Floritane avait enfanté, une éternité plus tôt, dans un monde où les dragons ne craignaient ni la faim, ni la souffrance. Elle avait alors donné naissance à quatre vigoureux dragons des forêts, qui avaient brisé leurs coquilles presque simultanément, enhardi par les bruits d’éclatement des œufs de leurs frères. Aucun d’eux ne voulait être le dernier à respirer l’air extérieur, qui charriait les senteurs de mousse et d’humus d’un début d’automne très chaud. L’éclosion était ainsi pour une fratrie une première étape décisive dans les liens de dominance et de respect qui ne feraient que croître, sans jamais s’inverser. La position sociale d’un dragon dans sa fratrie se jouait ainsi, dans toutes les portées, à quelques secondes près.
Mais sur ce caillou isolé au cœur d’un lac immense, depuis lequel elle ne pouvait voir qu’une falaise glabre et un horizon impitoyablement vide, elle dût presque attendre jusqu’au zénith pour apercevoir la couleur de la peau de ses deux derniers nés. Lacnéo, à qui elle n’avait toujours pas permis d’approcher l’eau, s’agitait et gémissait inlassablement, autant d’impatience que d’instinct, car chacun des bruits qu’il produisait stimulait ses frères.
Quand, enfin, les membranes visibles entre les craquelures des œufs se fendirent pour laisser apparaître une griffe, d’un côté, et l’extrémité d’une corne, de l’autre, Floritane poussa à son tour un grognement de soulagement. Les hommes des lacs, toujours fidèles au rendez-vous, seraient là en début de soirée, et nul doute qu’ils auraient repéré à des centaines de mètres son dragonnet surexcité par l’éclosion de ses frères.
Ces derniers continuaient à s’étirer à un rythme lent et régulier, et la membrane de leurs œufs continuait à se percer de toutes parts. Peu à peu, leurs pattes avant et arrière ainsi que le haut de leur crâne émergèrent, révélant leurs couleurs vertes éclatantes et leur odeur fraîche de jeune fougère. Lorsque leurs yeux s’ouvrirent, elle les découvrit jaunes et marrons pour l’un, bleus pour l’autre. Puis, mère et fils en admiration devant ces deux nouvelles vies, attendirent que les corps et les queues encore enserrés dans leurs œufs s’en dégagent, en vain. Les dragonnets étaient épuisés, toute la faible force de vie qu’ils avaient pu avoir leur avait servi à sortir leur tête et leurs quatre membres, et ils étaient maintenant léthargiques, l’œil éteint, le souffle faible. Floritane fut alors prise d’une sorte de terreur nouvelle, inconnue, aussi profonde que le lac qui l’entourait. Car si les dragons, une fois sortis de l’œuf, étaient hors de danger, il n’en allait pas de même pour ceux qui ne parvenaient pas à éclore. Alors, pour la première fois, Floritane eut peur de la mort.
Gravement, elle baissa les yeux vers ceux, suppliants, de Lacnéo. Elle écarta les pattes, rendant sa liberté à son seul enfant frémissant de vie et d’envie. Sans plus attendre, le petit dragon des Lacs courut jusqu’à l’eau, s’y jeta avec ravissement, esquissa quelques cercles à la surface, puis plongea. Lorsque sa queue disparut à son tour dans les profondeurs, Floritane poussa une longue complainte déchirante, et se coucha parmi les coquilles d’œufs. Longtemps, elle écouta les respirations faiblissantes de ses petits, souhaitant de tout cœur les accompagner là où ils allaient. Un bruit d’éclaboussure et la sensation désagréable de gouttes d’eau au niveau de l’aile droite la réveillèrent soudain. Lacnéo était revenu, et fier comme une souris qui triompherait d’un chat, il tirait derrière lui un poisson presque aussi gros que lui. Comme l’animal s’agitait, le dragonnet se retourna vers sa proie pour y planter ses dents et se délecter d’une partie de son bas-ventre, mais s’interrompit vite. Reprenant la queue du poisson dans sa gueule, il emmena sa prise auprès de ses frères, et la leur présenta au plus près de leur museau. Floritane observait la manœuvre avec attention, même si elle doutait de son succès. L’odeur de la créature marine la répugnait au plus au point, comment pourrait-il en être autrement pour ses enfants ?
Pourtant, le museau du dragonnet aux yeux jaunes s’agita, et parcourut avec curiosité et convoitise le corps du poisson. Il s’attarda au niveau de la tête, et Floritane pensa que la dégustation de l’animal allait commencer. Au lieu de cela, le dragonnet sortit sa langue et dégagea de l’ouïe du poisson un petit morceau d’algue qui s’y était coincé. Il l’engloutit immédiatement, et sembla s’en délecter, car il laissa s’échapper un petit couinement encourageant.
Lacnéo, qui n’avait pas non plus perdu une miette de la scène, se rua à nouveau dans le lac, pour revenir cette fois beaucoup plus rapidement, et chargé d’algues en tout genre.
Quelques minutes plus tard, Floritane, qui n’avait pas encore touché à la nourriture, qui n’avait à vrai dire rien mangé depuis des millénaires, se délecta pourtant de la vision de ses trois enfants, tout juste sortis de l’œuf, dévorant des algues pour les uns et du poisson pour l’autre. Elle dévorait des yeux le tout jeune dragon des Grands Lacs. Avant de goûter à son tour à ces plantes étrangement spongieuses, Floritane couvrit Lacnéo du souffle chaud de son affection, et inspira en retour cette odeur puissante qu’il dégageait. Prends des forces, Lacnéo, mon fils, tu as sauvé ton frère et ta sœur aujourd’hui, mais beaucoup d’entre nous auront besoin de ta vigueur.
Beaucoup de douceur dans ce chapitre, j'ai hâte de voir comment Lacnéo va évoluer, et quand, et comment il rencontrera nos autres personnages.
C'est toujours un plaisir de te lire,
A très vite
Pour la dernière phrase de ton chapitre, si elle s’adresse à Lacnéo, tu pourrais utiliser un cadratin, ou si c'est plutôt un ressenti, l'écrire ainsi :
"Floritane enveloppa Lacnéo du souffle chaud de son affection, inspirant en retour l'odeur puissante qu'il dégageait, comme pour lui dire : Prends des forces, Lacnéo, mon fils. Tu as sauvé ton frère et ta sœur aujourd’hui, mais beaucoup d’entre nous auront besoin de ta vigueur."
Merci pour ce conseil que je vais appliquer, pour plus de clarté en effet.
A bientôt !