Le lendemain, Erian quitta l'auberge avec Kael. Pour la première fois depuis Myrin, il se sentait animé d'un but précis.
--- Je vais t'apprendre les bases, dit Kael en sellant son cheval. Comment tenir une lame, esquiver, ne pas mourir stupidement. Mais comprends bien : trois semaines d'entraînement ne feront pas de toi un guerrier.
--- Alors pourquoi... ?
--- Parce que savoir fuir intelligemment, c'est déjà ça. Et là où nous allons, même les bases peuvent faire la différence.
Il dégaina son épée, la posa entre eux.
--- Je ne te sauverai pas. Je t'apprendrai à te sauver toi-même. Nuance importante.
La route vers Pierrefendue serpentait entre des collines rocheuses. Plus ils approchaient, plus l'air semblait lourd.
À un carrefour, ils croisèrent une famille en fuite.
--- N'y allez pas, les avertit l'homme, le regard hanté. Ma sœur... elle s'est changée en pierre sous mes yeux. Et elle me regardait encore quand on est partis. Ses yeux... ses yeux bougeaient encore.
La femme sanglotait en silence, serrant un enfant contre elle.
Ils les regardèrent s'éloigner.
--- Tu comprends maintenant pourquoi j'enquête, dit Kael. Chaque village touché nous apprend quelque chose de nouveau. Myrin : disparition totale. Pierrefendue : pétrification partielle. Rochemorte : objets qui tombent du ciel.
--- Vous pensez que c'est lié ?
--- J'en suis certain. L'Odre évolue. Il devient plus fort, plus imprévisible.
Dans sa besace, Kael sortit un carnet de cuir usé. Erian y aperçut des croquis, des notes, des témoignages.
--- J'ai commencé ça il y a trois ans. Regarde...
Une page montrait un croquis de Myrin, daté de plusieurs mois avant la catastrophe. "Village silencieux. Habitants étrangement réservés. À surveiller."
--- Vous saviez ?
--- Je soupçonnais. Les villages trop silencieux finissent toujours mal. L'Odre déteste les déséquilibres.
Il tourna la page. D'autres croquis montraient des fragments similaires à celui d'Erian.
--- Et ça ressemble à celui de ma sœur. Mais les symboles sont différents. Plus... anciens, je dirais.
Le village apparut au détour d'un virage. Erian s'arrêta net. Pierrefendue ressemblait à un cauchemar éveillé.
Sur la place centrale, une fillette d'une dizaine d'années tendait encore la main vers sa mère. L'enfant était devenue pierre gris-bleu, figée dans un geste d'appel, mais ses yeux --- ses yeux bougeaient encore, suivant les mouvements autour d'elle. Sa mère, elle, était restée de chair et d'os. Elle lui parlait doucement, caressait sa joue pétrifiée, lui apportait des fleurs fraîches.
--- Mon dieu... murmura Erian.
--- Ça fait trois semaines que ça dure, dit une voix dans leur dos.
Un homme âgé aux cheveux blancs les observait, appuyé sur sa canne. Son regard était vide, épuisé.
--- Ma femme est là-bas, près du puits. Changée en statue il y a deux semaines. Mais elle cligne encore des yeux quand je lui parle. Et parfois... parfois j'ai l'impression qu'elle essaie de me dire quelque chose.
Il s'éloigna en claudiquant.
--- Certains sont partis. D'autres restent. On ne sait jamais qui sera le prochain.
Deux jours plus tard, Erian n'arrivait plus à fermer l'œil. Chaque fois qu'il essayait de dormir, il revoyait les yeux de la fillette pétrifiée qui suivaient sa mère. Il entendait les sanglots étouffés des habitants qui parlaient à leurs proches transformés en statues.
Ce matin-là, depuis la fenêtre de leur logement, il observait un jeune homme d'à peine son âge agenouillé près d'une statue qui avait dû être sa sœur. Le garçon lui parlait doucement, arrangeait les fleurs qu'il avait apportées autour d'elle. Mais ses épaules tremblaient de désespoir contenu.
--- Elle s'appelle Myra, dit une voix dans son dos.
Erian se retourna. Une vieille femme l'observait, les traits creusés par le chagrin.
--- Et lui, c'est Jorik. Ils étaient inséparables. Quand elle s'est transformée, il a refusé de partir avec les autres. Il vient lui parler tous les matins.
Elle s'approcha de la fenêtre.
--- Il s'affaiblit de jour en jour. Il ne mange plus, ne dort plus. Je crois... je crois qu'il espère la rejoindre.
Erian sentit son estomac se nouer. Le fragment dans sa poche était brûlant --- plus chaud qu'il ne l'avait jamais été. Cela voulait dire qu'il y avait énormément d'Odre concentré ici. Et si cette force pouvait transformer les gens en pierre...
--- Il doit y avoir un moyen, murmura-t-il.
La vieille femme secoua la tête.
--- Mon petit, des gens plus sages que nous ont déjà essayé. Le prêtre du village, le guérisseur... rien n'y fait.
Mais Erian n'écoutait plus. Son fragment réagissait si fort à la présence d'Odre... peut-être que c'était un signe ? Peut-être qu'il pouvait faire quelque chose que les autres ne pouvaient pas ?
Il rejoignit Kael, qui préparait leurs affaires.
--- Il faut que j'essaie quelque chose.
Kael leva les yeux, et Erian vit immédiatement l'inquiétude dans son regard.
--- Essayer quoi exactement ?
--- Mon fragment. Il réagit énormément à l'Odre ici. Plus que partout ailleurs. Et si... et s'il pouvait inverser ce qui s'est passé ?
--- Erian...
--- Vous avez vu ce garçon dehors ? Il va mourir de chagrin ! Et tous les autres qui restent près de leurs proches transformés... Ils souffrent tous !
Kael posa ses mains sur les épaules d'Erian.
--- Écoute-moi bien. L'Odre ne "guérit" rien. Il ne fait que révéler et transformer. Tu ne comprends pas encore ce qui se passe ici, et...
--- Mais je dois essayer ! coupa Erian, la voix brisée. Depuis Myrin, je n'ai rien fait d'utile ! J'ai fui, j'ai appris à me battre, j'ai écouté des histoires... mais je n'ai aidé personne !
Le fragment pulsait maintenant contre sa poitrine, comme s'il répondait à son émotion.
--- Et si Serra était dans le même état ? Si elle était pétrifiée quelque part et que personne n'essayait de l'aider ?
Kael le regarda longuement. Dans ses yeux, Erian vit quelque chose qu'il n'y avait jamais vu : de la compréhension. Et de la douleur.
--- Tu crois que je n'ai pas eu les mêmes pensées ? murmura Kael. Tu crois que je n'ai pas voulu "tenter quelque chose" quand Lysa a disparu ?
Il se détourna, passa une main dans ses cheveux.
--- J'ai essayé, Erian. J'ai tout essayé. Et j'ai fait plus de mal que de bien.
--- Mais cette fois c'est différent ! Mon fragment...
--- Ton fragment n'est pas une solution magique ! C'est un objet que tu ne comprends pas, qui utilise une force que tu ne maîtrises pas !
Kael se rapprocha, sa voix se durcissant.
--- Et tu veux l'utiliser sur des gens désespérés qui t'ont fait confiance ?
--- Je ne leur fais pas de mal ! Je veux les aider !
--- Les bonnes intentions ne suffisent pas ! Dans ce monde, elles peuvent même tuer !
Un silence tendu s'installa entre eux. Dehors, Erian entendait Jorik qui parlait doucement à sa sœur pétrifiée.
--- Vous ne comprenez pas, dit finalement Erian d'une voix plus calme. Depuis que j'ai ce fragment, j'ai l'impression... j'ai l'impression qu'il me guide. Comme s'il savait quelque chose que moi j'ignore encore.
Il sortit l'objet de sa poche. Les symboles gravés pulsaient d'une lueur dorée, plus intense qu'à l'habitude.
--- Regardez. Il n'a jamais fait ça avant. Il essaie de me dire quelque chose.
Kael observa le fragment, et Erian vit une hésitation dans son regard.
--- Même si c'était vrai... même si cet objet avait un pouvoir de guérison... tu ne sais pas comment l'utiliser. Tu pourrais aggraver leur état. Ou te blesser toi-même.
--- Alors apprenez-moi.
--- Je ne sais pas comment ! J'ai passé trois ans à étudier l'Odre, et je ne comprends toujours pas la moitié de ce qui se passe !
Erian serra le fragment dans sa paume. Il était maintenant si chaud qu'il en était presque douloureux.
--- Je ne peux pas rester là à ne rien faire. Pas quand il y a une chance, même infime, que je puisse les aider.
Il se dirigea vers la sortie.
--- Erian, non !
Mais le jeune homme était déjà parti.
Sur la place, Jorik était toujours agenouillé près de sa sœur. De près, Erian réalisait à quel point le garçon s'était amaigri. Ses vêtements flottaient sur son corps, et ses yeux étaient cernés par des nuits d'insomnie.
--- Salut, dit Erian en s'approchant doucement.
Jorik leva vers lui un regard absent.
--- Tu es l'étranger arrivé il y a quelques jours. Que veux-tu ?
--- Je... je voulais te parler. De ta sœur.
Les yeux de Jorik se durcirent.
--- Que peux-tu en savoir ? Tu ne la connaissais même pas !
--- Tu as raison. Mais j'ai une sœur aussi. Elle a disparu quand mon village... quand quelque chose de terrible s'est passé.
Erian s'assit près de lui, gardant une distance respectueuse.
--- Je la cherche depuis des semaines. Et si je la retrouvais dans l'état de Myra... je ferais exactement comme toi.
Jorik ne répondit pas, mais son hostilité sembla s'atténuer légèrement.
--- Elle était... elle était tout ce qui me restait, murmura-t-il finalement. Nos parents sont morts de la fièvre l'hiver dernier. On n'avait que nous deux.
Il caressa délicatement la joue de pierre de sa sœur.
--- Et maintenant elle est là, mais elle n'est plus là. Ses yeux me suivent, mais elle ne peut pas me parler. Elle ne peut même pas pleurer.
Le fragment d'Erian pulsait de plus en plus fort. Il avait l'impression que la détresse de Jorik résonnait avec l'objet mystérieux.
--- Et s'... et s'il y avait un moyen de l'aider ?
--- Que veux-tu dire ?
Erian sortit lentement son fragment. Les yeux de Jorik s'écarquillèrent en voyant les symboles lumineux.
--- J'ai ceci. Je ne sais pas exactement ce que c'est, mais ça réagit à l'Odre. Et ici, ça réagit plus fort que partout ailleurs.
--- Tu penses que ça peut... la guérir ?
L'espoir qui perçait dans la voix de Jorik serra le cœur d'Erian. Il réalisa soudain le poids de ce qu'il était en train de promettre.
--- Je ne sais pas. Mais je peux essayer.
--- Erian !
La voix de Kael résonna derrière eux. Le guerrier approchait rapidement, le visage sombre.
--- Ne fais pas ça.
Mais Jorik s'était déjà tourné vers Erian, les yeux brillants de larmes et d'espoir.
--- S'il te plaît, dit-il d'une voix brisée. S'il y a ne serait-ce qu'une chance...
Erian regarda alternativement Kael qui l'implorait d'arrêter, et Jorik qui l'implorait de continuer. Le fragment dans sa main était maintenant brûlant, comme s'il voulait être utilisé.
--- Je dois essayer, dit-il finalement.
Il tendit sa main libre vers Jorik.
--- Mais je ne peux pas le faire seul. Il faut que tu me touches pendant que je touche ta sœur. Pour créer une connexion.
Jorik hocha vigoureusement la tête et saisit la main d'Erian.
--- Erian, non ! cria Kael en courant vers eux.
Mais il était trop tard. Erian posa sa main libre sur le front de pierre de Myra et serra le fragment de toutes ses forces.
Ce qui se passa ensuite dépassa tout ce qu'il aurait pu imaginer.
Une lumière dorée explosa autour d'eux, si intense qu'elle aveugla momentanément tous ceux qui se trouvaient sur la place. Erian sentit une puissance incroyable traverser son corps, comme si la foudre coulait dans ses veines.
Pendant un instant merveilleux, il crut que ça marchait. Il sentit quelque chose bouger dans la statue, comme si la vie y revenait...
Puis tout bascula.
La force qu'il avait invoquée lui échappa complètement. Au lieu de libérer Myra de sa prison de pierre, elle se retourna contre Jorik. Le garçon poussa un cri d'agonie alors que sa peau commençait à griser, à durcir.
--- Non ! hurla Erian en essayant de lâcher sa main.
Mais ils étaient connectés maintenant, liés par l'Odre qui déferlait entre eux. Erian regarda avec horreur les doigts de Jorik se changer en pierre, puis son poignet, son bras...
--- Lâche-le ! cria Kael en le tirant brutalement en arrière.
La connexion se brisa dans une dernière explosion de lumière. Erian fut projeté contre un mur, le souffle coupé. Quand sa vision se stabilisa, il vit Jorik agenouillé près de sa sœur.
Devenu statue à son tour.
Ses yeux étaient encore vivants --- ces mêmes yeux qui l'avaient regardé avec tant d'espoir quelques minutes plus tôt. Maintenant, ils n'exprimaient que la terreur et l'accusation.
Un silence absolu tomba sur la place. Puis les cris commencèrent.
--- Qu'est-ce qu'il a fait ?!
--- Il a tué Jorik !
--- Monstre ! Assassin !
Erian se releva péniblement, les jambes tremblantes. Il regarda Jorik pétrifié, puis Myra qui n'avait pas changé, puis les visages haineux des habitants qui l'entouraient.
Il avait voulu jouer au héros. Il avait créé un nouveau cauchemar.
--- On s'en va, dit Kael en l'attrapant par le bras. Maintenant.
--- Mais je...
--- MAINTENANT !
Ils quittèrent Pierrefendue sous les huées et les malédictions. Dans son dos, Erian entendait encore les sanglots de ceux qui avaient assisté à sa terrible erreur.
Il ne se retourna pas. Il ne pouvait pas supporter de revoir les yeux accusateurs de Jorik.
J'ai voulu l'aider. J'ai juste voulu l'aider.
Mais dans ce monde, les bonnes intentions ne suffisaient pas. Elles pouvaient même tuer.