Chapitre 3 - Carré bleu sous nuages blancs

Notes de l’auteur : Voilà le troisième chapitre des Contes de la lune décrochée !

Je suis ravi de vous faire découvrir aujourd'hui trois personnages, respectivement 26, 25 et 26 ans, lié.e.s d'une amitié récente et un peu fusionnelle :

-> Lio Sarto, étudiant en urbanisme, homme trans, pan, handicapé (menière)

-> Sonia Alali, étudiante en architecture, écrit des histoires, femme trans, hetera

-> Éléonore Nguyễn*, aka El', barmaid, femme cis, bie-lesbienne, franco-vietnamienne (Nguyễn se prononce (« ngwieune »). Le ng se prononce comme le ng du mot camping et non de manière disjointe.)

TW : Attention, ce chapitre contient à deux reprises l'évocation du sang (saignement de nez). J'ai entouré les passages de petites étoiles *

- C'est au numéro 13 ? Brrr, je dis rien, mais ça fait froid dans le dos.

- Arrête avec tes superstitions là.

- Vous êtes tout le temps dans le shaming ou c'est quoi ? 

Sur le trottoir, devant le portail gris de la rue de Circé, Lio, Éléonore et Sonia s'arrêtèrent. 

Éléonore avait rencontré Lio à la fac d'histoire de l'art avant qu'il ne rejoigne l'institut d'urbanisme. Quant à Sonia et Lio, iels s'étaient croisé.e.s environ un an après, en marge d'une manifestation trop bruyante et agitée et s'étaient promis de garder contact.

Depuis inséparables, les ami.e.s s'étaient rapidement autoproclamés grand club informel de racontars et autres commérages. 

Une seule règle : Tous les moyens étaient bons pour obtenir jusqu'au plus infime potin, jusqu'à la plus petite information croustillante. 

Je vous laisse donc imaginer le supplice de Lio et Sonia, ce matin, accompagnant Éléonore qui refusait de leur délivrer la  raison de cette virée un peu spéciale. 

Péniblement, iels essayaient de se tenir, de respecter la décision d'El. Même si au fond, ses acolytes espéraient, sans l'avouer à haute voix, qu'elle finirait par cracher le morceau. 

Bien sûr, Éléonore, Sonia et Lio n'auraient jamais raté cette occasion de se voir. Iels adoraient ces petits moments ensemble, avant les cours ou le service d'Éléonore, après les réunions, ou en coup de vent dans le bus. 

Ça n'empêchait pas Lio de quand même regretter. Ses cannes glissaient et se coinçaient... Quand ce n'était pas des escaliers qui se dressaient sur son chemin. 

Pour quinze minutes de marche, combien de cuillères dépensées ? Sa mauvaise humeur gagnait tout doucement du terrain. 

Si seulement 1) Lio n'avait pas rencontré le voyant à la dernière assemblée générale de Rivera 2) Il n'avait pas raconté à Éléonore la soirée et l'entrevue 3) Elle ne l'avait pas tanné pour obtenir le nom du professionnel 4) Les compaines s'étaient souvenu plus vite que presque l'entièreté du petit quartier était pavée...

Enfin, iels étaient arrivés. Une minute de plus à batailler et trébucher et Lio serait rentré chez lui pour dormir le reste de la journée. 

Si c'était bien Éléonore qui avait organisé l'excursion, c'était Sonia qui avait l'air la plus impliquée dans l'aventure matinale. 

Pour sa part, Éléonore, fatiguée de son service de la veille, avait oublié de vérifier l'accessibilité PMR* et essayait de se faire oublier. 

 

- J'appuie

- Ah merde. Je tire. Attends, non, je pousse. Nop. Ça n'ouvre pas

- Rappuie pour voir ?

- C'est bien le bon bouton ?

Lio haussa les épaules. Ça marchait d'habitude.

- Bah oui, il n'y en a qu'un.

- Tu crois qu'il faut appeler ? 

- Ralentis, on dirait que tu vas rater le Poudlard express. 

Sonia ne releva pas, trop occupée à scruter google plans à la recherche d'une autre entrée. Les deux étudiant.e.s se piquaient mutuellement en permanence. Des fois, une dispute éclatait, mais ce n'était jamais long, parce que celle ou celui qui avait dit un mot de trop le comprenait vite et faisait en sorte de s'excuser correctement. 

Éléonore sourit. Elle, elle aimait bien les expressions moqueuses et rigolotes de Lio. Puis pour Sonia elle ajouta :

- T'inquiète Bichette. On est super en avance. On va bien trouver. 

 

Une jeune personne blonde, sweet orange, masque noir, casque à plein volume sur de la dubstep, ouvrit le lourd portail et manqua, en passant, de renverser Sonia et Éléonore. 

Lio, du côté de l'interphone, maintient du bout d'une de ses canne, tant bien que mal, la porte. Iels se faufilèrent de l'autre côté. 

Sous leurs semelles, les pavés étaient collants. Sonia leva le nez au ciel, la bouche ouverte vers le carré bleu nuageux. 

Ça avait fait la même impression à Lio la première fois. Pour des étudiants en architecture et en urbanisme comme elleux, qui n'avaient jamais habité le centre-ville, c'était vraiment quelque chose que de se retrouver dans la cour d'un de ces vieux immeubles. 

Tout était harmonieux, grandiose et simple à la fois. Les bâtiments faisaient comme un cadre, un filtre. Le peu de lumière naturelle qui les atteignait, semblait plus belle de là. À la fois douce et puissante.

Dans ce tableau luxueux et pompeux, de légers signes de délabrement inquiétaient l'œil. Sur toute une face du monument, la peinture s'écaillait. Deux fenêtres étaient cassées au quatrième étage. Un volet avait été tagué au troisième. Trois dalles manquaient du côté de la porte principale, et dans les pots massifs, des longs pieux terreux et poisseux servaient de tuteurs à des plantes rosies et rabougries.

 

Pendant que ses ami.e.s s'extasiaient et s'agitaient, Éléonore cogitait. Elle aurait aimé leur parler de l'autre soir, près du fleuve, après le crash des météorites, mais par où commencer ? 

- C'est au deuxième étage, appart 5. On y va ?

Sonia avait déjà parcouru toutes les boîtes aux lettres à la recherche du nom que Lio leur avait donné : « J. Costes - Medium ». 

La jeune fille avait prétexté, tout le chemin durant, qu'elle pressait le pas pour ne pas arriver en retard à ses cours de l'après-midi. Ses deux compères n'étaient pas dupes. C'était pas les cours qui la faisaient courir comme ça. Sonia n'avait jamais bien su mentir à ses ami.e.s. Pour masquer une part de l'excitation, elle stimmait*, dans sa poche de blazer, avec un ressort de stylo-bille.

Pour Sonia, c'était une occasion en or de nourrir de détails son nouveau projet d'histoire post-apocalyptique. Elle y mettait en scène une voyante solitaire combattant des monstres dégoulinant de pus et de bille. June, son personnage, se battait également contre les humain.x.e.s dans ce monde sordide. À la fin de son arc principal, June allait devoir vaincre sa némésis, une autre voyante, reine despotique d'un territoire voisin. 

Sonia avait hâte. Elle espérait qu'elle pourrait jeter un regard à l'intérieur de la salle de consultation, observer, glaner quelques inspirations. 

Rien que la salle d'attente lui aurait suffi. Y en aurait-il une ? Serait-elle à la hauteur de ses attentes ? Que l'endroit soit très folklorique, sobre, moderne ou antique peu importait, pourvu qu'elle puisse palper l'ambiance et en nourrir sa fiction.

- On est pas moins en avance qu'il y a cinq minutes. Par contre, j'aimerais bien trouver un coin pour m'asseoir. Expliqua Lio.

 

En réajustant son hijab, Sonia accrocha brièvement son attention à l'écran de son portable. L'heure affichée sur le cadran circulaire numérique lui criait que « en avance » était un euphémisme. Elle grogna. Ses notifications twitter s'étaient emballées. Elle ouvrit l'application mais son réseau, trop faible, fit buguer l'affichage. 

*

Quand elle releva la tête, Éléonore se débattait avec son sac et son masque jetable bleu. El' ne se sentait plus très bien tout d'un coup. Ses oreilles bourdonnaient et son menton se retrouva soudain inondé de liquide chaud.

- Zut t'as pas un mouchoir ? Je saigne du nez.

*

Lio fit pivoter son sac sur une bretelle, le dezippa et tendit un petit sachet vert plastifié à son amie. 

- Merci ! Je meurs si je salis mes fringues de boulot. Déjà, forcément, faudra que je refasse mon make-up...

Toustes les trois, Éléonore et Lio en bougonnant, Sonia trépignant, allèrent s'installer sur l'escalier dans le hall. Et tant pis si un bourgeois les houspillait. Iels aviseraient au moment.

- Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Ça t'arrive souvent El' ? 

Éléonore haussa les épaules. Non, ça n'arrivait pas souvent, ça lui arrivait TOUT-LE-TEMPS depuis le soir du crash sur le fleuve. 

*

Tout-le-temps : L'avant-veille, par exemple, quand elle avait voulu préparer le bún chả à l'ail de sa mère pour Mathilde, sa collègue du bar qu'elle appréciait tant. Tant elle saignait, et de peur de « se vider » littéralement, elle avait été à deux doigts d'appeler les pompiers. 

*

Une semaine avant encore, elle avait dû jeter sa tisane d'aubépine séchée qui lui avait provoqué la même réaction au simple touché. Le sachet de 150 grammes lui avait coûté une fortune. Éléonore n'avait plus eu qu'à pleurer sur son porte-monnaie. 

 

Sur les marches, Éléonore attrapa sa trousse matelassée de strass et en sortit un petit miroir à clapet, du mascara et du liner. 

Ce n'était pas tout. El' avait découvert qu'elle était devenue allergique à tout un tas de choses, brutalement : Sa poudre bronzante, la moitié de ses mélanges d'épices, ses sels de bain. Elle ne pouvait plus manger ni de soupe déshydratée ni de poireau. Les sodas lui donnaient des vertiges. 

Ce genre de truc pouvait arriver, avait-elle lu sur internet. Mais cela n'expliquait pas tout. Ses envies impérieuses de lentilles et de cuillères en fer n'avaient pas plus de sens que ses énervements soudains ou que ces crises d'écoulements...

Éléonore s'était aussi intéressée aux troubles anémiques, mais n'avait pas réussi à se résoudre à consulter. Elle n'était vraiment pas certaine qu'on l'écouterait. À la place, elle avait dévalisé, en compléments alimentaires et antihistaminiques sans ordonnance, la pharmacie à côté de chez elle. Depuis, ça allait quand même un peu mieux. 

Les boîtes, tubes et pinceaux cliquetaient sous ses ongles acryliques depuis une dizaine de secondes, quand enfin elle mit la main sur ses lingettes nettoyantes et sa poudre libre. L'expression « se repoudrer le nez » n'avait jamais prit autant de sens. 

Et dire que ce n'était même pas de ces nouveaux et étranges troubles physiques qu'elle voulait parler au médium. Non. Éléonore avait décidé d'y aller bien avant que son corps rejette toutes ces choses qu'il avait toujours connues. 

C'était plutôt du côté du cœur que s'attardaient ses préoccupations. Elle voulait voir un médium parce que l'amour. 

Parce que trop d'amour en elle et pas assez dans sa vie, dans son petit appartement de bonne sous les toits, gelé en hiver, fournaise en été.

Éléonore voulait une réponse, une explication au trou noir qui avait absorbé sa vie romantique et sexuelle depuis plus d'un an et demi. 

Elle avait suffisamment de bouteille pour savoir que ce n'était pas sa lesbianité ni son corps gros qui l'empêchait de rencontrer des gens. Enfin... Bien sûr, c'était plus compliqué dans la vie pour elle que pour les hétéros minces, mais, son tempérament faisant, elle n'avait jamais eu de mal à se lier de chouettes amantes et amants. 

Est-ce que c'était le travail salarié qui mangeait son énergie, son temps et son envie ? Jetant son Kleenex souillé dans la poubelle du hall, elle grimaça. C'était probable.

Elle « ne voyait plus » les gens, comme si soudain ça ne l'intéressait plus. Est-ce qu'elle déprimait ? Pas plus qu'avant. Son quotidien était plutôt plat et parfois elle passait ses jours de repos à scroller Tik Tok allongée sur son tapis beige à poils longs. Mais elle ne se sentait pas particulièrement mal. 

Elle ne se sentait pas mal, sauf quand elle pensait à cette histoire de trou noir, et aussi, maintenant, à ses nouvelles allergies. 

 

De l'amour, Éléonore en débordait. De l'amour pour Mathilde, pour Lio, pour Sonia. Cette confusion générale l'ennuyait beaucoup. Trop d'amour, pas assez d'amour, au final elle-même ne savait plus. Elle se serait crue dans la presse féminine : Jamais comme il fallait.

C'était simple pourtant. Les sociabilités maladroites, les frissons, les rêveries, la découverte, l'apprentissage et l'aventure lui manquaient beaucoup. Elle voulait pouvoir donner toute cette affection, en faire profiter quelqu'un et peut-être en recevoir un peu aussi.

Est-ce qu'elle devait le dire à quelqu'un, et à qui ? Qu'est-ce que ça voulait dire ? Est-ce que ça changerait quelque chose à son apathie générale, à leurs relations ? Est-ce que c'était une bonne idée d'être amie avec ses amours ? Est-ce qu'elle allait se mettre en couple avec un.e de ses ami.e.s ?

Éléonore allait s'en remettre au voyant. 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Abbyleplume
Posté le 23/08/2021
Encore un chouette chapitre ! J'aime bien l'intrigue qui se met en place avec cette histoire de météorites et d'effets secondaires sur la pauvre Eléonore. Hâte de lire la suite !
andy
Posté le 08/07/2021
Rebonjour!
Encore une fois, les personnages sont intéressants, on a le goût d'apprendre à les connaître davantage. Par contre, je t'avoue que je trouve difficile de lire sur tous ces personnages. À chacun des nouveaux chapitres, tu raconte une histoire complètement différente, avec des personnages qui ne semblent pas avoir de lien entre eux. C'est ardu, pour un début d'histoire. J'aurais aimé voir le fil conducteur de ces personnages, ne serait-ce qu'un peu. Ou voir introduire ces personnages plus graduellement dans l'histoire.

Dans ce chapitre, j'ai apprécié de voir l'intrigue d'Éléonore. On a le goût de comprendre ce qui c'est passé le soir du crash sur le fleuve. Tu nous as intrigué juste assez.... ;)
Chloé BZG
Posté le 10/07/2021
Hello ! Merci pour ton super commentaire !

Oui, je suis en train d’écrire le chapitre 7 (ou on commence à voir les liens entre les personnages se dessiner) et je me rends compte que ça prends du temps. Je pense que à terme je vais séparer ce bout pour en faire une « origin story » pour bien indiquer le début de l’action (parce qu’il y en a beaucoup de prévu ! )
Vous lisez