Partie 1 : Faster - Louder - Stronger - Better
Au troisième étage, derrière la porte massive de l'appartement 12, au numéro 13 de la rue de Circé, dans la pénombre d'une entrée austère, Pierre, le souffle court, trébucha sur ses converses noires.
Il serra les dents. Ne pas se faire repérer. Ne pas faire de bruit.
Avant que le sol finisse de se dérober sous lui et que son front s'écrase sur le carrelage, il se rattrapa au mur. « La classe à Dallas » se félicita-t-il. Puis, il retint sa respiration. Il pénétrait en territoire hostile. Il avait besoin de toute sa concertation pour guetter les ombres du fond de l'appartement.
Pas de mouvement à l'horizon.
Dans l'antichambre, l'adolescent reprit ses contorsions. Il s'était empêtré dans son sweat orange, ficelé d'un câble jack, lui-même coincé dans l'attache de son sac-à-dos. Plus il tirait et poussait sur les tissus, manches et sangles, plus la masse semblait l'engloutir. De vrais sables mouvants... Irrémédiablement harnaché dans son barda, il n'avait plus qu'à reprendre sa course titubante vers le couloir.
Il devait trouver un lieu sûr. Il fallait continuer d'avancer.
« Gotta move faster
You can't tame this energy inside »
Il espérait que le son de sa musique était moins fort qu'il le croyait. Son téléphone, hors de portée dans sa poche arrière, continuait à cracher, à travers les transducteurs de son casque, Louder de Sian Evans.
« It's gonna' get louder
We're gonna' get
We're gonna' get
We're gonna' get stronger »
Les aigus survoltés et les basses lourdes l'enveloppaient. Quand soudain, un bruit dans la cuisine lui parvint : un grognement, ou alors un raclement de chaise... Puis cela fit comme le fracas d'une assiette qu'on lâche de trop haut au-dessus de l'évier.
«Louder...
Stronger...
Better » Le morceau se termina. Le pouls de Pierre battait plus vite qu'après un contrôle d'athlétisme. La cuisine, c'était là où ils attendaient toujours. Il ferma les yeux. Pourvu que ce ne soit pas eux. Pourvu que...
Une boule de nerfs le percuta au flanc. BLAM !
Il se plia en deux, saisi d'une douleur brève et aiguë.
Lucas, son démon de petit frère, surexcité, venait de débouler, tête la première, dans ses côtes. Quelques échanges silencieux et gesticulations appuyées plus tard, l'adolescent, fâché, et l'enfant, ravi, reprirent leur route.
Ils pouvaient encore être dans les parages. Il valait mieux ne pas traîner ni risquer de se faire remarquer.
Lucas slaloma autour de Pierre, claudiquant, toujours emmêlé dans ses affaires. Objectif : atteindre au plus vite sa chambre.
À quoi bon faire le mur, si c'était pour se faire prendre en rentrant ? Comme une majorité de parents, ils n'auraient pas approuvé sa sortie matinale. Ils ne savaient rien de toutes ses pérégrinations.
Jusque-là, Pierre avait rarement eu de secrets pour sa mère et son père. Il se trouvait même, qu'en général, il avait tendance à orienter chacun de ses comportements en fonction de leurs appréciations.
Le jeune ado découvrait alors un monde de possibilités. Il jugeait que ça le réussissait plutôt pas mal. Qui aurait cru qu'il serait aussi doué dans ce qu'il entreprendrait ?
Pierre, encore débordant de dopamine, avait déjà oublié le coup de tête de son frère et repensait à la mission qu'il venait de terminer avec succès.
En pénétrant la pièce, il se congratula à nouveau : « Gg !». Enfin à l'abri, il avait réussi à dissocier son sac du reste de l'amas et le jeta sur son lit.
Romane, l'employée de la boutique de déguisements lui avait dit : « Te fait pas prendre. Sinon c'est terminé pour toi ». Droite comme un I, elle avait mis sa main en visière au-dessus de ses yeux pour le saluer.
Pierre l'aimait bien. Elle était sympa, bizarre et c'était la moins nulle des adultes. Elle comprenait que la tâche n'était pas simple, mais elle n'essayait pas de l'empêcher de faire ce qu'il devait.
Ce qu'il appréciait surtout c'était que Romane annonçait clairement les règles du jeu. Le deal c'était : un service rendu contre une semaine de rationnement.
*
Il volait le matos de la salle de chimie et elle lui donnait de quoi se nourrir.
Il était sorti aux aurores, encombré du fruit de son larcin, béchers, récipients, pipettes en verre et autres ustensiles cliquetant dans son sac.
*
Grâce au fabuleux troc, il revenait de « fête et déguisements » chargé d'une dizaine de litres de cette boisson un peu spéciale.
Il était fier, terrifié par ce qu'il venait de faire et des conséquences que ça aurait si on le démasquait, mais tellement fier.
Lucas, sautillant, tirait sur la manche de Pierre qui larguait le reste de ses affaires sur son bureau.
- T'as ramené à manger ? Tu as croisé de nouveaux aliens ? Raconte, aléééééé !
Les aliens, c'était comme ça que Lucas parlait des gens comme eux. Son enthousiaste à l'idée d'en croiser était inversement proportionnel à la probabilité que ça arrive depuis qu'il était confiné à l'intérieur.
Pierre essayait de ne pas désillusionner son petit frère. Pour l'instant, lui, il n'avait rencontré que des vieux et ce n'était pas le pied. C'était juste des adultes, avec encore plus de règles que les autres, de précautions bla-bla et de trucs de préventions bla-bla-bla.
L'adolescent essuya ses lunettes rectangulaires embuées.
Des aliens ? Non. Pour Pierre, c'était clair. Lui et son frère étaient devenus des vampires. Il y avait tout : l'ail, le fer, le sang, le soleil - chez son benjamin plus que chez lui mais tout de même. Il ne comprenait pas pourquoi personne ne disait le mot : Vampire. C'était pas compliqué non ? Vampire !
Que Lucas ne percute pas par lui-même, ok, mais les adultes c'était quoi leur excuse ?
Pierre appuya fort sur le flacon de gel désinfectant rose et un énorme tas qui sentait bon la cerise vint s'écraser entre les mains tendues de son frère. Il se servit aussi et entreprit de frotter énergiquement le bout de ses doigts contre sa paume.
Bon... Des vampires oui, mais pas tout à fait comme ceux des séries et des films. Être un vampire, ce n'était pas quelque chose comme les scénaristes l'imaginaient.
Quand on était un adolescent, on restait d'abord un adolescent, avec ses problèmes et les devoirs. Et puis, ce n'était pas comme si on pouvait en tirer des avantages, rater les cours ou le dire à tout le monde. Pierre y pensait souvent. Devenir vampire c'était un truc qui se rajoutait au reste. Que des problèmes quoi. C'était chaud.
*
- Fais voir Pierre ! T'as saigné du nez ?
Pierre suspectait les deux grands-mères amoureuses du rez-de-chaussée de mettre quelque chose dans la cour, qui provoquait, systématiquement, chez lui et Lucas des saignements.
*
Dans l'immeuble, il n'y avait qu'elles pour faire ce genre de choses. Sans connaître ni l'arme du délit ni sa localisation, il ne pouvait rien y faire. Son unique solution était de courir jusqu'à être hors du périmètre d'action.
- Du dudu dududu.
Théâtralement, en imitant un roulement de tambours avec sa bouche, Pierre enleva son masque.
Lucas applaudit de rire et de surprise. Son aîné s'était fourré les narines de grosses boules de coton qui lui donnaient un air très drôle.
- Comme ça pas de taches sur les masques ! Et attend, c'est pas tout !
L'enfant était impatient de découvrir ce que Pierre cachait dans son sac.
*
- Je nous ai ramené du bloody drink, t'en veux ?
- Oh oui ! S'te-plait !
Après avoir glissé dans les mains de son cadet une briquette souple, et dans l'opercule prévu à cet effet la fine paille en carton, Pierre s'écroula sur son fauteuil de bureau. Lucas agrippait précautionneusement le sachet et aspirait goulûment le liquide visqueux. Sur l'emballage couleur aluminium, se trouvait un logo rouge, auréolé de huit petites chauves-souris.
La typographie ensanglantée indiquait : CAPRISANG, le bloody drink des mutant.e.x.s.
« Substitut chimique à haute concentration en protéine hémoglobinique, plasma et plaquettes. Non mutant.e.x.s : ne pas avaler » stipulaient les petites lignes.
Partie 2 - Lucas Astobaldus, zëtien millénaire.
Lucas, les cheveux ébouriffés, était entièrement absorbé par la dégustation de la brique de jus. Tout en lui contrastait avec le décor.
La chambre était plongée dans une semi-obscurité que seul la lampe à lave orange dissipait. Les posters et pages arrachés des magazines ciné du père, des photos effrayantes et des illustrations de monstres, d'animaux démesurés et de dinosaures enragés tapissaient les murs et cachaient adroitement les motifs enfantins du papier peint.
Parfois Pierre se rappelait que ce n'était pas le lieu le plus adapté pour Lucas. Plus souvent, il se disait qu'il n'y avait nulle part d'autre au monde où son frangin serait mieux, mieux soigné, mieux nourrit, mieux aimé, plus en sécurité.
- Voisin-Niko viendra te chercher à 9h40 pour te garder. Si vous faites des cookies au sésame, tu en manges. C'est bon pour toi. Et tu m'en gardes s'il en reste, ok ?
L'enfant hocha la tête.
- Et quand tu as terminé ton caprisang...
- Ouiiiii je saiiis. Je jette le sachet dans ton sac, pas à la poubelle. Et après on joue ?
- D'accord petit monstre, tu perds pas le nord, mais à 10h je dois être en cours. Tu veux jouer aux extraterrestres ?
- Oh oui ! Je vais me cacher dans le placard !
- Tu t'essuies pas la bouche sur mes T-shirts hein ? Après c'est moi qu'maman gronde.
- Promis !
Lucas, tout barbouillé, plongea dans la forêt de vêtements.
Les deux frères avaient toujours été plutôt proches, mais les choses changeaient un peu depuis que Pierre était au collège. Ses intérêts évoluaient. Il avait envie d'aventures et de voir des gens de son âge. Heureusement les cours en présentiel avaient repris ! Il en pouvait plus de la plateforme « ma classe à la maison » et de tourner en rond dans sa chambre.
Des fois, Pierre se disait qu'il aurait aimé avoir un meilleur endroit pour Lucas. Un lieu plus adapté. Il espérait secrètement que des adultes puissent l'aider et que ça le libère un peu.
Pierre s'en voulait. C'était lui qui avait entraîné Lucas sur les quais l'autre jour. Il devait voir Adelin, un copain, qui s'était révélé être « même pas cool en vrai ». Si seulement il n'avait pas insisté pour faire un détour avant de rentrer à la maison... Le début des étranges phénomènes datait de ce moment. Il y avait forcément un lien avec la chute de météorites.
Pierre arrivait à camoufler les baisses de tension, les saignements de nez, les sautes d'humeur, mais son frère était trop petit pour ça. Son corps ne supportait pas de la même manière.
*
Un jour à l'école, Lucas s'était même écroulé et avait convulsé. Après l'incident, ses parents alarmés lui avaient fait faire une batterie de tests. Ils avaient convoqué tous les meilleurs médecins, écumé les cliniques. Papa avait joué de son badge de flic, Maman de ses relations au rectorat. Tous ces vieux en blouses blanches n'avaient rien compris.
*
Tout ce qu'ils avaient vu, c'était un taux de globules rouges dramatiquement bas.
Depuis, Lucas était consigné à la maison. Sa peau était fragile, ses vaisseaux, son cœur, tout... Personne ne savait pourquoi, sauf Pierre qui s'était promis, faute de mieux, de s'en occuper du mieux qu'il pouvait.
Il avait fait son propre diagnostique depuis quelques jours, quand l'infirmière remplaçante de son établissement - elle n'était restée que deux jours - l'avait convoqué. Elle savait « ce qu'il était ».
L'auxiliaire de santé lui avait parlé de mutations et expliqué : Comment il devait manger, qu'est-ce qu'il devait faire, où se procurer la boisson, les interdits, les obligations, les permissions chépasquoi...
Méfiant, il avait préféré lui cacher la condition de son petit frère. Mais ça avait tout changé.
Pierre avait pu « nourrir » Lucas et ça avait été mieux. Il avait un traitement viable ! La conséquence de tout ça, c'était qu'ils n'avaient accès qu'à un rationnement pour deux.
À l'aide de forums et blogs santé, Pierre s'était concocté un régime ultra-ferreux. Ainsi il pouvait donner ses doses à Lucas. En cas de problème, il avait aussi rempli le tiroir de sa table de nuit de boîtes de spiruline. Il les volait dans les placards de Niko, le voisin d'en bas qui les babysittait parfois. C'était répugnant et ça lui donnait des boutons, mais ça lui évitait de se sentir mal. Pour l'instant, tout allait bien.
- T'es prêt ? Lucas piétinait dans le placard
- Non, j'ai pas fini
- Siiiiiiii
Pierre accrocha autour de son cou le sweat pour en faire une cape, et déposa un de ses masques d'Halloween sur son nez : un crâne semi-réaliste. C'était son préféré. Il ne couvrait que la partie supérieure de son visage.
- Tu peux sortir !
Lucas prit la voix de son personnage de dessin animé préféré et déboula en trombe.
- Yeah ! Ruben met toujours la gomme !
En posant maladroitement ses poings sur les hanches, il sourit. Deux canines proéminentes dépassaient à chaque commissure.
- Prends garde espèce de tête de mort ! Je vais te manger ! Graaaaark
Lucas se jeta sur son grand frère qui protesta.
- Attends, non, arrête ! C'est pas ça le jeu. STOP ! La scène commence pas comme ça.
- Non, mais viens on peut juste jouer aux extraterrestres normalement quoi ! Après tu pars à l'école et moi je reste tout seul.
Boudeur, Lucas tripota une de ses canines disproportionnées. Pierre ne l'écoutait jamais.
L'adolescent agrippa son bloc-note. Dedans, il avait des heures et des heures d'histoires écrites. Pierre disait qu'il « faisait du jeu de rôle ». Lucas aimait bien, mais aurait préféré du jeu tout court.
Depuis qu'il devait rester à la maison, le garçon se sentait seul. Pourtant, avant ça aurait été son rêve : Pas d'école, plein de cookies à dévorer, des dessins animés, rester avec Niko qui était très gentil et le laissait peigner ses longs cheveux roux ondulés...
*
Bon, c'était mieux qu'à l'hôpital. Ça, ça avait été pourri. Souvent, il avait peur de se plaindre et de devoir y retourner.
*
Il tirait sur une de ses dents en écoutant son grand frère jouer les dialogues de son zëtien millénaire : Lucas Astobaldus.
Un petit bout de sa mâchoire, molle, se détacha découvrant des dents de lait, plates. Lucas mâchouilla le bonbon en forme de dentier pointu puis plongea dans sa poche pour en sortir un second. Il souffla dessus, fit envoler les poussières et le goba.
L'histoire que lui lisait Pierre s'intitulait : « La grande conquête de l'univers ».