Le poing vola vers elle à la vitesse de l’éclair. Elle s’écarta d’un mouvement vif et profita du déséquilibre de son adversaire pour le frapper sur son flanc gauche. Avec un grognement, il accusa le coup et, vacillant, s’éloignant de quelques pas, avant de lui faire à nouveau face. Il leva les poings devant son visage et riva son regard noir sur elle. Ses cheveux très courts étaient brillants de sueur et son visage rond, orné de quelques hématomes, crispé sous la douleur. Cependant il était toujours debout. Isobel se remit en position, le visage neutre, mais à chacun de ses mouvements elle sentait les coups qu’elle n’avait pas su éviter qui se rappelaient à elle.
— Trois points ! clama l’arbitre en levant la main. Rix est vainqueur.
Aussitôt, les deux adversaires se relâchèrent. La jeune femme se pencha en avant, les mains posées sur les genoux et prit plusieurs profondes inspirations. Elle sentit la sueur couler dans son dos et sur son visage, sous son masque. Elle n’avait qu’une hâte : faire un plongeon dans le lac.
L’homme devant elle se laissa tomber sur le sol, la main posé sur son flanc.
— Bon sang, fit-il, tu ne m’as pas fait de cadeau.
Autour d’eux, les autres participants les félicitaient et le public discutaient du combat sur un ton excité.
— Toi non plus, Merc !
Il sourit. Elle fit un pas vers lui et lui tendit la main. Il la prit et se releva avec son aide. Isobel rejoignit alors le maitre de l’arène, qui recevait le paiement des parieurs. L’homme dégingandé lui sourit aimablement lorsqu’il la vit.
— Tu t’es encore battue comme une lionne, Rix. C’était un beau spectacle, fit-il d’un ton joyeux. Voilà tes gains.
Elle regarda un instant la poignée de pièces qu’il lui tendait.
— Donne-les à Merc. Je n’en ai pas besoin.
L’autre soupira.
— Je m’en doutais un peu.
Isobel sourit sous son masque.
— Tu sais bien que tout ce qui me plait c’est l’action.
Elle posa soudain une main sur son flanc, là où Merc lui avait donné un coup de pied bien placé. L’homme fronça les sourcils.
— Tu veux passer voir le soigneur avant de partir ?
— Non, ça va aller. On se voit la semaine prochaine ?
Il lui fit une révérence maladroite.
— Avec plaisir : tu me rapportes toujours beaucoup !
Isobel sourit et continua sa route. Le maitre de l’arène était un homme pragmatique mais honnête. Il prenait soin de ses combattants. Son arène de combat, située dans un vaste entrepôt à la limite du quartier du port, était moins réputée que celle de Grégoire Valronn, mais plus conviviale et cela lui convenait. Elle pouvait venir s’y entrainer quand elle voulait et elle s’y sentait en sécurité. Tout le monde ici s’affublait d’un faux nom et parfois d’un masque et personne n’y trouvait à redire. On n’avait pas besoin de savoir ce que ses compagnons de combat faisaient dans leur autre vie.
Le soleil venait de se coucher quand elle sortit. Ses rayons dorés effleuraient les toits de la ville. En portant son regard vers le sud, elle admira les hautes tours du Palais Ducal, flamboyantes sous la lumière solaire. L’air commençait à se faire plus frais la nuit alors que la saison des glaces approchaient à grands pas. Elle s’emmitoufla dans sa cape, souleva sa sacoche et s’engagea dans la rue en direction de la rive ouest, vers son havre de paix. Elle était de repos ce soir ; elle n’était donc pas pressée de retourner à la caserne. Elle ôta son masque et se passa la main dans ses cheveux très courts. Les ruelles qu’elle traversa était silencieuse et déserte : elles serpentaient entre les maisons serrées les unes contre les autres, lui permettant d’éviter les grands axes. L’obscurité devenait de plus en plus épaisse, mais elle n’était pas inquiète. Elle contourna ainsi la place du marché et déboucha non loin de son ancienne garnison. Une petite crique entourée d’épais buissons se trouvait à cet endroit, un endroit parfait pour se baigner.
Ses camarades ne connaissaient pas son activité et elle préférait que cela reste ainsi. Ce n’était pas illégal, mais qu’un garde, un officier qui plus est, s’adonne à ce genre de combat n’était pas forcément apprécié. Elle n’avait pas envie que Pièr ait encore du grain à moudre pour s’en prendre à elle. Elle avait donc installé un petit refuge dans son ancienne caserne, avec tout ce qu’il fallait pour se soigner et se changer si le besoin s’en faisait sentir.
Une fois à l’abri des arbustes, elle se déshabilla, non sans grimacer à cause des tiraillements de sa chair maltraitée. Elle plongea dans l’eau fraiche, avec un soupir de plaisir malgré les frissons qui parcoururent sa peau. L’eau claire effaça les traces de poussière et de sueur. Elle se laissa aller contre la berge aux senteurs de terre et d’herbe et ferma les yeux.
Lorsque le soleil eut entièrement disparu derrière les Monts Dorés, elle se résigna à quitter son petit paradis. Entièrement nue, elle ouvrit son sac, s’essuya du mieux possible avec une serviette et en sortit des vêtements propres qu’elle enfila rapidement. Elle y rangea ses habits sales, remit sa cape sur ses épaules et épaula sa sacoche.
Elle suivit un petit chemin de terre, le long de la berge, vers le sud, se laissant bercer par le doux ressac du lac. Sur sa droite s’alignaient les murs percés de fenêtres illuminées des maisons et des petits immeubles. Elle apercevait parfois des silhouettes noires derrière les rideaux et entendaient des rires ou des conversations par les fenêtres encore ouvertes. La lune était suffisamment haute dans le ciel pur pour que sa lumière nimbe la ville : nul besoin de sa sphère lumineuse pour voir où elle allait.
Au bout d’une vingtaine de minutes, elle parvint à l’arrière du théâtre. Sa haute silhouette dominait la berge et une petite cour emmurée était collée à sa façade. Alors qu’elle s’approchait de la ruelle étroite qu’elle allait emprunter, elle entendit le bruit d’une porte qui claquait et des chuchotements. Par réflexe, elle se plaqua contre le mur de pierre grise et écouta.
Des pas lourds et une respiration bruyante se rapprochèrent de sa cachette. Quelques secondes plus tard, un homme au crâne rasé et à la belle stature, vêtu d’un pantalon et d’un gilet en cuir élimés, déboucha de la ruelle. A sa peau bleutée et ses oreilles effilées, elle reconnut l’un de ses congénères. Il regarda à droite et à gauche en étrécissant ses yeux très clairs, puis fit un signe de la main, avant de s’engager sur la droite, vers un petit bâtiment de briques. Isobel reconnut l’une des entrées des souterrains de déversement qui couraient partout sous la ville.
Isobel écarquilla les yeux : deux autres hommes apparurent, trainant une quatrième personne inconsciente et en piteux état si on en jugeait par les traces sombres sur sa tunique blanche. Parmi eux, elle reconnut Serguei, l’une de ses connaissances. Elle retint un juron : cet idiot était censé se ranger.
Le sergent s’agenouilla pour profiter des herbes hautes qui poussaient à cet endroit. Elle se mordit les lèvres. Elle ne pouvait pas intervenir, sans armes ni soutien. Seule contre ces trois-là, elle aurait peu de chances. Son intervention risquait même de les pousser à achever leur victime qui paraissait encore vivante.
Le premier enclencha les rouages qui verrouillaient la porte de bois et poussa le battant.
— C’est bon, fit-il. On va suivre les tunnels jusqu’à l’arène.
Le chef laissa passer ses deux sbires. Ses hommes obéirent et tirèrent leur fardeau à travers l’ouverture. Il jeta un coup d’œil autour de lui, puis il jeta l’objet qu’il tenait à la main, renifla et suivit sa bande. Il claqua la porte derrière eux.
Il fallait connaitre le code pour ouvrir ces portes de l’intérieur comme de l’extérieur. Seuls la garde, les Ingénieurs de la ville et le Sigile des Arcanes étaient censés les posséder. Pourtant ses collègues et elle y faisaient régulièrement des rondes, car certains malfaiteurs s’en servaient comme cachette ou refuge. Ou bien pour se débarrasser des corps.
Une fois certaine qu’ils n’allaient pas revenir, elle se précipita hors de sa cachette. L’objet lancé par l’homme avait attiré sa curiosité. Elle s’arrêta à l’endroit où il avait été négligemment jeté et se baissa : à ses pieds se trouvait un masque, d’un blanc qui aurait été immaculé, si des traces de sang ne le déparaient pas. Elle le ramassa. Il ne pouvait appartenir qu’à cet homme. Les contes concernant le fantôme du théâtre lui revinrent en mémoire. Se pouvait-il que ce soit lui ?
Glissant le masque dans sa ceinture, elle partit en courant légèrement, se glissant d’ombre en ombre. Ils avaient évoqué une arène. Il n’en existait que deux et l’une d’elles appartenait au propriétaire du théâtre. Ce ne pouvait être une coïncidence. Elle se précipita dans les ruelles et contourna les axes principaux pour rejoindre le port. La nuit n’était pas encore bien profonde et les rues étaient encore animées. Voilà pourquoi ils avaient pris les tunnels de déversement. Elle devait les devancer jusqu’à l’entrée la plus proche de l’arène et y pénétrer avant qu’ils arrivent. Heureusement le poids mort qu’il devait tirer les ralentissait alors qu’elle était agile comme le vent.
Arrivée à destination, elle se plaqua contre le mur de pierre d’une maison. L’arène était juste de l’autre côté de la rue. Elle pouvait entendre les bruits des combats et les cris des spectateurs qui se déversaient par les portes ouvertes. Deux hommes de mains filtraient les entrées et les sorties. Elle calma sa respiration, souleva sa capuche et entra calmement dans la rue. L’entrée des souterrains se trouvait à une dizaine de mètres, au fond d’une impasse. Cette partie du port était déserte. Elle y entra, se précipita jusqu’à la porte et plaqua son oreille contre le bois épais. Difficile d’entendre quoi que ce soit, mais les gars n’avaient pas l’air discrets. Le silence épais ne fut dérangé par aucun bruit. Elle activa les rouages, ouvrit la porte bien huilée et se faufila dans l’escalier. Elle profita de la lumière extérieure pour bien mémoriser les lieux, repéra un renfoncement qui lui servirait de cachette, puis referma la porte discrètement.
Elle descendit les marches avec assurance, suivit le mur et se glissa dans l’espace qu’elle avait repéré. Elle s’accroupit et retint sa respiration. Une dizaine de minutes plus tard, des pas retentirent dans le tunnel. Une lumière apparut au détour d’un tournant. Soudain, un bruit la fit grimacer : cela ressemblait au son d’un poing qui rencontre la chair. Il fut suivi d’un grognement et du bruit d’une chute.
— Allez ! Lève-toi, monstre. On a pas toute la nuit.
Les pas reprirent et elle vit Sergueï et son ami, encadrant l’homme blessé et le tirant de force. Le chef semblait avoir disparu. Peut-être les attendait-il à l’arène. L’homme boitait lourdement et essayait faiblement de se débattre, ce qui lui valut encore quelques coups de poings dans le dos.
Ils dépassèrent la porte et continuèrent, sans la remarquer. Isobel grimaça : Valronn devait avoir aménagé un accès direct aux tunnels, ce qui était non seulement suspect, mais illégal. Elle nota cette information dans un coin de son cerveau.
Il fallait qu’elle intervienne si elle voulait aider l’homme. Elle ne savait pas vraiment pourquoi elle voulait sauver cet inconnu, mais toute cette scène sentait le coup tordu. Son instinct ne la trompait jamais. Elle aurait pu intervenir officiellement, mais là encore elle eut le pressentiment qu’elle devait faire preuve de plus de délicatesse. Une idée germa alors dans son esprit, une idée qui la fit sourire.
Alors qu’ils s’arrêtaient une vingtaine de mètres plus loin, près d’une échelle de bois qui n’aurait pas dû être là, les ténèbres se mirent alors à s’épaissir et à trembloter. Sergueï regarda autour de lui, les yeux écarquillés.
— Rug ? fit-il.
— Quoi ? grogna-t-il.
Puis lui aussi remarqua ce qui se passait. Les ténèbres devinrent alors vivantes et une forme monstrueuse commença à se matérialiser à quelques mètres d’eux. Des lumières tremblotantes et phosphorescentes apparurent telle une multitude de globes oculaires. Un bras terminé par des griffes s’élança vers eux. Sergueï poussa un hurlement, lâcha le bras de l’homme et partit en courant. Son compagnon suivit son exemple. Le blessé s’effondra sur le sol avec un grognement.
Isobel attendit, pour être certaine que les deux idiots ne reviendraient pas. La respiration haletante du blessé, presque des sanglots, fut le seul son qui retentit dans l'obscurité totale. Elle reprit son souffle : maintenir une illusion aussi élaborée l'avait vidée d'une partie de son énergie.
— Vous allez me tuer ?
Elle sursauta. Comment avait-il pu savoir qu’elle était là ? Sa voix était harmonieuse et tremblante. On y sentait la souffrance et la peur. Isobel se leva, invoqua une petite sphère lumineuse et s’approcha. Elle l’envoya au-dessus de lui. Il gémit et tenta de se dérober. Elle l’observa. Il appuyait de toutes ses forces sa main droite contre son flanc gauche. Son visage était tourné vers le mur, en partie caché par ses longs cheveux noirs, qui tombaient sur sa nuque et son front. Elle s’agenouilla juste à côté et se pencha pour regarder son visage. Elle aperçut des cicatrices hideuses et la chair boursoufflée. Inconsciemment, sa main droite prit le masque qui était encore dans sa ceinture.
— Vous êtes le fantôme du théâtre, murmura-t-elle.
Ses yeux d’un azur étincelant la fixaient avec terreur. Son visage portait aussi les stigmates des coups qui lui avaient été portés : une lèvre fendue, une plaie sur la temps gauche et un hématome sur la joue.
Le souffle coupé, luttant contre le dégoût et l’horreur, elle lui tendit le masque. L’homme le prit de sa main libre et l’installa maladroitement, laissant une nouvelle estafilade sanglante sur la surface blanche. Isobel nota que les doigts de sa main droite étaient gonflés et rouges. Elle frissonna.
Il se décala légèrement et un sifflement de douleur s’échappa du masque. Sa main avait les plus grandes difficultés à empêcher le sang de couler.
— Vous allez me tuer ? répéta-t-il.
— Non. Je ne suis pas un assassin.
— Qui êtes-vous ?
— Je suis sergent dans la garde. Je passais près du théâtre quand j’ai vu ces hommes vous emmener.
— Et vous êtes intervenue ? Pourquoi ?
— Parce que c’est mon travail.
Une lueur d’espoir brilla dans ses yeux, mais la crainte n’avait pas disparu.
— Vous pouvez marcher ? Je vous emmène à la garnison. Vous pourrez …
A ces mots, il tenta de s’éloigner d’elle en rampant, mais il n’alla pas bien loin et il grogna de douleur.
— Non, fit-il d’une voix tremblante. S’il vous plait.
Isobel le considéra un moment.
— Vous venez d’être agressé. Vous n’avez pas à avoir peur. Je vous assure que …
Un rire amer le secoua.
— Grégoire Valronn doit déjà y être pour témoigner avoir vu le Fantôme du Théâtre assassiner l’un de ses amis.
Une main de glace serra le cœur d’Isobel. Tentait-elle de sauver un meurtrier ? Elle se reprit. S’il était un meurtrier, pourquoi les trois brutes l’avaient-elles emmené jusqu’ici ?
— Vous pensez que je suis coupable.
Son ton désabusé pénétra dans son âme. Un nouveau rire le secoua. Ou était-ce un sanglot ?
— Pourquoi pas après tout ? Tuez-moi et apportez ma tête à la garde.
Sa voix se mourait et il s’affaissait doucement. Il tremblait de tous ses membres. De toute évidence il était en état de choc. Elle posa une main sur son épaule et il se figea. Elle ne comprenait pas tout ce qui se passait, mais le comportement des trois brutes était suffisamment louche pour éveiller sa perplexité. Un homme témoin d’un meurtre ne cherchait pas à enfermer le meurtrier ainsi. Elle prit soudain une décision.
— Il faut sortir d’ici. Je vais vous emmener dans un endroit relativement sûr pour soigner ces blessures et nous aviserons.
— Aidez-moi juste à sortir d’ici et je me débrouillerai.
— Pas dans cet état. Et je ne vous laisse pas partir tant que je n’ai pas éclairci la situation.
— Alors je suis votre prisonnier ?
— Soit je vous emmène à la garnison, soit à l’abri. C’est à vous de voir.
Il la scruta un long moment puis il hocha la tête. Éloignant sa sphère, elle se releva et le soutint alors qu’il se soulevait en s’appuyant sur le mur. Elle passa ensuite son bras par-dessus son épaule. Il se raidit mais se laissa faire. Elle l’entraina plus loin dans le tunnel.
— Où allons-nous ? fit-il, avec une pointe d’angoisse dans la voix.
— A l’une des sorties qui mènent sur la berge du lac. Ce sera plus discret.
— Pourquoi faites-vous cela ? demanda-t-il après un moment de silence.
— Je vous le dirai quand je le saurai, chuchota-t-elle.