Deux yeux noirs… Deux yeux noirs qui la contemplent, une voix qui chuchote qu’elle n’a rien à craindre, qu’elle est son amie. Mais elle ne la croit pas, cette voix possède une tonalité de givre. D’ailleurs le souffle qui caresse sa joue la gèle de la tête aux pieds.
Elle a froid, si froid, et personne autour d’elle, personne pour l’aider. Elle va tomber, elle va mourir, elle le sait. La voix le lui a dit au creux de son oreille, mais elle refuse de l’écouter.
Et elle crie, elle crie…
Keina s’éveilla. Un rayon de soleil taquinait sa paupière. Elle leva une main sur son visage pour laisser à sa rétine le temps de s’acclimater. Il lui semblait qu’elle avait rêvé, mais elle n’arrivait pas à s’en rappeler la teneur.
— Debout ma grande ! clama une tonalité féminine à ses côtés. Il est huit heures passées de vingt minutes !
La silfine grogna et se recroquevilla entre ses draps, sa longue natte reposant sur sa poitrine. Elle détestait les réveils impromptus.
— Par les Onze ! On t’a changée en marmotte ! Toi qui, il y a peu, refusais toujours d’aller dormir.
Nouveau grommellement. Un oreiller s’échappa du lit et vola à travers la chambre pour s’écraser contre la fenêtre.
— Oh, je suis désolée, Lynn !
Keina se redressa et adressa un sourire navré à celle qui l’observait avec effronterie. Courte et rondelette, Lynn affichait sur son visage l’insouciance d’une adolescente : les mêmes yeux que son frère, nez en virgule, lèvres boudeuses, comme pour retenir un fou rire, opulente chevelure blonde qui refusait de se laisser coiffer.
— Doux maléfice ! Quel âge as-tu, Keina ? pouffa-t-elle d’un air faussement réprobateur.
— Vingt-cinq ans de moins que toi ! J’ai donc pour moi l’excuse de la jeunesse.
À la façon des petites filles, la jeune sœur de Luni tira une langue moqueuse et renvoya l’oreiller à son propriétaire. Alors qu’elle quittait la pièce dans un tourbillon de jupons, Keina se laissa choir sur ses draps et contempla les moulures du plafond.
Dix jours s’étaient écoulés depuis son retour. Pourtant, ses yeux s’ouvraient à chaque fois sur un monde inconnu, qu’elle avait peine à apprivoiser. Elle appréciait les facéties de Lynn, mais comme Livie lui manquait ! Elle exhala un soupir, rejeta les couvertures loin d’elle et se leva pour affronter une nouvelle journée au Château.
À peine arrivée, on lui avait attribué un appartement coquet, creusé dans une colline de l’Aile Blanche, et qui donnait sur l’Est. Une chambre, un boudoir, un séjour et une entrée composaient son premier intérieur.
Elle souleva le châssis de sa fenêtre à guillotine et promena son regard sur le Royaume. C’était devenu une habitude, en attendant le retour de Lynn, qui mettait un point d’honneur à renouveler sa garde-robe tous les matins.
Le soleil embrasait les tours de l’Aile Noire et soulignait les contours déchiquetés de la montagne. Une brume légère mêlée de magie s’élevait du fond de la vallée où la rivière, à peine échappée de sa source, s’arrondissait en un lac paisible. Dans l’ombre d’un grand cerisier, une grive chanta, aussitôt rejointe par ses congénères enthousiastes. Londres lui manquait, certes, mais cet instant chargeait inévitablement son cœur d’une joie teintée de fierté.
Puis, aidée de son amie et de sa nouvelle femme de chambre, une petite créature mince et dorée comme le blé, l’orpheline se prépara avec soin.
Vêtue d’une jupe de laine azurée et d’un corsage assorti, elle ouvrit la porte de l’appartement, talonnée par Lynn qui bavardait avec gaîté. Elle stoppa net son élan, les yeux fixés sur un engin qu’elle ne se souvenait pas avoir déjà rencontré au Royaume. Il lui avait fallu dix jours pour regagner ses repères, et voilà qu’elle les perdait à nouveau ! Devant son air incrédule, Lynn s’illumina d’un sourire qui ne l’enchanta guère.
— Tu ne te rappelles pas ? chantonna-t-elle d’un ton sibyllin.
Keina haussa un sourcil. Se rappeler de quoi, au juste ?
La blonde attrapa son bras, et avant même qu’elle ne comprît pourquoi ni comment, elle se retrouva en train de dévaler les couloirs, les escaliers et les ruelles du Château, accrochée sur le porte-bagages d’une… bicyclette !
Brusquement, la scène revêtit l’aspect d’une comédie burlesque : les yeux fermés, Keina s’agrippait avec maladresse derrière une Lynn hilare qui pédalait à perdre haleine, ses jupes repliées sous la selle. Dès qu’un passant croisait sa trajectoire, un « ding ding » joyeux et strident l’avertissait de son erreur, suivi par un rire cristallin qu’il avait à peine le temps d’identifier.
Lorsqu’elles arrivèrent au Cercle de Transport, signalé par un halo vert pâle, les deux silfines se laissèrent tomber à terre, essoufflées.
— En effet, je crois que j’en ai quelques souvenirs, exhala Keina avec difficulté.
— Ah ! J’étais certaine que cette petite escapade te raviverait la mémoire ! Te rappelles-tu la façon dont ta nourrice galopait en hurlant à nos trousses ?
La silfine hocha la tête avec une grimace.
— Et je me rappelle aussi qu’après chacune de nos équipées, je jurais de ne plus jamais remonter sur ce maudit engin, gémit-elle en se tenant une côte. Quelle idée saugrenue de se déplacer à bicyclette !
— Une idée saugrenue ? Bien sûr que non. Au contraire, il n’y a pas plus pratique pour semer les gouvernantes en colère !
Lynn lui fit un clin d’œil, s’épousseta et s’engagea dans le Cercle, poussant d’une main son deux-roues. Keina ne tarda pas à l’imiter. Elle s’accrocha maladroitement à sa compagne, ferma les yeux et s’efforça de focaliser ses pensées sur le lieu qu’elle souhaitait rejoindre, comme on le lui avait appris lorsqu’elle était enfant.
Au bout de quelques secondes, un mascaret de magie tiède jaillit autour d’elle, chamboula ses sens et la laissa toute étourdie au centre d’un nouveau décor, les doigts crispés sur l’épaule de Lynn pour se maintenir à la verticale.
Elle avait encore du mal à s’y habituer : plus rapide qu’une bicyclette, le Cercle de Transport les avait menées quatre étages plus bas, à l’entrée du réfectoire.
Dans la pièce aux allures de palais oriental, la lumière pâle du matin s’écoulait des baies arquées qui s’ouvraient à l’ouest, occultant l’éclat des lustres qu’on avait laissé allumés. Le bourdonnement ténu des conversations s’élevait entre les tables et les colonnes de marbre, jusqu’au plafond sculpté.
Sur le mur du fond, derrière une longue procession d’affamés, un comptoir en céramique charriait un flot de vivres, servis avec entrain par des employés de toutes espèces. L’arôme savoureux du café, du thé et des pâtisseries se mêlait dans une entêtante anarchie aux notes soufrées de la magie qui émanaient des cuisines.
La salle ne débordait pas d'activités : les agents n’étaient pas encore rentrés de mission. Même s’ils ne représentaient qu’une faible proportion de la population du Royaume, leur absence investissait l'espace, comme si les autres résidents ne vivaient que dans leur attente.
À la suite de Lynn, Keina se fraya un chemin entre les tablées, où hommes et femmes de toutes races et de tous continents, Silfes et créatures magiques se côtoyaient. Froncé aux manches et à l’encolure, son corsage garni de soie rosée soulignait sa gorge et l’arrondi de ses épaules, si bien que de nombreuses têtes se tournèrent sur son passage. Cette coquetterie était l’œuvre de Lynn ; l’orpheline préférait d’ordinaire les chemisiers blancs ou les caracos discrets.
Sa folle course l’avait quelque peu décoiffée, mais elle s’efforçait à présent de se donner une contenance. L’ivresse de l’aventure s’était évaporée, substituée par l’appréhension qui l’accompagnait à chaque fois qu’elle était amenée à retrouver le clan des Silfes, sa famille.
Keina les avisa enfin qui bavardaient autour d’une table, sur sa droite. Appartenant au service actif, ils avaient pourtant avancé leur retour. Pour l’accueillir, peut-être ? Elle secoua la tête. Non, bien sûr. Son arrivée était passée inaperçue, avalée par le quotidien du Royaume.
Une fois dans l’enceinte du Château, Luni l’avait abandonnée avec embarras pour vaquer à ses occupations – sa nature volage avait-elle repris le dessus ? Cinni et Ekaterina, ses tuteurs, lui avaient souhaité la bienvenue, comme il se devait, puis s’étaient enquis de la santé de Mrs Richardson. Enfin ils s’étaient éclipsés, une nuance coupable dans le geste, comme s’ils se reprochaient de l’avoir oubliée pendant treize ans. Elle avait haussé les épaules, peu soucieuse de savoir ce que cela signifiait. Ils n’avaient jamais manifesté à son égard un grand amour parental, et cette attitude ne l’attristait pas plus que de raison. Au final, c’était la pétulante Lynn qui avait accepté de la chaperonner dans sa nouvelle vie.
Le cœur de Keina s’était terni d’une légère et stupide déception. Mais à quoi s’attendait-elle, au juste ? Les Silfes pouvaient vivre plus de six cents ans. Certains partaient, dix ans, vingt ans, un siècle ; puis ils revenaient. Cela participait de l’ordre des choses. Pour la majorité de ses semblables, elle n’était qu’un nom, celui de sa mère. Keina Ist Akrista : Keina, fille d’Akrista, de la septième génération de Silfes. Comme elle détestait qu’on la désigne ainsi ! La vieille plaie qu’elle gardait au fond d’elle s’ouvrait subitement, lui rappelant qu’elle n’avait jamais connu sa mère, et qu’elle ne la connaîtrait jamais. Et eux, qui ne songeaient qu’à lui asséner ce matronyme, qu’elle adorait pourtant mais ne supportait pas, car il appartenait à une morte ! À Londres, elle n’était que Nana, et cela suffisait.
Elle sourit à la ronde, alors que les visages graves de ses congénères se levaient sur elle. Comme à l’accoutumée, il sembla à Keina que sa présence provoquait un étrange malaise qu’elle n’arrivait pas à qualifier et qui se dissipait toujours aussi vite qu’il était apparu.
Les voilà. Les Silfes. Ma famille. Réunis autour de leurs blessures. Comme autrefois. Comme le jour où je suis partie.
Qu’ai-je de commun avec eux ?
Elle s’installa devant un couvert et Lynn l’imita. La table débordait de mets appétissants, dont l’odeur chaude et sucrée chatouillait ses narines.
— As-tu passé une bonne nuit, Keina ?
La brune Ekaterina, tassée au creux d’un immense châle gris, s’était tournée vers elle. Ses minuscules yeux noirs la scrutaient, sans toutefois se fixer sur elle. Sa chevelure de jais, enserrée dans un chignon, s’appliquait à sortir de sa résille pour s’éparpiller autour de ses traits prématurément vieillis. À ses côtés, Cinni, droit comme un i, visage sec et nez aquilin, lissait de son index la fine moustache qui ornait sa lèvre supérieure. Dans cette posture, il ressemblait à un corbeau juché au sommet d’un arbre, la gorge gonflée et l’œil inquisiteur.
La silfine acquiesça. Peu à peu, elle commençait à s’accoutumer à son nouvel environnement. Les Silfes qu’elle fréquentait lui paraissaient à la fois identiques et différents d’autrefois. Sans doute était-ce dû au regard d’adulte qu’elle posait autour d’elle, regard d’adulte qui accentuait les contours, précisait les caractères.
Ainsi, à la sage Ekaterina qu’elle avait connue, sa maman par défaut, se substituait une petite femme grise au menton fuyant et à la voix hésitante. La haute stature de Cinni, qu’elle craignait jadis, n’était aujourd’hui qu’emphase grotesque. Lynn attrapa une miche de pain et croqua dedans avec aplomb. Elle seule gardait sa lumière d’antan, minuscule flamme dorée blottie au fond de ses pupilles, qui pétillait lorsqu’elle riait.
Le ton perché de Cinni arracha Keina à sa rêverie. Incliné vers elle, il versait dans sa tasse une longue rasade de thé fumant.
— Je vous demande pardon ? Je m’excuse, j’étais ailleurs.
— Je m’enquérais de ton avenir. As-tu songé à ce que tu comptais entreprendre ? Certes, tu connais mon avis et celui d’Ekaterina. Nous sommes tes parents adoptifs et nous souhaitons ce qu’il y a de mieux pour toi.
Oh, oui. Cinni et sa fâcheuse manie d’accentuer certaines syllabes, comme si celles-ci allaient donner plus de poids à son discours. Keina retint un soupir et trempa ses lèvres dans le breuvage.
Ses tuteurs voulaient qu’elle s’établisse – avec un autre silfe de préférence, et elle s’y refusait. Le mariage, selon elle, tenait de la plaisanterie. Elle s’apprêtait à taquiner l’immortalité. À quoi bon perdre son temps avec quelqu'un qu'elle ne supporterait sans doute plus au bout d'un siècle ?
— Je vous l’ai déjà signifié, je ne compte pas entrer en ménage. J’ai vécu treize ans en Angleterre, et si j’avais nourri de tels objectifs, j’aurais épousé depuis belle lurette un bourgeois décati et riche à foison. Fort heureusement, j’y ai échappé. (Lynn et Luni pouffèrent à ces paroles, mais Cinni se rembrunit, blessé dans sa fierté.) Je souhaite rejoindre le service actif du Royaume. Faire partie de la Blanche, tout comme vous. Je veux apprendre à utiliser la magie et à me battre.
Keina s’était bien vite familiarisée avec ces notions. L’Organisation Blanche, que l’on nommait plus familièrement « la Blanche », œuvrait dans les univers parallèles afin d’y apporter la justice, à l’aide de la portion de magie du Royaume que chaque agent gardait avec lui après avoir traversé le Passage. La Blanche, représentée par la louve, se plaçait sous le signe de la diplomatie, l’assistance, la charité. Sa jumelle, la Noire, symbolisée par la panthère, se chargeait des litiges, guerres et autres dictatures. Leurs rôles se mêlaient fréquemment, avec un unique objectif : veiller à ce que le multivers échappe à l’entropie qui le guettait sans relâche.
La plupart des Silfes avaient rejoint le service actif, aux côtés des humains qui l’avaient conçu afin de défendre et protéger leurs mondes d’origine. On y comptait aussi quelques créatures magiques. Les deux Reines elles-mêmes donnaient les ordres de mission et prenaient part aux expéditions, laissant le Royaume se gouverner de lui-même.
— Que les Onze me gardent ! retentit une voix. L’Organisation ne devrait pas vous accueillir en son sein. La magie est une affaire d’homme ; la place des femmes est au Royaume. Voire même, pour certaines, à l’extérieur.
Les derniers mots furent à peine murmurés, mais Keina les entendit nettement. Une bouffée de chaleur s’insinua entre ses deux oreilles. Elle tourna la tête et vit en bout de table le menton ferme et les yeux brûlants d’Erich, le père d’Ekaterina.
Taillée dans un roc, la carrure du silfe dépassait de loin celles des autres et imposait par sa prestance et son autorité. Keina songea à Amy, à ses rêves d’égalité dans une société rétrograde, et son sang se mit à bouillir.
— Oh. Et pourquoi donc ? répliqua-t-elle d’un ton acide. Il me semble pourtant que la Blanche est chapeautée par une femme, notre Reine.
Le visage d’Erich perdit sa couleur et ses lèvres se plissèrent jusqu’à ne dessiner qu’une ligne en travers de sa mâchoire. Elle soutint son regard, les pupilles étincelantes de colère. Du coin de l’œil elle aperçut Luni qui la contemplait avec amusement. Trop occupé à guetter la suite des événements, il plongea par erreur sa cuillère à thé dans le sucrier et la tourna négligemment, projetant autour de lui une pluie de cristaux.
Cette inadvertance apaisa la silfine avec plus de promptitude que ne l’aurait fait Amy face aux jérémiades de Georgianna. Ses traits se détendirent, et elle se mordit l’intérieur de la joue pour s’empêcher d’éclater de rire. Elle s’affaissa sur sa chaise, les épaules lâches, comme débarrassées d’un grand poids. Luni, avisant sa bévue, s’empressa de la corriger.
Un élan de gratitude gonfla le cœur de Keina, mais la figure sévère d’Erich l’incita à reprendre son sérieux. Avant qu’elle n’ajoute quoi que ce soit, Lynn, qui n’avait pas remarqué les déboires de son frère, intervint avec vivacité.
— Keina a raison. Ce sont des idées typiquement humaines que tu exposes là, Erich. Magie toute puissante ! Nous, les Silfes, devrions outrepasser ces préceptes. Notre ascendance magique ne nous a-t-elle rien enseigné ?
Keina adressa un regard reconnaissant à son amie. Luni piocha un nouveau toast grillé, mais son attitude tendue le trahissait : il guettait la réaction imminente du père d’Ekaterina. Autour de la table, les autres s’étaient plongés dans un mutisme évocateur. À l’évidence, Erich exerçait sur chacun une domination sans faille.
— Que de tels mots sortent de la bouche de quelqu’un comme toi, Lynn, voilà qui me surprend, nota-t-il d’une voix blanche, comme si la sœur de Luni l’avaient insulté au plus haut degré. Il me semble que j’entends le discours d’Alderick à travers eux. Ai-je tort ?
Lynn rougit violemment. Une chape de plomb s’abattit sur l’assemblée. Keina passa son regard sur chacun, stupéfaite par la soudaine crainte que faisait naître le simple nom d’Alderick. Elle se rappela que le silfe était son oncle, et l’instigateur de la guerre qui l’avait rendue orpheline, mais n’en savait guère plus. Vraiment, ce devait être un vilain bonhomme pour susciter cette réaction !
Elle observa le père d’Ekaterina, qui, les deux mains accrochées à son gilet, goûtait l’effet de ses paroles. Quelle que fût l’opinion des autres au sujet d’Alderick, une conviction la frappa : pour sa part, c’était cet homme aux allures suffisantes et au sourire faux qu’elle détestait, de toute son âme. Elle serra les poings.
La voix claire de Luni perça le silence général.
— Avec tout le respect que je te dois, je pense que tu dépasses les bornes, Erich, répondit-il avec nonchalance, tandis qu’il tartinait son toast, prenant garde, cette fois-ci, à ne pas commettre d’étourderie. Ma sœur n’a jamais, au grand jamais, cautionné les théories extravagantes d’Alderick, et tu le sais pertinemment.
Erich coula un regard noir vers Luni et ce dernier le soutint quelques instants, laissant de côté ses activités culinaires. Keina frissonna. Deux pointures s’affrontaient.
En une seconde, Luni cessa d’être le gamin rêveur que sa mémoire avait retenu pour devenir celui qui avait côtoyé les siècles, aimé une multitude de femmes et qui s’était battu avec ses parents. Sa poitrine émit un sursaut. Elle s’efforça d’étouffer le sentiment qui enflait pour se concentrer sur l’aspect politique de l’accrochage.
La curiosité naquit en elle. La guerre avait-elle débuté de cette façon ? Et si oui, y aurait-il eu un moyen de l’éviter ? Si seulement elle en apprenait plus…
La voix timide d’Ekaterina brisa la tension. Les doigts crispés sur un mouchoir, elle contemplait fixement la cruche d’eau devant elle.
— Vous… Vous m’excuserez, je dois prendre congé. Il me faut rédiger mon rapport de mission, je n’ai que trop tardé. Je vous souhaite à tous une excellente journée.
Elle se leva en hâte, bousculant sa chaise au passage. Cette intervention mit un terme définitif à la discussion, et les Silfes reprirent leurs activités initiales. Le sujet était clos. Incapable de rester une seconde de plus à table, Keina posa sa serviette et s’excusa à son tour. Elle avait à peine picoré, mais se sentait l’esprit trop bouillonnant pour continuer à converser comme si de rien n’était. Une multitude de questions se pressaient en elle, et elle avait besoin d’y réfléchir seule. D’un sourire, elle rassura Lynn et se dirigea vers le Cercle de Transport, une idée en tête : en apprendre plus sur la guerre et ses implications.