Dès qu’elle franchit les portes ancestrales de la bibliothèque, Keina se sentit minuscule souris, perdue au creux d’un gigantesque quartier d’emmental.
Creusée dans l’assise centrale du Château, juste sous les salles de réunion, celle-ci se donnait des manières de cathédrale, et manifestait la même propension à intimer le silence et le respect. Ses rayonnages, échelles et galeries escaladaient les parois jusqu’aux croisées d’ogives qui quadrillaient la voûte en berceau. Sur l’un des côtés, entre chaque nervure, un vitrail haut perché déposait ses gouttes de couleur sur le sol.
Alors que le réfectoire rappelait le faste des mille et une nuits, l’atmosphère ici s’associait plutôt à un roman d’Horace Walpole. Keina s’attendait à voir surgir un fantôme entre les allées.
Au lieu de ça, des créatures à la barbe blanche, pas plus grandes que les tables d’étude installées au milieu des travées, s’affairaient de livres en livres. Les Brownies, gardiens du savoir. L’on ignorait s’ils étaient réellement ces génies irlandais protecteurs du foyer, ou s’ils avaient le même nom à cause d’une vague ressemblance.
Mais, après tout, quelle importance ! Aux côtés des Hommes et des Silfes, le Royaume grouillait de lutins et de gnomes sortis tout droit d’un conte pour enfants, et Keina ne s’étonnait plus guère de les croiser au détour des couloirs, préférant les désigner sous le terme communément admis de « créatures magiques ».
Déterminée, elle s’approcha de l’un d’eux. Quelques toussotements amenèrent l’être à se retourner, et les deux billes noires de ses pupilles détaillèrent Keina.
‘Pourquoi le dérangement ? émit-il dans son esprit.
— Je cherche…
Un sourcil réprobateur la contraignit au silence. Dans ce lieu, la transmission de pensée semblait de rigueur. Keina ne maîtrisait pas encore ce langage muet, pourtant très usité. Son organisme refusait de se laisser pénétrer par les flux d’énergie enchantée qui suintaient de partout.
Il faut permettre à ton corps de s’habituer, lui avait confié Lynn avec une pointe d’ennui, alors qu’elle brûlait d’apprendre à manipuler cette matière miraculeuse, tu ne dois pas le forcer à accepter la magie. Ça pourrait t’être fatal. Peut-être, mais d’une certaine façon, ce manque l’excluait en partie de la vie du Royaume, même si sa morphologie l’autorisait à recevoir les messages télépathiques et à utiliser les Cercles de Transport.
Elle déglutit, s’efforçant de trouver un moyen de se faire comprendre par le Brownie. Ses yeux parcoururent l’espace alentour et elle repéra sur l’une des tables d’étude du papier et de l’encre. De sa fine écriture, elle apposa quelques mots sur la feuille : « Je recherche un ouvrage sur la guerre des années mille huit cent quatre-vingt-trois et quatre-vingt-quatre. Pouvez-vous me renseigner ? »
Le petit être parcourut le billet et secoua la tête en signe de négation.
‘Pas de ça ici. Trop tôt. Beaucoup trop tôt.
La déception se peignit sur les traits de la silfine. Elle réfléchit quelques secondes et se remit à écrire. « Un livre sur l’Histoire du Royaume ? »
Cette fois-ci, le Brownie acquiesça et d’une patte griffue indiqua le haut d’un rayonnage.
‘Là-haut. Besoin d’une échelle.
Keina le remercia et approcha l’une des échelles coulissantes de l’endroit désigné. Sans plus se préoccuper d’elle, l’être magique s’était déjà détourné. Elle grimpa prudemment les degrés, le vertige au ventre. Depuis toute petite, cette phobie l’accompagnait comme une vieille amie avec qui elle avait appris à vivre.
Une fois au sommet de l’étagère, elle tomba nez à nez avec une série d’énormes ouvrages crépitant de magie, qui la firent éternuer. L’odeur âcre du papier mêlé aux particules vertes lui étreignit la gorge. Les tranches s’enorgueillissaient de titres obscurs, comme une parade amoureuse destinée à attirer le galant.
Par ici, Keina, viens par ici…
Non, non, c’est par là-bas que tu dois te diriger, j’en sais plus que quiconque…
Mais je suis le moins volumineux, le plus agréable à feuilleter, ne désires-tu pas que je te dévoile mes mots ?
La silfine sursauta. Elle n’osait croire que les livres eux-mêmes exerçaient sur elle ce charme qui l’hypnotisait. Elle voulut en saisir un au hasard, mais un regard de biais stoppa son geste.
Un peu plus loin sur sa droite, une tranche se détachait de l’ensemble. Était-ce par son silence, ou bien parce qu’elle ne comportait pas de titre ? Irrépressiblement attirée, Keina se pencha pour attraper le manuscrit. Quelques pouces seulement la séparaient de celui-ci, mais ses doigts remuèrent en vain.
Elle inspira un grand coup. Trois petits pas sur le barreau, un œil vers le bas – Oups ! Mauvaise idée ! Plusieurs yards en dessous, le sol la happait tout entière. Elle s’efforça de l’ignorer et balança son bras vers l’objet convoité. Sous l’élan, l’échelle vacilla, presque imperceptiblement. Assez toutefois pour que la silfine sentît son cœur lui manquer.
Durant un court instant, elle parut une fleur qui s’agitait sous la brise. Les pétales blancs de ses jupons volèrent autour d’elle, mais elle n’en eut garde. D’une main, elle raffermit sa prise et laissa l’autre suivre son impulsion.
Elle accrocha la tranche, fit basculer l’ouvrage et tenta de l’empoigner. Ses doigts ripèrent contre la couverture. Le livre chavira dans le vide. Keina voulut le rattraper, mais le vertige paralysa ses membres. Elle s’agrippa à son perchoir, tremblante, tandis qu’il chutait. Tant pis, il ne tomberait pas plus bas.
Elle descendit avec prudence de l’échelle et se baissa pour considérer sa trouvaille. Celle-ci s’était écrasée pages contre terre, plats supérieurs et inférieurs étalés comme les ailes d’un papillon.
Keina s’en saisit avec précaution. Tapissé d’une épaisse reliure de cuir, il arborait une couverture aussi vierge que le dos. Elle le retourna pour examiner l’intérieur. Vierge également la double page que le sol avait accueillie.
Soudain, celle-ci s’anima. Sous les yeux ébahis de Keina, un tracé de magie crépita au centre de l’ouvrage.
Quatre lettres : I M A G
Le livre se referma ; Keina poussa un cri bref. Elle crut percevoir dans son dos une ombre furtive se fondre dans les ténèbres. Elle se retourna, suspicieuse. Personne. Tu délires, ma pauvre. Elle pivota vers sa découverte et sentit son cœur exécuter un nouveau bond dans sa poitrine.
Le livre avait disparu.
Keina sortit en hâte de la bibliothèque et se heurta à Lynn qui venait l’y chercher.
— Keina ! On jurerait que tu as vu un fantôme. Est-ce que tout va bien ?
La silfine balbutia quelques explications confuses, dans lesquelles Lynn ne comprit que les mots « livre », « magie » et « disparition ».
— Allons trouver mon frère, déclara la blonde d’un air taquin. Il s’y connaît mieux que moi en mystères !
Elle lui agrippa le bras et la traîna, encore palpitante, vers le Cercle de Transport le plus proche.
— Disparu ?
Keina hocha la tête. Le visage grave de Luni s’abîma dans une intense réflexion. Elle se surprit à observer les rides qui se formaient sur son front.
Les deux amies l’avaient rejoint alors qu’il quittait le grand salon de l’Aile Blanche. À peine Keina avait-elle relaté le début de son aventure que Luni les emmena tous trois dans un réduit aux murs aveugles qu’il jugeait à l’abri des oreilles indiscrètes.
Cette précaution intrigua la silfine. L’incident sortait de l’ordinaire, certes, mais pourquoi tant de secrets ?
— J’ai détourné mon attention l’espace d’un instant, et il s’est évanoui.
La voix hésitante, comme s’il n’y croyait pas une seconde :
— Ce peut être naturel. Sauf exception, les manuscrits de la bibliothèque n’appartiennent pas à notre monde ; ils ne sont qu’un reflet de ceux qui existent dans d’autres univers. L’un d’eux… L’un d’eux a peut-être subi une anomalie magique. (Soudain plus pressant.) Comportait-il un titre ?
Keina répondit par la négative. À ses côtés, Lynn roula de grands yeux effarés. L’étoffe soyeuse de sa robe bruissa sous ses doigts recroquevillés.
— Par les Onze ! Je n’y avais pas songé. Crois-tu que c’est le fameux livre de Keneros, celui que Nephir avait trouvé ? chuchota-t-elle avec un soupçon de nervosité, à l’adresse de Luni.
Ce dernier secoua la tête.
— Non, non ! Ça ne se peut guère. Nos efforts pour le retrouver après la guerre se sont toujours révélés vains. Tu n’as pas eu de… (Luni hésita.) vision, en le feuilletant, Keina ?
Intriguée, elle mima un « non » ferme. Pouvait-elle qualifier les quatre lettres d’hallucination ? Elle passa de l’un à l’autre, cherchant en vain à saisir le fond de la discussion.
Tandis que Luni réfléchissait, Lynn se rongeait les ongles, les yeux fixés sur un point invisible. Les rayures carmin de son corsage jouaient avec la lumière chaude de l’ampoule à incandescence suspendue au plafond. La mention de Nephir n’avait pas échappé à Keina : le livre avait un rapport avec la guerre, et cela piquait sa curiosité. Luni la scruta soudain.
— N’en parle surtout pas autour de toi. Ni à tes tuteurs, ni à d’autres personnes.
Sa voix était plus grave qu’à l’ordinaire. Keina frémit.
— Est-ce que vous avez une idée de ce que c’est ? Vous connaissez ce livre, n’est-ce pas ?
Sa question tinta comme une supplique. Vous savez des choses que vous ne voulez pas me dire. Pourquoi ? Que me cache-t-on ici ? Quel est ce parfum de mensonge qui plane sur le Royaume ?
Dans un coin de son cerveau, la réponse du Brownie se percuta au silence : Trop tôt… beaucoup trop tôt.
— Je ferais mieux de partir, déclara Lynn, gênée. De toute façon, tout ça n’est qu’une hallucination. Par les Onze ! Tu as toujours été trop imaginative, Keina. Nous nous retrouverons pour le dîner, ajouta-t-elle avec un enjouement forcé.
Elle se leva. Incertaine, Keina l’observa quitter le local. Depuis son retour, Lynn lui avait témoigné en toutes circonstances une amitié sincère. Quels sombres souvenirs avait-elle éveillés chez le frère et la sœur ?
— Je n’ai pas le droit de t’en dire plus, Nana.
Elle sursauta, comme prise en faute. La phrase venait d’être proférée avec décontraction, comme un « il fait beau aujourd’hui, non ? » anodin. La jeune Anglaise fit volte-face.
Courbé sur sa chaise, la cravate légèrement lâche, Luni la contemplait comme on contemple un oiseau rare, avec un mélange de curiosité et d’inquiétude. Elle songea à leurs retrouvailles, à ce détail sur lequel elle n’arrivait pas à poser le doigt, ce détail lorsqu’il la regardait, ce petit quelque chose (en moins ?) qu’elle s’était mise à détester, de toutes ses forces.
À cet instant, son « Lun’ » avait bel et bien disparu, remplacé par un inconnu qui lui faisait froid dans le dos. Son cœur bouillonna de colère, frustrée de ne pas comprendre.
— Ah bon, et pourquoi ça ? Je suis une adulte, à présent.
— Tu crois que ton retour est passé inaperçu, hein ? Tu es convaincue que personne n’y a pris garde et tu en ressens même une pointe de déception.
Keina fronça les sourcils. Comment diable ?
Rire, léger.
— Je suis peut-être distrait, mais je sais observer.
Il la scruta avec attention, ses iris bleus plongeant dans les yeux noisette de la silfine.
— Détrompe-toi, ton retour était fort attendu. Craint, devrais-je dire plutôt. Fillette, tu ignores tout ce qui gravite autour de toi.
Il sembla à Keina qu’une masse venait de lui trouer l’estomac. Elle se demanda un instant ce qui l’avait blessée le plus cruellement. Que Luni lui cache la vérité, ou bien qu’il l’ait appelée « fillette » ?
Un sourire triste se matérialisa sur les lèvres du silfe. Tandis que Keina s’efforçait de reprendre contenance, il se leva calmement, réajusta sa cravate, remis son chapeau et se dirigea vers la porte. Au moment de la franchir, il se tourna vers elle.
— Ce livre… as-tu eu la sensation qu’il t’était apparu, comme si tu l’avais attiré à toi ?
— Pas vraiment. Pas plus que les autres.
— Que cherchais-tu avant de le trouver ?
— Un document sur l’histoire du Royaume. Sur l’histoire de la guerre. J’espérais…
Elle ne termina pas sa phrase. Elle se sentait stupide. Que voulait-il lui faire avouer ? Du coin de l’œil, elle le vit hocher la tête sans rien dire, et ce silence l’humilia un peu plus. Elle se redressa pour lui faire face, les bras croisés sur son chemisier blanc.
— J’ai à faire, déclara-t-il d’un ton plus doux. À plus tard ?
Keina ouvrit la bouche, prête à lui envoyer une réplique cinglante. À quoi bon ? lui souffla son esprit. Elle expira et opina lentement du chef. Intérieurement, son cœur menaçait d’exploser.
Je ne suis plus une petite fille !
Seule dans la pièce, Keina se mit à faire les cent pas. Une fois encore elle s’était sentie délaissée, placée à l’écart, pour elle ne savait quelle raison. Une nouvelle vague de ressentiment la submergea. Les Silfes se comportaient de façon tellement condescendante avec elle ! Et Luni qui la gratifiait de ce qualificatif idiot… Ah !
Elle exécuta quelques enjambées rageuses puis s’arrêta, détaillant pour la première fois le réduit où elle se trouvait. Il s’apparentait à une buanderie. Une pile de draps propres sommeillait dans un angle, baignée de particules enchantées. Un monceau de linges sales occupait le coin opposé.
Ici, la magie s’infiltrait partout, se dégageait de tout. Unique énergie qui alimentait toute technologie, elle avait épargné au Royaume l’ère de l’industrialisation. Les Cercles de Transport remplaçaient avantageusement voitures et ascenseurs et l’invention d’Alexander Graham Bell ne rivalisait pas avec la télépathie. Enfin, témoin cette ampoule orpheline qui diffusait une lumière douce, la fée électricité méritait largement son titre.
Keina avait fini par s’y habituer : pour ce qu’elle en savait, les repas se préparaient et les vêtements se lavaient d’eux-mêmes, et la poussière avait cédé place aux différentes nuances de vert de la magie. Il ne lui restait plus qu’à apprivoiser l’envahissante colocataire pour la plier à sa volonté. Facile à dire ! Si seulement j’étais plus douée, songea-t-elle avec un soupir.
Elle s’affaissa sur le tas de linges sales. Un couinement sec s’en échappa. La silfine sursauta, bascula de côté et tomba sur le sol, le buste emmêlé dans une courtepointe. Elle parvint à s’en débarrasser et jeta un œil effaré aux draps. Une petite tête brune, agrémentée de deux larges oreilles pointues, émergea entre deux chemises.
— Dis, attention, hé !
— Attention toi-même, s’emporta Keina tandis que l’inconnue sortait de sa cachette.
C’était une femelle, à n’en pas douter. L’image de Martha s’imposa dans l’esprit de Keina, engoncée dans une toilette de dame. Cependant, le visage de la créature ne possédait rien de commun avec celui de son élève. Des sourcils broussailleux dessinaient un trait unique au-dessus de ses deux grands yeux noirs. Nez en trompette, cornes de chèvre et menton revanchard rehaussaient la silhouette menue.
Keina entreprit de défroisser sa jupe et de rétablir son maintien.
— Hum. Puis-je savoir qui tu es et ce que tu fais là ?
L’être battit de l’œil et s’installa sur le linge.
— C’est Dora. Et toi ? Attends, je sais. Keina.
La silfine ouvrit les lèvres et les referma aussitôt. Ses paupières s’étrécirent.
— Oh, je vois. Tu as écouté notre conversation, hein ?
— T’inquiète pas, je dirai rien. Dora est muette.
Pour appuyer son propos, elle posa son index sur sa bouche en cœur.
— Eh bien, Dora, à quelle race appartiens-tu ?
Cette fois-ci, Dora afficha un air interloqué, comme si la question tombait des nues.
— On me demande jamais ça ! On dit : vas-t-en, créature, ou : fais ça, créature.
— Ah bon ? Et pourquoi ça ?
— Nous sommes pas comme vous. Les Silfes et les Alfs, pas les mêmes occupations. Pas la même essence.
Keina rapprocha l’une des chaises et s’assit face à Dora.
— Les Alfs ?
— Être magiques, ou Imaginaires, si tu veux. Nous, on s’appelle Alfs, tout court. Les hommes disent de moi que je suis une Puck, je crois. Ou peut-être une Faudoux ? Vous nous donnez tellement de noms ! gloussa-t-elle. À ton avis, qu’est-ce que je suis ?
Ce disant, elle remonta le bas de sa robe, dévoilant un sabot de bouc. À peine l’eût-elle exposé qu’elle parut se souvenir d’une affaire importante. Elle lâcha ses jupons et se leva brusquement.
— Non ! Je devrais pas être là. Je devrais pas discuter avec toi. Vas-t-en, Dora, vas-t-en ! Toi aussi, tu dois partir. Tu dois partir d’ici.
Le dernier mot revêtit un sens que la silfine eut du mal à cerner. La petite Puck fila à travers la pièce, sautillante comme un cabri, et disparut derrière la porte. Keina la suivit.
— Attends, Dora ! Pourquoi ?
Elle ouvrit le battant. À l’extérieur, le couloir était vide. Keina courut jusqu’à son extrémité, sans résultat. Il lui sembla qu’une ombre passait dans son dos. Elle se retourna. Personne, encore. Pour la seconde fois, j’ai le sentiment d’être épiée.
Elle frissonna. Est-ce que les fantômes existaient au Royaume ?