– Vous êtes encore en retard.
Ce matin-là, en entrant dans la Salle de la Pureté, Lys l’avait trouvée remplie de formes rouges. Les Nobles, les hommes de la famille duccale, étaient tous présents, debout les mains croisées devant eux, rangés par ordre de proximité avec le Duc. Ce dernier reprit :
– Sauriez-vous m’expliquer la raison de ces retards répétés ?
– Non, mon père, dit Lys en baissant les yeux, à la fois pour s’excuser et pour ne pas croiser ceux du Duc. Cela ne se reproduira plus.
– J’en suis certain. Mais ne parlons plus de cela. J’ai une excellente nouvelle à vous annoncer.
Il fut interrompu par Adéla qui fit irruption dans la pièce, le visage empourpré de colère et d’essoufflement. D’une voix bouillonnante, elle s’écria :
– Que faites-vous tous ici ? Vous violez cet espace féminin ! Sortez imm...
Le Duc se tourna vers elle et ses mots moururent sur ses lèvres.
– Oh Monseigneur, je ne vous avais pas vu, balbutia-t-elle, interdite. J’implore votre pardon.
– Je disais donc, reprit-il sans prêter plus d’attention à la perturbatrice. Ces derniers jours ont été délicats, dit-t-il avec un regard en coin vers sa fille. La canicule s’éternise et menace les récoltes. Notre Souverain au ciel nous fait savoir son mécontentement. Pour qu'Il sourie à nouveau sur nous, le peuple doit renforcer sa piété. Et pour cela, quoi de mieux qu’un événement de grande ampleur, une occasion pour eux de prouver leur joie et leur dévotion ?
En disant tout cela, il s’adressait moins à Lys qu’aux Nobles à ses côtés, qui acquiesçaient à ses moindres paroles.
– C’est pourquoi Notre Souverain m’a chargé d’une mission : celle d’organiser mon remariage. Le Clocher est resté bien assez longtemps sans Duchesse, et les Éveillés sans figure maternelle. Et quant à ma future épouse, maintenant qu’elle est assez âgée, Notre Souverain m’a soufflé son nom comme une évidence.
Il se retourna vers sa fille, qui n’était pas sûre d’avoir bien entendu. Dans sa tête émergea soudain un premier mot, inédit, comme déplacé, mais vrai et net : « non ! ». Un silence de plomb s’était abattu dans la Salle. Lys garda la tête baissée en entendant la voix de sa tante s’élever.
– Ce n’est pas possible, il doit y avoir erreur !
– Et comment donc, alors que j’ai reçu les mots de Notre Souverain dans mon esprit aussi clairement que je vous entends, affirma le Duc avec un mouvement d’impatience.
– Vous a-t-Il ordonné d’épouser votre propre fille ? Je ne peux le croire. Il ne ferait jamais une chose pareille.
Il y eut un autre silence, plus lourd encore que le premier. Lys osa relever les yeux et constata que ceux de l’assistance étaient braqués sur Adéla. Cette dernière, à demi intimidée, rougie par les émotions, semblait vouloir continuer de parler, mais sans y parvenir. Derrière elle, les servantes, que personne n’avait congédiées, étaient figées de stupeur. Lys croisa le regard de son père, toujours braqué sur elle.
– Qu’en dites-vous ? lui demanda-t-il, imperturbable.
Lys ne répondit pas tout de suite. Son esprit était embrouillé par la fatigue et les événements, encombré d’une montagne de « non » qui s’empilaient les uns sur les autres et dégringolaient en avalanche, mais sa langue savait ce qu’elle devait dire.
– Si telle est la volonté de Notre Souverain, j'y consentirai, s’entendit-elle prononcer.
Elle ne comprenait pas. Son être se remplissait de contraires et menaçait de se déchirer en deux. Pourquoi n'avait-elle pas dit ce qu’elle voulait ? Et depuis quand voulait-elle ?
– C’est bien. À présent, je vais vous laisser vous habiller. Nous ne devons pas accumuler plus de retard. Nous annoncerons le mariage prochainement, mais commencerons les préparatifs dès aujourd’hui.
Sur ces mots, les Nobles le suivirent hors des appartements qui redevinrent blancs. Adéla, restée plantée là, était livide.
– Quelque chose ne va pas, finit-elle par souffler à mi-voix, se parlant à elle-même.
Le mouvement des servantes qui s’avançaient parut la ramener à la réalité. Elle secoua la tête et sortit reprendre sa place routinière dans la Salle de l’Avènement.
Plus tard, alors que Lys descendait les escaliers, le soleil, soudain assombri par des nuages lourds, ne l’éblouit pas. Elle vit plus clairement que jamais le peuple à ses pieds. Ils étaient nombreux, si nombreux, à la toucher du regard avec soif. À son arrivée dans la Salle du Commencement, le Duc l’accueillit d’un sourire qui lui donna envie de ne plus jamais voir ni rien ni personne. Elle voulait et ne voulait pas. Elle commençait à penser, et cela lui faisait mal. Les émotions confuses tourbillonnaient, mais elle devait toujours rester impassible. C’était bien plus d'effort qu’elle avait appris à fournir. Son corps reprit alors le contrôle, par instinct, par réflexe ou peut-être par habitude. Il souffla sur la flamme, et son esprit s’éteignit à nouveau sans lutter, et avec un peu de chance, ce serait pour de bon. Les jours suivants glissèrent autour d’elle, et elle les traversa sans bouger. Sa tante ne dit plus rien, se contenta de la guider. Lys ne fut plus en retard le matin. Elle demeura recroquevillée dans son rôle d’Héritière pour absorber et absoudre toutes les fautes, peut-être même celle de sa naissance.
Votre plume est magnifique ! J'aime beaucoup le style que vous utilisez, très poétique. Je me suis laissée emportée par votre récit. On a envie d'en savoir plus.
Hâte de découvrir la suite
Noémie
Merci, ça me touche vraiment de lire ça. J'ai du mal à continuer à écrire depuis quelques mois, mais j'espère que ça reviendra et que la suite vous plaira autant!