À peine eut-elle posé un pied dans le hall qu’Aven Lerouge entra dans le manoir avec deux de ses amis. M. George prit poliment leur manteau, lançant un coup d’œil encourageant à la jeune fille. Mais déjà son regard fut aspiré par celui, plus noir qu’une nuit sans lune, du sorcier de sang.
Un peu plus grand qu’Amélia, plutôt fin et avec la peau pâle, Aven Lerouge – comme tous les membres de sa famille – arborait une chevelure rouge foncé ébouriffée et des yeux noir d’encre où se confondait pupille et iris dans une marée de ténèbres. Son visage, bien qu’harmonieux, possédait des traits comme coupés au couteau avec un nez et un menton pointu. Il ressemblait beaucoup trop à sa famille pour qu’Amélia pût un jour le considérer autrement que comme une menace.
L’adolescent se tenait là, le menton relevé dans une attitude hautaine, la jaugeant du regard. Un sourire narquois étira ses lèvres blêmes. Elle voyait déjà les rouages de son esprit s’activer pour trouver des remarques désobligeantes à lui lancer pour la faire enrager.
Amélia serra les poings. Elle se força à sourire, consciente du regard que lui lançait déjà sa mère.
– Bonsoir, lança-t-elle le plus poliment possible. Visiblement tu es arrivé entier.
La remarque lui avait – malheureusement – échappé. Azura fronça les sourcils alors qu’Aven semblait amusé par cette mise en bouche. Aussi l’imita-t-il en affichant le même sourire forcé. Derrière lui, Amélia pouvait voir un sorcier particulièrement intéressé par ce spectacle et un elfe qui plaquait déjà une main sur son visage, dépité.
– Bonsoir à toi aussi, grinça-t-il des dents.
Mais avant qu’il n’ait eu le temps d’ajouter quoi que ce soit de plus, l’elfe qui l’accompagnait s’avança d’un pas, se plantant résolument devant lui. Il s’inclina dans une révérence parfaite et lança d’un ton aimable :
– C’est un plaisir de vous rencontrer Mlle Moonfall. Merci de nous accueillir dans votre manoir pour dîner.
Tolith Leofir était aussi grand qu’élancé. Sa peau était claire, son visage long et fin. Il avait de grands yeux en amande d’un vert presque plus vifs que ceux d’Emily. De longues oreilles pointues, décorées de bijoux d’oreilles typiquement elfique, fendaient ses longs cheveux blonds attachés en catogan. Visiblement, il faisait partie de l’aristocratie lui aussi. Amélia songea même qu’il devait venir directement de la République Elfique avec son costume si décalé aux couleurs pastelles et son léger accent du sud.
Le plus déconcertant dans son comportement – hormis le regard indifférent qu’il lui lançait – c’était qu’il ne semblait pas prêter la moindre attention à Azura. La sorcière, loin d’être outrée ou courroucée par ce comportement incongru, observait la scène d’un œil plus curieux qu’à l’accoutumé. Amélia pencha la tête de côté, observant avec attention l’elfe en face d’elle. La prenait-il pour la maîtresse de maison ? Peut-être que l’héritage primait sur le mariage chez lui. L’adolescente ne connaissait pas grand-chose sur la société elfique. Contrairement à son père, elle n’avait jamais quitté la capitale. Tout ce qu’elle savait des autres peuples et leurs cultures, elle l’avait appris dans les livres ou en écoutant parler son père et ses tantes de leurs voyages.
Et pour dire la vérité, il y avait même certains quartiers de Riverfield où la jeune fille n’avait même jamais mis les pieds. En y réfléchissant, son univers se limitait à la Grand-rue commerçante, le Parc de Lune et le manoir familial. Ce qui représentait bien peu de chose dans ce monde si vaste.
Amélia se fit la remarque qu’elle ne connaissait pas grand-chose de cet elfe-là non plus. Elle savait qu’il était l’un des amis proches d’Aven Lerouge, mais hormis son nom et son visage, elle ne savait strictement rien de lui. En revanche, elle ne connaissait que trop bien cet autre sorcier qui les accompagnait.
Kaspar Discord était le fils de l’un des meilleurs amis de son père, ainsi que l’un des très rares sorciers de son âge qu’Amélia avait un jour côtoyé il y a longtemps.
Presque aussi arrogant et malfaisant que son ami Aven Lerouge, il avait mené la vie dure à l’adolescente dans son enfance, du temps où Azriel n'avait pas encore contracté la maladie. Le sorcier avait fini par se lasser le jour où Amélia lui avait répondu. Ce jour-là – et elle savait que derrière son demi sourire, il s’en souvenait encore – la jeune fille avait explosé de colère.
Ça n’avait pas été aussi spectaculaire que lorsque Aven l’avait énervé quelques années plus tôt, mais assez pour faire trembler les murs du manoir. Le garçon avait même été blessé par des bris de verre quand les vitres du rez-de-chaussée volèrent en éclat. Et, de là où elle se trouvait, Amélia pouvait voir la très légère cicatrice blanche qui lui barrait toujours le menton.
Originaire des Terres du Nord, Kaspar avait hérité des cheveux noirs et des yeux gris de son père ainsi que du tatouage de leur famille – le signe du chaos, tatoué sur sa paupière et tout autour de son œil gauche comme un monocle noir. Seule sa peau de porcelaine semblait lui venir de sa mère.
Une fossette s’était creusée dans sa joue alors que son sourire se faisait de plus en plus large en reluquant ouvertement la jeune fille. Depuis quand ne s’étaient-ils pas vus ? Deux ans ? Cinq ans ? Il n’avait décidément pas changé d’un pouce. À part peut-être cette barbe de quelques jours qu’il n’arrêtait pas de gratter. Ça, c’était nouveau.
Et franchement inélégant.
Amélia retint avec difficulté une grimace de dégoût et décida finalement de reporter son attention sur l’elfe qui attendait toujours sa réponse.
– Ce n’est pas moi qui vous aie invité, lança platement Amélia sans un regard pour sa mère. Si j’avais eu le choix, je me serais bien passé de ce dîner.
L’espace d’un instant, Amélia crut voir l’ombre d’un sourire passer sur les lèvres de Tolith. Ce fut si rapide, qu’elle crut l’avoir imaginé. En se tournant vers sa mère, Amélia se fit la réflexion qu’elle ne devait pas l’avoir remarqué. Preuve en était qu’à la place, elle fusillait sa fille du regard. Amélia ne cilla pas. Azura lui avait imposé ce dîner en la prévenant à la dernière minute, elle l’avait mise au pieds du mur, comme trop souvent depuis quelques années. Si le comportement d’Amélia lui déplaisait, elle n’avait qu’à s’en prendre à elle-même.
La jeune fille finit par se détourner. Dans son dos, Tolith Leofir s’était tourné vers sa mère, lui trouvant vraisemblablement une conversation plus courtoise.
Amélia haussa des épaules. Peu lui importait. Pour l’instant, elle brûlait simplement de retrouver son frère et que cette soirée se terminât enfin.
En quittant le hall pour rejoindre le grand salon où l’attendait Azriel, l’adolescente sentit peser sur elle le regard sombre d’Aven. Visiblement, ce petit intermède lui avait fort plu.
Quel garçon étrange.
Alors que l’adolescente se précipitait vers son frère, sagement assis dans son fauteuil roulant à l’autre bout du salon, Azura conduisit ses invités dans la pièce à la suite de sa fille. Tolith admira l’immense salon avec une curiosité polie, Kaspar semblait se souvenir de quelques tableaux à qui il fit la grimace alors qu’Aven ne quittait toujours pas des yeux Amélia, debout auprès de son frère.
Azriel était bien habillé et on voyait que M. George avait dû passer un temps fou à essayer de discipliner – en vain – les cheveux sombre de l’adolescent en les tirant en arrière. Quelques mèches récalcitrantes s’amusaient, cependant, à pendre outrageusement le long de la joue droite du garçon, lui donnant un petit air négligé qu’Amélia trouva charmant.
Une main posée sur l’épaule d’Azriel, la jeune fille s’autorisa enfin à relever les yeux. Avec son frère à ses côtés, elle pouvait tout affronter, les regards noirs de sa mère comme les remarques d’Aven.
En voyant l’adolescent dans son fauteuil, pourtant, l’attitude narquoise et hautaine des deux sorciers invités sembla s’amenuiser. Kaspar fuyait le regard d’Azriel alors qu’Aven semblait lutter pour ne pas détourner les yeux.
– Je suis navré de ne pas avoir pu vous recevoir, commença poliment Azriel avec un sourire, mais comme vous pouvez le voir, ma mobilité s’est considérablement réduite depuis notre dernière rencontre.
– Ne vous en excusez pas, lui répondit aimablement Aven en s’inclinant respectueusement. Nous savons tous ici à quel point le syndrome de l’Œil Mort est un fléau chez les sorciers.
Il y eut un silence gêné durant lequel plus personne ne sût où se mettre. Azura cherchait un moyen de désamorcer la situation, Kaspar avait baissé la tête si bas qu’Amélia eut presque peur qu’il se rompe le cou alors que Tolith se plongea dans un silence attentif. L’adolescente avait resserré sa prise sur l’épaule de son frère. Ses sourcils s’étaient froncés et elle lutta contre l’irrésistible envie de se jeter sur Aven pour lui arracher la langue. Comment osait-il dire une chose pareille ? Il ne savait rien du tout…
Seul Azriel gardait un sourire enjoué en regardant tour à tour ses invités. Visiblement, il était ravi d’avoir engendré un tel malaise chez ces intrus. Amélia avait toujours aimé et admiré ce côté de la personnalité de son frère. Le jeune homme n’était pas du genre à avoir sa langue dans sa poche lui non plus. L’autodérision avait fini par devenir une arme dont il se servait de plus en plus souvent et sans vergogne, prenant plaisir à remettre à leur place de nombreuses personnes.
Azura fut, à la surprise générale, la première à briser le silence.
– Bien, installez-vous, les invita la sorcière en leur indiquant les fauteuils et le grand canapé. Prenez à boire, le dîner sera bientôt prêt.
Presque aussitôt une nuée de domestiques entra dans la pièce pour proposer des verres et des amuses-bouches aux invités. Amélia en profita pour attraper deux verres de jus de fruit pour elle et son frère.
– Merci Mme Moonfall, sourit Aven en prenant place avec ses amis.
Amélia le regarda un instant. Le jeune homme s’amusait à lui lancer des sourires en coin exaspérant. Elle espérait juste qu’il n’allait pas ouvrir la bouche…
Azura se lança alors dans un monologue ennuyeux, colportant rumeurs et ragots de la Cour des Sorcières aux jeunes gens. Tolith l’écoutait poliment, visiblement très intéressé d’en savoir un peu plus sur les jeux de pouvoirs de la Sorciété. Il semblait d’ailleurs plus apte à parler avec elle que les deux autres qui baladaient leurs regards un peu partout.
L’un des tableaux de la pièce attira alors l’attention d’Amélia. Elle tapota l’épaule de son frère qui leva sur elle un regard interrogateur. Elle lui indiqua d’un signe du menton le tableau en question et le jeune homme manqua s’étouffer avec sa boisson.
L’elfe avait, semblait-il, tapé dans l’œil de l’arrière-arrière-grand-tante d’Amélia, une certaine Marigold Moonfall. Le frère et la sœur virent son image se jeter avec tant de ferveur contre la toile qu’ils crurent, un instant, qu’elle allait finir par la traverser pour de bon. Mais ce qui les fit le plus rire, ce fut l’ombre de Magdalena Moonfall, juste derrière elle, qui faisait mine de vomir en observant le comportement de sa sœur.
Aven suivait à peine la conversation, se contentant d’observer avec amusement le comportement de son camarade sorcier, sans se soucier le moins du monde des gens qui l’entourait. En un sens, Amélia en fut soulagé, ainsi elle n’avait plus à supporter son regard obscur posé sur elle.
Kaspar continuait de déambuler dans le grand salon, tantôt croquant dans un hors-d’œuvre, tantôt faisant des grimaces aux portraits de familles accrochés au mur. Amélia dut se mordre la joue pour ne pas exploser de rire quand l’image de son arrière-arrière-grand-père, Archibald Moonfall, lui rendit sa grimace avec un jeu d’ombre si effrayant que le garçon, surprit, bascula en arrière et se prit les pieds dans le tapis. Il manqua tomber à la renverse, mais se rattrapa au dernier moment sous les rires de nombreux personnages peints qui s’étaient rassemblés autour d’Archibald. Kaspar se redressa, rouge de honte et épousseta ses vêtements pour se redonner une contenance avant de retourner s’asseoir à côté d’Aven, l’air penaud.
Cette scène n’avait pas non plus échappé à Azriel qui croisa le regard de sa sœur, essayant – lui aussi – de ne pas éclater de rire.
Ils furent, malheureusement, rappelés à l’ordre par le regard assassin que leur jetait leur mère. À croire que la sorcière espérait encore voir sa fille interagir comme elle le faisait avec ces garçons. Tolith passait encore, mais Kaspar et Aven, ça, jamais. Amélia préférait se jeter directement dans la gueule d’un loup géant !
Les minutes lui semblaient des heures. Amélia avait l’impression qu’une éternité s’était écoulé depuis que Kaspar avait perdu son concours de grimace avec le vieux bonhomme du portrait – qui avait d’ailleurs décidé de partir en vadrouille. Bien sûr, elle aurait été ravie de parler avec son frère de la prochaine farce qu’ils auraient pu faire à leur précepteur ou de ce nouveau passage secret qu’elle avait commencé à préparer et qui allait relier les cuisines à la bibliothèque. Mais elle sentait toujours le poids du regard d’Azura posé sur eux.
Amélia n’en doutait pas, sa mère cherchait à l’empêcher de préparer une nouvelle bêtise.
Alors elle prit sur elle et garda le silence, attendant patiemment que le temps passe enfin. La jeune fille n’avait aucune envie de parler chiffon et dentelle avec Tolith et sa mère et se voyait mal discuter sans craindre une explosion de jurons avec les deux autres.
Kaspar, qui s’était vraisemblablement remit de sa défaite contre le vieil Archibald, discutait à présent à voix basse avec Aven. Amélia les imaginait d’ores et déjà en train de préparer un mauvais coup. Elle fronça les sourcils.
M. George, qui n’avait pas quitté le coin sombre du salon derrière Azura, se méfiait presque autant d’eux que la jeune fille et prenait grand soin de les garder à l’œil. En particulier Kaspar, qu’il avait déjà empêché plusieurs fois, des années auparavant, de jouer avec l’argenterie comme s’il s’agissait d’accessoires pour le cirque. Amélia se souvenait encore de la tapisserie qu’il avait littéralement coupé en deux à force d’y jeter des couteaux et de s’y pendre comme un chat qui se serait fait les griffes sur un rideau. Elle se rappelait vaguement avoir vu son père, Davros Discord, le réprimander jusqu’à le faire trembler de peur avant de s’excuser et de rembourser la tapisserie endommagée. Amélia aimait bien Davros, c’était un homme juste et droit dont la loyauté n’avait pas de limite. Un digne sorcier du grand nord et le meilleur ami de son père.
Son fils en revanche…
Amélia sirota son jus de fruit du bout des lèvres, jetant un œil dehors par l’immense bée vitrée donnant sur le grand jardin extérieur. Le soleil s’était couché depuis un moment déjà et le ciel s’était paré d’un manteau de ténèbres magnifique. La lune trônait au milieu des milliers d’étoiles, illuminant la nuit de ses rayons d’argent. Elle était splendide.
Un léger tapotement sur sa main la fit sursauter. Amélia se tourna vers son frère, perplexe, et se pencha un peu, plongeant son regard dans celui, couleur de glace, du garçon.
– Ne fait pas cette tête Amélia, ce n’est pas très poli envers nos invités.
Un sourire calme étirait ses lèvres, mais la jeune fille voyait bien cette étincelle de malice qui brillait férocement au fond de ses prunelles pâles.
– Ils n’avaient qu’à refuser l’invitation, grogna-t-elle à voix basse en fronçant les sourcils. J’aurai préféré rester avec Emily et toi ce soir plutôt que de devoir jouer les potiches.
– Quoi que tu puisses en penser, petite sœur, essais au moins de sourire un peu. J’ai bien peur que notre mère ne se déboîte la mâchoire à force de serrer les dents en te fusillant du regard.
Ils relevèrent les yeux et, effectivement, Azura Moonfall jetait des regards assassins à sa fille, la mâchoire crispée à l’extrême.
Amélia aurait voulu rire de la grimace que lui offrait sa mère, mais son frère lui rappela, d’un coup de coude dans les côtes, que ce ne serait définitivement pas une bonne idée. Alors elle se mordit la joue pour ne pas rire et afficha un sourire affable aussi faux que celui de ses invités.
Satisfaite, Azura desserra sensiblement les dents. Elle reporta son attention sur Tolith et Aven avec qui elle parlait avec enthousiasme de la prochaine pièce qui allait avoir lieu la semaine d’après. Leur mère était effectivement une grande amatrice de théâtre, même si son goût plutôt prononcé pour les tragédies avait toujours laissé perplexe Amélia. Comment pouvait-on aimer une histoire qui ne se terminait pas bien ? Ça la dépassait.
– Tu vois quand tu veux, lui souffla son frère avec un sourire en coin.
– J’ai hâte que cette soirée se termine, marmonna-t-elle sans bouger les lèvres en buvant une nouvelle gorgée.
Azriel pouffa de rire. Elle lui tapa l’épaule.
Mais quelle comédie !
Un instant plus tard, Azura annonçait, tout sourire, que le dîner était fin prêt et invitait tout le monde à la suivre dans la salle à manger.
« Presque aussitôt une nuée de domestique entra dans la pièce pour proposer des verres et des amuses-bouches aux invités.” --> domestiques
« Le jeune homme s’amusait à lui lancer des sourires en coin exaspérant.” --> exaspérants