Les semaines passèrent. Erian marcha vers le sud, portant son fardeau invisible.
Dans chaque village, il entendait les mêmes murmures : des disparitions étranges, des phénomènes inexpliqués. Les gens parlaient de l'Odre avec des mots différents mais la même peur dans les yeux.
Cette nuit-là, il rêva de Serra. Elle l'appelait depuis un endroit lointain, mais quand il se retournait, ce n'était qu'une statue de pierre aux yeux vivants qui le suppliait silencieusement. Il se réveilla en criant son nom, le fragment brillant faiblement dans sa paume fermée.
Sans s'en rendre compte, ses doigts nouaient un petit nœud dans le pan de sa cape. Serra faisait toujours cela avec les cordages au port, quand elle attendait le retour des barques. Erian baissa les yeux sur le nœud : c'était tout ce qui lui restait d'elle ce soir-là.
Le même cauchemar qui le hantait depuis l'enfance, mais avec le visage de Serra au lieu de leurs parents.
La route serpentait entre des collines couvertes de champs dorés. Erian aperçut un vieil homme penché sur sa faux, l'air soucieux. À l'horizon, des nuages de fumée s'élevaient -- pas des feux de cheminée. Quelque chose de plus sombre.
-- Besoin d'aide ? proposa Erian.
L'homme se redressa, essuya la sueur de son front. Ses yeux scrutèrent rapidement la route derrière le jeune homme. Ce regard méfiant rappelait à Erian celui de Jarn quand les collecteurs d'impôts venaient au village.
-- T'as l'air jeune, mais des bras, c'est des bras. Et on manque de temps -- les pillards rodent dans la région. Faut finir les récoltes avant qu'ils arrivent.
Deux jours durant, Erian faucha avec une urgence nouvelle. Le travail était dur, mais le danger imminent donnait un sens à chaque geste. Le rythme de la faux lui rappelait celui des rames -- cadence régulière, économie d'effort. Le soir, Goram bourrait sa pipe d'un geste mécanique -- tapant trois fois sur sa botte avant de l'allumer. Comme Jarn essuyant ses mains.
-- Mon grand-père racontait des histoires étranges, dit-il en tirant sur sa pipe, les yeux perdus dans les flammes. Des villages entiers qui disparaissaient, des gens qui se transformaient... Il appelait ça les "Caprices des Anciens".
-- Vous y croyez ?
Goram observa Erian un long moment. Ce regard perçant lui rappela celui de grand-mère quand elle "lisait" les gens.
-- Avant, non. Mais ces temps-ci... L'air a ce goût de métal. Les animaux sont fous. Et toi, gamin... tu as le regard de quelqu'un qui a vu l'impossible.
Le troisième matin, des cris résonnèrent au loin. Les pillards approchaient.
-- File, dit Goram en tendant une bourse de cuir à Erian. T'es un bon travailleur, mais t'as pas la tête d'un fermier. Tu cherches quelque chose, pas vrai ? Alors trouve-le. Mais fais attention -- le monde devient dangereux pour ceux qui portent des mystères.
"Ceux qui portent des mystères"... Erian serra le fragment dans sa poche. Goram savait-il quelque chose ?
Aldric était un homme trapu aux mains noircies par la suie, qui parlait peu mais observait beaucoup. Quand il travaillait, il marmonnait des jurons dans une langue ancienne qu'il semblait avoir lui-même oubliée. Le ronflement régulier du soufflet rappelait à Erian le vent dans les voiles de grand-père -- même rythme hypnotique, même respiration profonde.
-- Tu sais tenir un marteau ? grogna-t-il.
-- J'apprends vite.
Les jours suivants, Erian activa les soufflets, tria les métaux, porta les seaux d'eau. Le marteau rythmait ses pensées. Coup après coup, comme les questions qui tambourinaient dans sa tête.
Un matin, un voyageur apporta un objet tordu, gravé de symboles lumineux.
-- C'est tombé du ciel, près de Rochemorte. Vous pouvez en faire quelque chose ?
Aldric examina l'objet et le posa sur l'enclume. Dès qu'il le toucha avec son marteau, une lueur bleutée en jaillit. Le forgeron recula, inquiet -- pour la première fois, Erian le vit montrer de la peur. Cette tension dans les épaules, il la reconnaissait : la même que chez Jarn quand une tempête approchait trop vite.
-- Garde ton métal maudit. J'ai assez d'ennuis comme ça.
Mais l'objet explosa soudain dans un flash aveuglant. Des éclats métalliques fusèrent dans tous les sens. Erian plongea instinctivement, protégeant son visage. Réflexe de marin -- quand une vague claque sur le pont, on protège toujours les yeux d'abord.
Quand la lumière se dissipa, une fissure fumante marquait l'enclume d'Aldric.
-- File d'ici, gamin, souffla le forgeron, le visage pâle. File avant que ça empire. Prends ça -- il lui tendit un sac avec ses gains -- et ne reviens jamais.
Erian courut, poursuivi par les cris d'alarme et l'odeur de métal brûlé.
Qu'est-ce que je suis devenu ?
L'auberge se dressait au carrefour de trois routes commerciales. Avec ses économies, Erian s'équipa : un manteau épais, de bonnes bottes, une besace solide. Il se sentait enfin ressembler à un voyageur plutôt qu'à un réfugié.
Il trouva du travail dans la grande auberge. Nettoyer les tables, porter les plateaux, écouter. Surtout écouter. En essuyant les tables, il repérait automatiquement les sorties -- réflexe de marin qui surveille toujours la route de fuite quand la tempête menace.
Les marchands parlaient de routes fermées, de zones à éviter. Un nom revenait souvent : Pierrefendue.
-- Pierrefendue ? J'évite, dit un marchand en baissant la voix. La moitié du village est normale, l'autre... figée. Comme si le temps s'était arrêté pour certains et pas pour d'autres.
-- Mon cousin y vit encore, confiait un autre. Il dit que sa femme... elle bouge plus. Mais elle le regarde. Ses yeux bougent encore.
Un soir, dans la salle enfumée, une voix grave s'éleva de l'ombre :
-- Ils appellent ça l'Essence. Ça coule dans la terre, flotte dans l'air qu'on respire. Ceux qui y sont sensibles... changent.
Les conversations s'éteignirent. Erian resserra inconsciemment la main sur le fragment dans sa poche. L'air se tendit comme avant une bourrasque -- tous les marins connaissaient ce silence qui précède la tempête.
La porte grinça, laissant entrer un homme grand, large d'épaules, le manteau marqué par la poussière des routes. Il s'arrêta sur le seuil, son regard balayant lentement la salle.
Puis, soudain, il se figea. Il venait de sentir quelque chose -- une vibration étrange, imperceptible pour les autres. Son regard se tourna vers le jeune homme assis près de la fenêtre.
L'étranger fronça les sourcils. Cette sensation... elle semblait venir du gamin, mais quelque chose ne collait pas. C'était trop intense pour quelqu'un d'aussi jeune.
Il traversa la salle d'un pas posé, commanda un verre, puis s'assit sans invitation.
-- Permets-moi de deviner : tu viens d'un village qui a eu des... problèmes récents. Le regard que tu as, je l'ai vu trop souvent ces derniers temps.
Erian leva les yeux vers lui. L'homme avait un visage marqué par les voyages, mais son regard était bienveillant. Une cicatrice barrait son cou -- quelque chose qu'il cachait habituellement sous son col.
-- Comment vous... ?
-- Kael, dit-il en tendant la main. Et ça fait trois ans que je sillonne les routes. Les réfugiés, ça se reconnaît. Surtout ceux qui ont vécu quelque chose d'inexplicable.
Il but une gorgée, grimaça légèrement -- la cicatrice le gênait encore.
-- Tu transportes quelque chose. Quelque chose qui... résonne avec l'Odre. Il y en a une concentration inhabituelle autour de toi.
Kael se pencha légèrement, sortit un petit objet de sa poche : un fragment de métal tordu, similaire mais différent.
-- Ma sœur cadette. Elle bricolait avec ça quand nous étions gosses. Un jour, ça s'est mis à briller et... elle a disparu. Comme ça. Pas de brume, pas de pierre. Juste... partie.
Sa voix se brisa imperceptiblement.
-- Ça fait huit ans. Parfois je me demande si je ne fais pas tout ça pour rien. Mais quand je vois quelqu'un comme toi...
Cette nuit-là, seul dans sa chambre, Erian ne trouvait pas le sommeil. Il sortit son fragment et l'observa. Les symboles changeaient selon l'éclairage, comme s'ils s'adaptaient.
Odre. Essence.
Pourquoi ces mots résonnaient-ils si fortement en lui ? Des bribes de souvenirs remontèrent : sa grand-mère murmurant d'étranges berceuses, des mots dans une langue qu'il ne reconnaissait pas. Et cette mélodie que Serra fredonnait toujours...
Elle la tenait de grand-mère, elle aussi.
Il rêva encore : des visages qu'il ne connaissait pas mais qui lui semblaient familiers. Des mains qui tenaient des fragments lumineux. Des voix qui chantaient dans une langue oubliée -- la même que dans les berceuses de grand-mère.
Il se réveilla en sursaut. Le fragment reposait dans sa paume ouverte, chaud et pulsant doucement.
Il ne l'avait pas sorti de sa poche. Il s'était matérialisé là pendant son sommeil.
"Qu'est-ce que je deviens ?" murmura-t-il dans l'obscurité.
Mais au fond de lui, une voix plus ancienne que sa mémoire consciente chuchotait : "Tu redeviens ce que tu as toujours été."