annonce que ta fille va bientôt rencontrer l'homme de sa vie.
- Bientôt ? répéta Elmarion. Astral, je n'ai pas de fille. Que signifie "bientôt" pour les voyants ?
Astral continua comme s'il n'avait rien dit :
- Je vois l'amour mais aussi que tu vas nous trahir. Tu vas retrouver des amis perdus depuis longtemps et tu vas bientôt mourir.
Astral se tut.
- C'est ça, votre prédiction ? demanda Elmarion nullement touché par le fait qu’il allait « bientôt » mourir car visiblement, ce mot n’avait aucun sens.
Astral acquiesça. Elmarion reprit :
- C'est incompréhensible. Je comprends mieux pourquoi nous sommes perdus au milieu de la montagne.
Sur ces mots, il se leva et s’éloigna, dégoûté que la voyante soit aussi peu douée.
- Il va nous trahir ? répéta Taïmy.
- Il va aussi mourir, remarqua Yohan.
- Astral, tu es sûre de ton tirage ? interrogea Ismaël.
- Oui, très, sauf qu’Elmarion a raison, rien n’a de sens ! Sa fille est censée trouver l’amour bientôt, assura Astral.
- Que signifie « bientôt » pour les voyants ? demanda Yohan.
- La même chose que pour tout le monde ! s’exclama Astral. Quelques jours, tout au plus.
- Sauf qu'Elmarion n'a pas d'enfant, annonça Yohan.
Plus personne ne dit mot. Si l’une des prédictions de la voyante était fausse, comment pouvait-on apporter le moindre crédit aux autres ? Le doute s’insinua dans les esprits. Et si Astral se trompait, y compris sur la direction à prendre ?
Abigaël profita de l’ambiance morose pour rejoindre furtivement Elmarion. Le retrouver ne fut pas difficile, car il rayonnait, son sort de lumière toujours actif.
- Sortis finis, annonça Abigaël.
- Quoi ? dit Elmarion.
- Sortis finis, répéta Abigaël. C’est l’incantation pour mettre fin à un sort. Je l’ai lue dans un des livres de la bibliothèque. Je ne sais pas pourquoi il m’est resté.
Les serres-poignets d’Elmarion le brûlaient. Non pour l’incantation mais quant à l’endroit où Abigaël l’avait apprise.
- Sortis finis, dit Elmarion en activant ses pouvoirs.
La lumière s’estompa doucement avant de disparaître complètement. Abigaël sourit. Un problème de moins. Voilà qui allait sûrement resserrer les liens du groupe.
- Merci, murmura Elmarion en regardant Abigaël dans les yeux.
Il sourit. Il connaissait l’effet de ce sourire sur les femmes et il ne fut pas déçu du résultat. Il vit Abigaël se mettre à trembler et à sourire bêtement.
- De…. De rien, bredouilla-t-elle.
Il se pencha vers elle et embrassa la jeune femme. Abigaël répondit avec fougue au baiser. Elle attendait ça depuis tellement longtemps. Philippe, à quelques pas de là, regardait la scène avec une moue de haine. On lui réservait les pires tâches et voilà qu’on lui prenait la seule personne qui comptait pour lui. Il retourna au camp, rageur.
Elmarion mit fin au baiser puis retourna auprès des autres, annonçant que, finalement, il s’était souvenu de l’incantation. Abigaël revint et s’enroula dans sa couverture. La nuit n’était pas encore terminée. Elle tenait à profiter des derniers moments de sommeil disponibles.
Elmarion demanda à prendre le tour de garde et tous acceptèrent. Rapidement, le camp devint silencieux. Elmarion réfléchit. Si Abigaël n’avait pas appris l’incantation dans un livre de la bibliothèque, où avait-elle pu l’apprendre ? Cela méritait qu’on y prête attention… beaucoup d’attention.
Ils marchaient depuis des heures. Le chemin rétrécissait. Sur leur gauche, la falaise, abrupte et lisse, les dominait de sa hauteur. À leur droite, le précipice aurait fait trembler n’importe qui.
Le chemin qu’ils empruntaient faisait presque vingt pas de large. Il était rassurant mais il tournait sans cesse. Tous craignaient une attaque surprise, qui, sur un terrain pareil, ne serait pas sans risque.
Astral avançait de plus en plus vite. À l’écouter, ils s’approchaient du bon endroit. Cela faisait des heures qu’ils n’étaient plus qu’à deux cent pas de l’arrivée. Nul n’osait dire tout haut ce que tout le monde pensait tout bas. Personne ne voulait se disputer dans un endroit pareil, où il n’y avait nulle cachette ou intimité.
Moratus devait sans cesse empêcher Astral de lui passer devant. La voyante, incapable de se battre, aurait fait une cible trop facile si un ours s’était montré au détour d’un virage. Le chemin fit à nouveau une courbe et on put de nouveau voir loin devant. Astral continua bille en tête mais les autres s’arrêtèrent. Surprise, elle lança :
- Venez ! Qu’est-ce que vous faites ? On y est presque !
Pour toute réponse, Taïmy désigna la falaise, de l’autre côté du précipice. Astral se tourna et regarda dans la direction. D’ici, on voyait clairement le chemin… ou plus exactement l’absence de chemin.
Un gros rocher, en contre bas, racontait ce qui s’était passé. En se détachant, il avait heurté le bord, l’entraînant avec lui. Sur au moins trente pas, un trou béant s’offrait à quiconque voulait passer. Cela faisait des heures que le groupe avançait sans avoir jamais croisé d’intersection. Devoir faire marche arrière leur prendrait toute la journée. Il faudrait ensuite qu’ils trouvent un autre chemin. Nul ne dit rien mais les soupirs parlèrent pour eux.
Ismaël n’avait presque pas d’énergie. Il n’était pas en mesure de manipuler la magie pour créer un passage. Taïmy n’avait pas assez d’énergie personnelle pour créer un pont ou pour faire passer huit personnes et sept chevaux. Moratus était vidé depuis longtemps. Le magicien se tourna vers le sorcier. Elmarion secoua négativement la tête. Ainsi, le jeune homme ne connaissait toujours pas assez de magia verborum pour aider réellement le groupe. Taïmy secoua la tête. Il n’était entouré que d’un ramassis d’incapables mais le temps pressait. Pas moyen de changer de compagnons maintenant. Il allait devoir faire avec.
- La nuit va bientôt tomber, annonça Taïmy. Je propose qu’on monte le camp ici. Les ours doivent savoir que le passage est condamné. Ils ne viennent probablement jamais par ici.
- Dormir avec un précipice à quelques pas ? s’exclama Astral en tremblant.
- Il faudra bien, maugréa Ismaël.
Philippe sortit le petit bois amassé le matin même. Moratus l’assembla. Taïmy allait l’allumer avec ses pouvoirs mais il se ravisa. Il se tourna vers Elmarion et lança :
- Tu saurais allumer un feu avec la magia verborum ? Quitte à utiliser de l’énergie, je préfère que ça soit celle quasi illimitée du monde que la mienne.
- En magia verborum, feu se dit focus, annonça Elmarion. Il suffit que j’active mes pouvoirs pour lancer le sort mais se contenter de dire « feu » est un peu risqué. Je ne suis pas en mesure de savoir si les flammes vont être petites ou grandes. Pour mieux contrôler, il faudrait que je fasse une phrase et j’en suis incapable.
- On ne va pas risquer d’enflammer tout l’équipement, conseilla Moratus.
Taïmy hocha la tête. Un feu, conséquence du sort du magicien, apparut tandis que Taïmy lançait :
- Avec un vrai sorcier, ça serait tellement plus pratique.
Elmarion préféra ne rien répondre. L’archimage n’était peut-être pas content, mais Elmarion était le seul sorcier au monde. Aucun autre Morden ne connaissait ne serait-ce qu’un mot en magia verborum. Lorsque le magicien lui tourna le dos, Elmarion lui tira la langue. Moratus et Abigaël captèrent le geste et ils sourirent en silence.
Le dîner terminé, chacun se chercha un endroit agréable pour dormir mais ça n’était pas évident sur ces rochers inégaux. Abigaël se tournait un moment sans trouver le sommeil lorsque sa nuque la picota. Elle se leva, prétextant un besoin naturel et s’éloigna pour plus d’intimité.
- C’est trop long, dit son maître dans sa tête. La Perle va bientôt se réveiller. Vous devriez déjà y être.
- C’est bizarre, murmura Abigaël. Leur voyante dit que la menace ne viendra pas avant la prochaine lune.
- Ses forces lui reviennent rapidement. Dans maximum deux jours, elle sera en mesure de reprendre son bien. Il faut agir vite.
- Nous n’y serons pas à temps, maugréa Abigaël. Le chemin est coupé. Nous devons faire demi-tour. Cela nous prendra une bonne demi-journée et ensuite, il faudra trouver un autre chemin. Ils ne connaissent pas ces montagnes. Ils se contentent de suivre un cap en prenant le chemin qui semble y mener. La plupart du temps, ils se trompent. Je ne peux pas leur dire quel chemin est le bon. Comment pourrais-je expliquer que je sais ça ?
- Le sorcier semble t’apprécier, fit remarquer son maître. Donne-lui la bonne formule et il comblera le chemin.
- Et comment je lui explique que je sais ça ? s’exclama Abigaël. Il a déjà des doutes sur moi.
- Sans aucun doute, mais il veut apprendre la magia verborum. C’est d’ailleurs la seule raison pour laquelle il t’a embrassée.
- Quoi ? s’écria Abigaël, blessée.
- Tu dois en profiter. Il veut t’utiliser ? Soit ! Rends-lui la monnaie de sa pièce. Tu connais l’incantation alors dis-la lui. Il est là. Tu n’as pas été assez discrète en me parlant. Il t’a entendue et il est venu voir. Méfie-toi, en ta présence, il active tout le temps ses serres-poignets.
Abigaël sentit son maître sortir de ses pensées. Elle grinça des dents.
- Je sais que tu es là, Elmarion, lança Abigaël.
Le sorcier s’avança à découvert puis murmura :
- Tu parlais avec qui ? Je n’ai vu personne. Ton interlocuteur serait-il invisible ? À moins qu’il n’existe que dans ta tête…
- Je peux vous aider à franchir l’obstacle, annonça Abigaël.
Elmarion allait parler mais Abigaël le coupa :
- Tes serres-poignets te disent que je ne mens pas. Tu veux poser des questions ou que je t’aide ? Il faut choisir, précisa la jeune femme.
Elmarion réfléchit une seconde puis il sourit, un sourire charmeur, visant à la séduire. Abigaël se retint de le gifler.
- D’accord, accepta Elmarion. De l’aide et pas de question.
- Haec via eam antiquam gloriam rursus habet, dit Abigaël.
Elmarion frémit. La jeune femme connaissait excellemment bien la magia verborum, chose normalement impossible.
- Ce qui signifie ?
- Ce chemin retrouve sa gloire d’antan, traduisit Abigaël.
- Je suis débutant, précisa Elmarion. Ça ne risque pas de me tuer de lancer un sort comme ça ?
- Non, tu ne risques rien, assura Abigaël en se contenant.
Elle avait envie de se jeter sur le jeune homme. De le frapper jusqu’à ce qu’il la supplie d’arrêter. Il n’avait de cesse de la transpercer des yeux. Il imitait à la perfection l’affection. Pourtant, il ne ressentait rien pour elle sinon une attirance certaine pour ses connaissances. Abigaël, de son côté, ne pouvait empêcher son cœur de battre en la présence du sorcier. Pourquoi était-ce Philippe, et non lui, qui était tombé amoureux d'elle ?
- Comment allons-nous expliquer ça aux autres ? interrogea Elmarion.
- Tu t’es entraîné ? proposa Abigaël d’un ton cinglant.
Elmarion tressauta mais hocha la tête. Ça allait paraître gros mais pourquoi pas. Grâce à sa lumière, Elmarion s’éloignait souvent la nuit pour lire. Il lui suffirait de dire qu’il avait trouvé une phrase dans un des livres qu’il avait emmenés. Une coïncidence étrange mais qui satisferait suffisamment les autres pour qu’ils ne posent pas davantage de questions.
Elmarion murmura la phrase en activant ses pouvoirs. Il ne sentit rien de particulier. Ceci dit, lorsqu'il avait lancé son sort de lumière, il n'avait rien senti non plus. De là où ils étaient et par cette nuit noire, ils ne pouvaient pas voir le chemin fracturé.
- Ça a marché ? interrogea Elmarion.
- Je n’en sais rien, fit remarquer Abigaël. Je ne suis pas voyante. On verra demain matin.
Abigaël retourna à sa couverture. Elmarion se tourna vers la nuit d’encre qui masquait le chemin. Évidemment que ça n’avait pas marché puisqu’Elmarion en doutait. Pour lancer un sort, il fallait que le sorcier y croie, de tout son cœur, de toute son âme, qu’il soit convaincu de sa toute puissance. La réponse d'Abigaël – honnête d’après les serres-poignet - prouvait que si la jeune femme parlait la magia verborum, elle ignorait les secrets de son fonctionnement.
Elmarion contrôla sa respiration et plongea aux tréfonds de son âme. Un sourire marqua sa foi en lui-même retrouvée. Le sort fut à peine murmuré. Il n’y eut à nouveau ni bruit, ni souffle mais Elmarion le savait. Cette fois, ça avait réussi. Nul besoin de le vérifier. Le chemin était revenu. Demain, il atteindrait enfin l’endroit où la magie devait disparaître.
Elmarion retourna se coucher, un sourire aux lèvres. Philippe le vit revenir, quelques instants seulement après Abigaël. Le jeune homme ne parvenait pas à dormir. Il avait entendu des voix. Il allait se lever lorsqu’il avait vu revenir Abigaël et maintenant, Elmarion. Philippe se crispa et une violente colère monta en lui. Le Morden comptait vraiment lui prendre sa bien-aimée. Il n’allait pas se laisser faire.
Le lendemain, Philippe fut extrêmement attentif au comportement d'Abigaël et d'Elmarion, mais rien au lever n'était anormal. Ils ne se regardaient ni ne s'adressaient la parole. Ce fut Moratus qui remarqua en premier le changement.
- Le chemin ! Regardez ! s’écria-t-il.
Tous se tournèrent vers la falaise. Le chemin était entier. Le trou n’existait plus. Philippe jeta un coup d’œil vers Elmarion et Abigaël. Il vit les deux acolytes se lancer un rapide regard entendu, accompagné d’un léger sourire. Abigaël sembla encourager Elmarion d’un geste du menton.
- Alors, je ne suis toujours pas un vrai sorcier ? lança Elmarion.
Taïmy se tourna vers lui, éberlué.
- Tu as fait ça ?
- Comme tous les soirs, je suis allé étudier, commença Elmarion mais Philippe savait qu’il mentait.
Hier soir, il n’avait pas étudié. Il avait juste discuté avec Abigaël. Qu’est-ce que cela signifiait ?
- Je ne veux pas les détails, le coupa Taïmy d’une voix mordante. Tu l’as fait, c’est l’essentiel. On repart.
Elmarion n’en revint pas. Taïmy n’avait même pas pris la peine de le féliciter ou de le remercier. Il attrapa le magicien par le bras, le força à se tourner vers lui et siffla :
- Des remerciements t’arracheraient la gueule ?
- Elmarion ? s’étonna Abigaël. Qu’est-ce que…
- Lâche-moi, ordonna Taïmy.
Aucun des deux hommes ne prêtait attention à la jeune femme.
- Sinon quoi ? continua Elmarion.
Taïmy regarda le sorcier dans les yeux mais le jeune homme ne semblait pas le moins du monde prêt à lâcher.
- D’accord, soupira Taïmy. Bravo et merci. Voilà, tu es content ? On peut repartir ? Désolé, mais je n’ai pas le temps de te faire une médaille.
Taïmy dégagea son bras d’un geste brusque tandis que les yeux d’Elmarion continuaient à lancer du feu.
- Calme-toi, chuchota Yohan en posant amicalement sa main sur le bras du sorcier. Tu sais bien que ça n’en vaut pas la peine.
- Il me doit le respect, articula Elmarion.
- Je ne sais pas ce que tu as, mais ces derniers temps, je trouve… que tu lui ressembles de plus en plus. Tu as changé, Elmarion.
- Oui, j’ai pris confiance en moi et j’arrête de me laisser marcher dessus. Je ne vois pas où est le mal. Je mérite qu’on me respecte.
- Tout le monde mérite le respect, admit Yohan. L’obtenir par la force n’est pas forcément la meilleure idée.
Elmarion se tourna pour aller récupérer ses affaires. Ce faisant, il constata que Philippe aidait Abigaël à ranger les siennes. Il lui parlait et elle riait. Elmarion s’avança, s’arrêta à côté de Philippe et menaça :
- Éloigne-toi d’elle. Elle est à moi.
Abigaël se redressa et cette fois, fit ce dont elle avait eu envie le soir précédent : elle gifla le jeune homme.
- Je n’appartiens à personne ! s’exclama Abigaël. J’ai le droit d’apprécier sa présence et il a le droit de profiter de la mienne.
Elmarion sentit la colère gronder. Elle avait osé porter la main sur lui. Il se souvint que c’était à elle qu’il devait ses pouvoirs. Il ravala sa rage et s’éloigna sans rien dire. Philippe sourit. À ses yeux, Abigaël venait de faire son choix et il était l’heureux gagnant. Il prit la main de la jeune femme qui le laissa faire. Elle avait besoin de compagnie, d’une épaule sur laquelle se reposer. Même si elle n’aimait pas Philippe, il était le seul à lui témoigner une affection véritable.
- Le comportement d’Elmarion ne me plaît pas, annonça Moratus à Taïmy qui avançait en tête.
- Ce gamin arrogant ne m’a jamais plu, répliqua Taïmy.
Moratus plissa les yeux. Qui était le plus arrogant des deux ? Taïmy ou Elmarion ? Si au départ, la réponse aurait été nettement en faveur du magicien, désormais, les deux se valaient. Comment expliquer un tel changement chez Elmarion ?
- Nous devrions avancer plus prudemment, lança Abigaël.
- Pourquoi ? interrogea Philippe. Ce chemin était impraticable. Nul ne peut se trouver ici.
- Il y a sûrement une autre façon de venir ici, répliqua Abigaël. Là où nous allons, il y aura sûrement des gens. Nous devrions nous méfier, voilà tout.
Comme pour confirmer les mots d’Abigaël, le virage suivant fit apparaître un village aux yeux du groupe. Des centaines de regards convergèrent vers eux. À quelques centaines de pas, on pouvait voir des murailles en bois et des tours protégeant l’entrée du campement. Ce côté-là ne devait pas être jugé dangereux à cause de l’éboulement. Des cris d’alarme résonnèrent. Taïmy ordonna le repli immédiat.
- Nous sommes tout près ! s’exclama Astral. Si le village n’avait pas été là, je suis sûre que nous aurions pu voir l’endroit.
- Sauf que ce village est là et il est loin d'être vide, cingla Taïmy en préparant ses sorts tandis que Moratus, Elmarion, Yohan et Philippe se préparaient au combat.
- Philippe, tu vas avec Astral, Ismaël et Abigaël en arrière, ordonna Taïmy.
- Quoi ? Pourquoi ? cria le jeune homme.
- La dernière fois, tu as reçu une épée en travers du ventre, rappela le magicien. Je ne veux pas de ça une nouvelle fois.
Philippe rengaina et recula, une moue mortifiée sur le visage.
- Je sais me battre, lança Abigaël.
- Je n’ai pas confiance, expliqua Taïmy. Ismaël, surveille-la.
- Moi, je lui fais confiance, intervint Elmarion.
Il attrapa Abigaël par le bras et la tira à côté de lui. La jeune femme fut heureuse d’entendre ça. Elle perdit toute joie lorsqu’Elmarion lui demanda :
- Tu ne connaîtrais pas un sort qui nous permettrait de gagner ? Je connais déjà le mot de mort mais ils sont trop nombreux, ma vie serait en danger. Tu connaîtrais un truc moins agressif ?
- Dormire, annonça Abigaël. Ça les fera dormir. Cependant, la plupart sont des minuels. Ça ne les touchera pas et comme ils repoussent la magie, ils peuvent protéger les autres.
- Une fois endormis, est-ce qu’ils se réveilleront si la magie ne les touche plus ? interrogea Elmarion.
- Je n’en sais rien, avoua Abigaël. Je suppose que oui.
Elmarion jura entre ses dents. Ses pouvoirs ne lui servaient à rien. Il allait devoir compter sur ses capacités de bretteur. Il était heureux qu’Abigaël soit à ses côtés pour ça. Sa position, la façon dont elle tenait l’épée de Philippe et sa dague prouvait qu’elle savait ce qu’elle faisait.
- Les premiers arrivent, murmura Moratus. Et ils ont des flèches ! hurla-t-il en reculant.
- Salopards ! s’exclama Taïmy quand ils s’arrêtèrent de courir, hors de portée des projectiles. Ces bâtards ne nous attaquent pas frontalement. Ce sont des lâches !
- Ils essayent sûrement de comprendre comment nous avons pu arriver par là, fit remarquer Moratus. En attendant, ils gagnent du temps.
Une voix forte retentit, en provenance du camp des ours. Taïmy comprit qu’ils tentaient de s’adresser à eux mais le magicien ne parlait pas leur langue. Il se tourna vers Elmarion. Souvent, les Mordens apprenaient la langue des ours afin de pouvoir interroger d’éventuels prisonniers mais Elmarion secoua la tête. Il n’avait jamais été prévu qu’il se rende dans cette partie du monde. Taïmy soupira de manière très sonore. Le sorcier ne lui servait vraiment à rien.
- Il nous enjoint à nous rendre, traduisit Abigaël. Je viens du coin, rappela-t-elle.
Elmarion vit dans le regard de Taïmy qu’il ne la croyait pas. Ce mensonge était celui de trop.
- Dis-leur que nous refusons de nous rendre mais que nous acceptons de discuter. Qu’ils envoient un émissaire lorsque le soleil sera au zénith.
Abigaël hocha la tête et traduisit en mettant ses mains en porte-voix. La voix répondit.
- Ils sont d’accords, à condition qu’un homme non magique soit notre ambassadeur, traduisit Abigaël.
- Ça nous laisse seulement Philippe, déclara Moratus.
- Nous ferons avec, assura Taïmy qui n’avait pas lâché Abigaël des yeux.
- Pourquoi attendre le zénith ? interrogea Astral. L’aube vient à peine de se lever.
- Parce que nous avons nos propres affaires à régler, annonça Taïmy en transperçant Abigaël des yeux. Je veux un interrogatoire en règle. Je veux la vérité.
Abigaël comprit qu’il parlait d’elle. Elle recula d’un pas, consciente que sa situation était plus que mauvaise. Elle ne pouvait aller nulle part. Elle ne pouvait pas leur échapper.
- De quoi parles-tu ? intervint Elmarion. Abigaël n’a rien à se reprocher !
- Que faisiez-vous tous les deux hier soir ? lança Philippe. Pourquoi ces messes basses ?
Taïmy se tourna vers Elmarion. Était-ce la trahison dont Astral leur avait parlé ?
- Jaloux ? répondit Elmarion en souriant. On a passé un bon moment, Abigaël et moi, et alors ?
- Pas si bon que ça, apparemment, vu la gifle qu’elle t’a mis ce matin ! cingla Philippe.
Elmarion se jeta sur le jeune homme et son poing lui fracassa la mâchoire. Moratus s’interposa et attrapa Elmarion tandis que Taïmy leur hurlait d’arrêter.
- Voilà pourquoi on doit attendre le zénith. Nous devons trouver une stratégie pour passer ce village et pour ça, nous allons avoir besoin de tout le monde. Seulement, nous ne sommes même pas capables de vivre ensemble. J’en ai assez que chacun vive sa vie, dans son coin. Je suis l’archimage et vous allez m’obéir. Tous les deux, dit Taïmy en regardant tour à tour Elmarion et Philippe, vous allez vous calmer, tout de suite ! Et toi, continua-t-il en se tournant vers Abigaël, je veux la vérité, maintenant ! Pourquoi es-tu avec nous ?
- Pour vous aider, je vous l’ai déjà dit, assura Abigaël.
- C’est la vérité, compléta Elmarion en secouant son bras recouvert d’un serre-poignet.
- Je n’ai pas confiance en toi, annonça Taïmy sans détour. Les serres-poignets peuvent-ils fonctionner sur moi si tu les actives ?
- Bien sûr, répondit Elmarion, mais je dois les toucher.
Sur un signe du magicien, Elmarion retira un serre-poignet, le passa à Taïmy et posa sa main dessus pour garder le contact.
- Pourquoi es-tu avec nous ? répéta Taïmy.
Abigaël ne changea pas de réponse et le serre-poignet ne chauffa pas, prouvant qu’elle disait la vérité.
- Depuis que tu es ici, tu ne nous as apporté que des problèmes, fit remarquer Taïmy en regardant Philippe dont le visage était recouvert de sang.
- Sans moi, Elmarion serait mort et vous seriez toujours bloqués ! s’exclama Abigaël avant de se rendre compte qu’elle n’aurait pas dû dire ça.
- Comment ça ? s’exclama Taïmy en regardant le sorcier.
- Je… Je n’ai pas trouvé l’incantation dans un livre, fut forcé d’admettre Elmarion. C’est Abigaël qui me l’a dite.
- Comment peux-tu connaître la magia verborum ? Serais-tu sorcière ? proposa Taïmy.
- Non, répondit Abigaël et le serre-poignet confirma que c’était bien la vérité.
- Alors, comment la connais-tu ? insista Taïmy qui se considérait totalement trahi par le Morden.
Comment avait-il pu leur cacher l’implication de la jeune femme dans tout ça ? C’était irresponsable ! Taïmy attendit la réponse de la jeune femme mais elle se mura dans le silence.
- Je veux une réponse ! commanda Taïmy.
- Je suis là pour vous aider, répéta Abigaël. Vous n’avez pas la moindre idée de ce que vous vous apprêtez à combattre.
- Parce que tu le sais ? demanda Taïmy.
- Oui, avoua Abigaël.
Tout le groupe frémit.
- Tu sais ce qui va causer la disparition de la magie ? répéta Taïmy qui voulait s’assurer avoir bien compris.
Abigaël répondit par la positive et elle disait la vérité. Tous attendirent mais la jeune femme ne parla plus. Ils l’auraient volontiers écorchée vive pour qu’elle se remette à parler.
- Abigaël ? intervint Philippe. Tu veux nous le dire ?
- Non, dit Abigaël. Je ne peux pas.
- Tu ne veux pas, précisa Taïmy. Elmarion ? Connaîtrais-tu, par hasard, un sort qui… ah non, je suis bête, c’était elle, la tête pensante de votre couple. Tu restes quand même un Morden ! Tu dois bien t’y connaître en torture ?
Elmarion lança un regard glacé à l’archimage. Il lâcha le bras de Taïmy, plongea la main dans son sac et en sortit le gant de Turiel.
- Où as-tu eu ça ? s’exclama Taïmy.
- Sur le cadavre de Turiel, répondit Yohan.
- Tu le savais ! cria le magicien. Mais c’est vraiment n’importe quoi ! Vous faites tous des trucs dans le dos de tout le monde. Pas étonnant qu’on n’arrive à rien !
- On n’arrive pas à rien, répliqua Astral. Nous sommes très proches du but.
- Dixit la voyante qui a prédit que la fille d’Elmarion allait bientôt rencontrer l’amour, rappela Taïmy, blessant ainsi la voyante.
- Elle a raison, la soutint Abigaël. La Perle n’est pas loin, je la sens.
- La Perle ? répéta Taïmy.
Abigaël se mordit les lèvres.
- Tu en as déjà trop dit, Abigaël, fit remarquer Elmarion. Tu sais que je n’aimerais pas me servir du gant contre toi.
Abigaël resta silencieuse, le toisant des yeux. Elle ne comptait visiblement pas se laisser impressionner. Elmarion se tourna vers Taïmy et demanda :
- Et toi, tu n’aurais pas un sort capable de la faire parler ? Parce que tu te plains que je n’en suis pas capable, mais et toi alors ?
- Je ne sais pas, avoua Taïmy avant d’ajouter rapidement : oui, Yohan, toi, tu sais. Super…
Yohan sourit. Il comptait effectivement faire remarquer que ça ne lui posait aucun problème.
- Bon, d’accord, vas-y, proposa Taïmy. Utilise mes pouvoirs pour lui faire cracher le morceau.
Taïmy sentit son assistant lui emprunter ses pouvoirs et les tordre d’une façon nouvelle. Le magicien retint bien comment il s’y prenait, afin de pouvoir le refaire tout seul ensuite.
- Il ne se passe rien, déclara Yohan en lâchant les pouvoirs de l’archimage.
- Ça, on le voit ! s’exclama Elmarion.
- Tu ne comprends pas, intervint Taïmy. J’ai senti Yohan lancer le sort mais il n’a jamais atteint Abigaël. Il a disparu, tout simplement. Je n’ai jamais vu ça.
- Si, dans la grotte, le jour où on a rencontré Abigaël, fit remarquer Elmarion. Déjà là-bas, elle n’avait pas été touchée par ton sort.
Abigaël ne répondit rien. Elle choisit de rester muette.
- Ça fait juste une question de plus à poser, comprit Taïmy. Elmarion, voudrais-tu, s’il te plaît, faire parler notre traîtresse.
- Je ne suis pas un traître, se défendit Abigaël. Je suis là pour vous aider.
- Alors aide-nous, annonça Taïmy. Nous devons passer ce village. Nous t’écoutons : comment doit-on faire ?
- Vous ne devez pas passer ce village, répondit Abigaël. Vous devez tuer tous ces gens. Ils protègent la Perle.
- Nous devons tuer une centaine de personnes qui sont immunisées contre nos pouvoirs, déclara Taïmy. Bien sûr, pourquoi n’y avons-nous pas pensé nous-mêmes ?
- Ils ne sont pas immunisés contre tous vos pouvoirs, fit remarquer Abigaël, mais seulement contre la magie extérieure. De plus, l’acier de vos lames peut également les toucher. Il suffit de vous battre au lieu de fuir.
- On lutte comment contre les flèches ? interrogea Taïmy. On leur souffle dessus et elles s’envolent ?
- Pourquoi pas, dit Abigaël. Vous devez bien avoir un sort de ce genre en réserve.
Taïmy ne dit rien mais son silence montra clairement que ça n’était pas le cas. Taïmy n’avait jamais été dédié à être un combattant. Le magicien se tourna vers son assistant. Lui, en revanche, connaissait tout ça mais cela signifiait lui donner une nouvelle fois le contrôle de ses pouvoirs.
- Je peux me battre et contrôler vos pouvoirs en même temps, assura Yohan à son magicien.
- OK, intervint Moratus. Imaginons une seule seconde qu’on ne se leurre pas et qu’on soit réellement capable de tuer tous ces gars-là, ce dont je doute, mais bref… Une fois qu’ils sont tous morts, on fait quoi ? On attaque cette… perle dont on ignore tout ?
- Non, quand les minuels seront morts, quelqu’un se chargera de la Perle pour nous, assura Abigaël.
- Qui ça ? demanda Taïmy.
- Celui avec qui tu parlais hier ? interrogea Elmarion.
- Elle parlait avec qui hier ? s’enquit Taïmy qui commençait à être vraiment énervé de découvrir des choses aussi importantes de manière fortuite.
- Je ne sais pas, répondit Elmarion. De mon point de vue, elle parlait toute seule mais la discussion n’en semblait pas moins réelle.
Taïmy décida de laisser pour plus tard ses récriminations contre le Morden pour se concentrer sur l’interrogatoire en cours. Cependant, la colère de l’archimage venait encore de monter d’un cran.
- Qui va venir s’occuper de la Perle ? répéta Taïmy à Abigaël.
- Quelqu’un qui en a le pouvoir, répondit Abigaël, ce qui n’est pas votre cas, vous pouvez me croire.
- Si je comprends bien, on doit aider ton copain à s’occuper de la Perle, dit Moratus. Pourquoi ferions-nous ça ? On ne le connaît pas, ton pote.
- Parce que c’est la Perle qui va faire disparaître la magie du monde ! rappela Abigaël. À moins que vous vouliez la laisser faire ?
- Pourquoi ton copain veut-il nous aider ? interrogea Taïmy.
- Parce que la Perle est dangereuse. Son réveil est une catastrophe. Il faut la rendormir.
- La rendormir ? répéta Taïmy. Ton copain ne va pas la tuer ?
- Non, juste la renvoyer en hibernation, où elle a passé ces derniers milliers d’années.
- La Perle a plusieurs milliers d’années ? comprit Philippe.
Abigaël hocha la tête.
- Je vous ai dit que vous ne faisiez pas le poids, rappela Abigaël.
Taïmy sentait qu’il perdait patience. Les propos de la jeune femme apportaient plus de questions que de réponses. Il allait la questionner davantage quand Astral s’écria :
- Ils nous prennent à revers !
- Impossible ! répondit Taïmy avant de se retourner pour constater que des ours affluaient par le chemin d’où venaient les compagnons. Comment ont-ils pu ? La première intersection est à des heures d’ici !
- La Perle les a fait descendre avec ses pouvoirs, murmura Abigaël.
- Parce qu’elle contrôle la magie ? s’écria Taïmy, qui ne parvenait plus à cacher son énervement. Yohan ! Utilise mes pouvoirs pour les balancer dans le vide. Les autres, derrière moi, je vous protégerai.
Yohan se plaça à côté de son magicien et lui obéit. Plusieurs ours perdirent l’équilibre et hurlèrent en voyant le précipice s’ouvrir sous leurs pieds. Ceux qui tombaient remontaient, comme portés par un vent invisible.
- C’est sans fin ! s’exclama Yohan. Tu perds de l’énergie pour rien.
- Comment peut-on lutter contre elle ? interrogea Taïmy en se retournant vers Abigaël mais la jeune femme s’était cachée derrière Elmarion.
- Taïmy ! Attention ! s’exclama Ismaël.
Le magicien se retourna juste à temps pour voir une flèche fondre sur lui. Il était trop tard pour l’éviter.
- Non ! hurla une voix douce et aiguë.
La flèche fut stoppée à quelques pouces d’un œil de Taïmy. Le magicien ne bougea pas, trop terrorisé pour le faire et la flèche tomba au sol. Une petite fille apparut sur le sentier en contrebas. Blonde, les yeux bleus, elle irradiait de bonté et de gentillesse. Elle lança :
- Pas lui ! C’est un de mes petits.
La fillette s’avança et ni Yohan, ni Taïmy ne bougèrent, trop incrédules pour entreprendre la moindre chose.
- La Perle, murmura Abigaël, toujours dissimulée derrière Elmarion.
- C’est ça, le fléau ? cracha Astral, déçue et circonspecte.
- C’est juste une apparence, leur apprit Abigaël. En réalité, elle ne ressemble pas à ça.
- Elle ressemble à quoi, en vrai ? interrogea Elmarion peu certain de vouloir le savoir.
- À un gros lézard, avec des ailes, dont les dents sont plus grandes que toi.
- Un dragon ? comprit Elmarion. Ce truc est en fait un dragon ?
Abigaël hocha la tête avant d’ajouter :
- Une dragonne blanche, nacrée plus exactement. Elle ressemble à…
- Une grosse perle, finit Elmarion, d’où son nom.
- Je suis Baca, se présenta la fillette, et vous êtes mes fils, continua-t-elle en regardant tour à tour Yohan et Taïmy qui ne comprenaient pas.
- Baca, qui signifie Perle en magia verborum, précisa Abigaël.
- Pourquoi dit-elle qu’ils sont ses enfants ? s’enquit Elmarion.
- Parce que c’est vrai, répondit Abigaël.
- Qu’est-ce qui se passe ? s’exclama Astral.
Elmarion vit Yohan tomber à genoux. De trois quarts, Elmarion constata que son ami souriait, d’une façon qu’il ne l’avait jamais vu faire, qu’il ne l’aurait jamais cru capable de faire.
- Il est vivant, comprit Elmarion. Comment est-ce possible ?
- Elle les entoure de sa magie, la magie intérieure, expliqua Abigaël. L’ensorceleur vit, pour la première fois.
- Pourquoi te caches-tu ? interrogea Ismaël.
- Si elle se rend compte de ma présence, elle ordonnera à ses hommes de me tuer, pleura Abigaël.
- Pourquoi ? Elle te connaît ? s’étonna Elmarion.
- Non, mais je suis une menace pour elle, annonça Abigaël.
- Bien sûr, dit Elmarion. Donc, nous, on ne fait pas le poids mais toi, toute seule, tu es une menace pour cette dragonne de plusieurs milliers d’années. C’est logique.
- Je peux la tuer quand je veux, répliqua Abigaël. Il me suffit de le vouloir. Je suis le penchant intérieur des minuels.
- Quoi ? lâcha Elmarion.
- Les minuels sont insensibles à la magie extérieure. Ils peuvent la repousser. Moi, c’est pareil, mais avec la magie intérieure. Or, autant nous sommes faits de chair et de sang, autant la Perle est constituée de magie intérieure. Il me suffit de projeter mes pouvoirs vers elle, et elle disparaît, pouf !
Abigaël ouvrit son poing en disant le dernier mot.
- Pourquoi ne le fais-tu pas ? Elle va faire disparaître la magie extérieure ! Tu dois… commença Astral mais Elmarion la coupa d’un geste.
- Elle veut remplacer la magie extérieure par sa magie, n’est-ce pas ? Par de la magie intérieure.
Abigaël hocha la tête.
- C’est terrible, comprit Elmarion. Nous… Nous ne pouvons pas… Nous n’avons pas le droit de prendre cette décision.
- Comment ça ? intervint Ismaël.
- Si la magie intérieure envahit notre monde, les ensorceleurs auront le droit de vivre, mais pas nous, les êtres liés à la magie extérieure. Si nous tuons la Perle, les ensorceleurs seront condamnés à la non-vie pour toujours. Qui sommes-nous pour choisir ?
- On ne vous demande pas de choisir, intervint Abigaël. Le choix a déjà été fait. Baca est une criminelle. Elle a été condamnée à l’hibernation pour l’éternité. Elle a bafoué la première loi. Elle a commis le plus grand blasphème. Elle a été jugée et condamnée par les siens. Elle a réussi à sortir de sa prison et nous devons juste l’y remettre.
- Je me fiche d’un jugement ordonné par des gens dont j’ignore tout ! Que sont ces gens pour moi !
- Ils sont autant tes parents que la Perle est celle de Taïmy et Yohan, dit Abigaël.
Elmarion se retourna, prit Abigaël par les épaules, la regarda dans les yeux et articula :
- Abigaël, il est temps de nous dire la vérité, toute la vérité.
Abigaël voulut reculer mais Elmarion la tenait fermement.
- Qu’est-ce que ? dit soudain une petite voix avant de hurler.
La fillette venait de se rendre compte de la présence d'Abigaël.
- Elle est partie ! s’exclama Taïmy.
Yohan s’affaissa.
- Tuez-la ! cria la petite voix et tous comprirent que l'ordre désignait Abigaël car la jeune femme devint plus blanche que la neige.
Ce cri aigu et strident retentit dans toute la montagne.
- Maintenant, Abigaël, dit Elmarion. C’est maintenant, ou jamais. Nous devons savoir pour quoi nous nous battons. Si tu veux qu’on te protège, explique-nous pourquoi.
Taïmy s’avança et annonça :
- Abigaël, si tu nous expliques, Yohan et moi resterons entre les ours et toi. Ils ne pourront t’atteindre sans passer par nous et visiblement, Baca tient à nous.
- Maman, chuchota Yohan en pleurant.
Abigaël le savait, elle n’avait plus le choix.
- Faites venir Yohan plus près, il doit entendre. Il vient de retomber dans son état de mort-vivant. Il doit savoir pourquoi.
Taïmy prit son assistant par le bras et le fit se rapprocher. Puis, tous s’assirent autour d’Abigaël, prêts à entendre la vérité.
comment Taïmy et Yohan peuvent-ils être les fils de Bacca ?
que va devenir Abigaël? et qui est son Maître ?
Qui est donc le maître d'Abigael ?