CHAPITRE 4 - Portés disparus (1/2)

Par Ibealia

Sa poitrine la brûlait. Les battements de son cœur résonnaient dans ses tempes, Lucia courait à en perdre haleine. Ses jambes étaient sans cesse éprouvées, son épée d'entraînement attachée à sa ceinture lui fouettait la cuisse à chaque enjambée. Quelquefois la lune réussissait à traverser la cime des arbres et éclairait leur course de ronds de lumières. Des hululements rythmaient leurs pas. Elle ne pensait plus aux loups qu’elle avait entendus plus tôt. Loan essayait de ne pas la perdre de vue, mais il avait clairement perdu l’habitude de courir dans la forêt. Cela faisait belle lurette que l’apprenti cuisinier ne venait plus vadrouiller avec elle dans ses excursions sauvages.

    — Dépêche-toi ! lui hurla-t-elle dans sa course effrénée. Et fait attention aux racines !

    Elle ne pouvait perdre la moindre seconde, elle adorait son meilleur ami mais retrouver sa sœur était la priorité. Sa chevelure de feu était toujours dans son champ de vision quand elle jeta un œil par-dessus son épaule, même si elle avait plus de difficultés à se mouvoir. Peu importait qu’il la suivit de près ou non en vérité car il savait très bien où elle se dirigeait. Là où tout avait changé pour elles, au château, évidemment !    Ils venaient enfin de quitter les bois et pouvaient apercevoir les remparts de Rhoda. Lucia fit une brève pause pour attendre Loan. Alors qu’il arrivait à son niveau, suant sang et eau, elle s'enquit d’en savoir plus.

    — Tu es sur de ce que tu m’as dit ?

    — On ne peut plus sûr, cracha-t-il la respiration saccadée, exténué par sa course. J’avais rendez-vous avec Sylia pour lui avouer enfin mes sentiments. 

    Il reprenait son souffle tout en continuant de s’expliquer.

    — On a pu se voir après la cérémonie où elle m’apprit qu’elle était assignée au service de la Princesse. Apparemment les apprentis intendant ont quartier libre leur premier soir après l’heure du couché de leur hôte. Nous avions convenu de nous retrouver à la porte Est quand sonnerait onze heure, ajouta-t-il toujours haletant. Tu connais ta sœur, quand elle donne un rendez-vous jamais elle ne…

    — Jamais elle ne t'aurait laissé planté là comme un piquet nu dans un champ de blé, finit-elle sa phrase à sa place, une pointe de colère dans la voix. 

    Intérieurement elle bouillonnait. Elle n’avait rien contre Loan, c’était à elle-même qu’elle en voulait. Parti en colère sans retourner chez elle pendant des heures avait été une erreur. Sa sœur avait sûrement eu besoin d’elle, mais concentrée sur sa déception, elle n’en avait fait qu’à sa tête et n’avait pas été là pour elle. Peut-être que Sylia lui aurait parlé de quelque chose, peut-être qu’elle aurait vu quelque chose qui lui aurait mis la puce à l’oreille.

    — La princesse n’a rien à voir avec son frère, comme son père, elle respecte ses serviteurs. Elle n'aurait pas empêché Sylia de venir, surtout le premier soir à son service.

    — Si tu le dis, lâcha-t-elle peu convaincue par ses arguments.

En ce qui la concernait, les nobles étaient tous du même acabit, mais elle devait reconnaître que certains, comme le roi Bartel, possédaient encore de l’honneur. Les joues toujours rougies par l'effort, Loan avait réussi à reprendre son souffle et Lucia pouvait enfin se remettre à courir vers le château sans qu’il ne lui claque entre les doigts. Elle fonçait tellement vite en direction du chemin de terre qu’elle donnait l’impression de vouloir rattraper son ombre, projetée devant elle par la pleine lune. Imbibée d’eau par la fraîcheur de la nuit, l’herbe des buttes était extrêmement glissante, manquant de faire tomber Lucia qui traversait le dernier talus les séparant des remparts. Ils arpentaient enfin le chemin de terre qui menait à la porte principale de l’enceinte. Celle-là même qu’ils avaient franchit quelques heures plus tôt pour se rendre au festival. L’obscurité lui donnait maintenant un aspect froid, presque sordide. A proximité de la guérite de la porte Sud, ils ralentirent leur course et hélèrent en cœur les gardes de service.

    — Laissez nous passer, nous devons entrer au château immédiatement !

    — Tiens donc, paraîtrait qu’ces deux minots ont besoin de se rendre au château. T’entends ça Bert, dit l’un des gardes à son collègue sur un ton condescendant en dissimulant à peine un rot.

    Décidément ce n’était pas son jour, elle connaissait les deux abrutis qui étaient de garde ce soir-là. On les appelait Bil et Boquet au village, en référence à l’objet en bois, surnommés ainsi en raison de leur impotence et de leur faible intellect. En d’autres mots, ce n’étaient pas des flèches, c’était même impensable qu’ils aient pu intégrer la garde et pas elle.

    — La fille dont aucun maître n’a voulu, même pas la vieille Maître-Coq pour l’aider à faire la popote. Celle-là voudrait rentrer au château avec son petit copain le mielleux. Et pourquoi qu’on vous laisserait entrer ? Tu t’prends pour la reine d’à côté, se moqua à plein poumon Guerrt.

    Ils ne connaissaient pas le nom du royaume frontalier même pour des gardes de la capitale, tant d’ignorance était affligeant. A les entendre, Lucia se demanda s’ils n’étaient pas ivres, connaissant les énergumènes cela ne l’aurait qu’à moitié étonnée.

    — Oh mais bien sûr madame, nous allons d’ce pas vous annoncer au Roi, ajoutait le bedonnant Bert, tandis qu’il mimait une courbette exagérée en frôlant presque le sol.

    — Très bien messieurs les gardes de nuit, grand bien vous fasse, répondit calmement Loan. Nous repasserons au matin.

    Loan les salua, leur sourit faussement et s’occupa de gérer Lucia dont l’agacement grandissait à mesure que les gardes la charriaient. Poussée loin de la porte, Lucia lui jeta un regard noir.

    — Mais t’es complètement dingue ! lança-t-elle. Demain, il sera trop tard ! Quelle bande de Jean-Foutres ces deux-là ! Comme s'ils servaient à quelque chose ces coqueberts ! Ils ne font que gesticuler et déblatérer des âneries.

    Lucia imitait les Bilboquets en prenant leurs intonations et leur mimiques, mais en supprimant toute logique de leurs paroles. Elle continuait à fulminer. Ses oreilles étaient en feu et sa mâchoire crispée d'énervement. Loan la regardait sans dire un mot, il ne souhaitait pas devenir la cible de ses foudres. Tout en continuant à avancer, Loan guidait Lucia qui pestait sans regarder devant elle.

    — Comme s’ils avaient été choisis pour leur compétences. Ils peuvent bien se moquer de moi. Ils étaient pareil il y a cinq ans. Tout le monde sait qu’à leur dernière présentation, leurs pères ont glissé une petite bourse au chef de la garde pour être sûr qu’ils soient choisis. Ces deux gredins sans maître, cela aurait entaché la réputation de leurs familles pourtant parmi les plus influentes de la capitale. Moi au moins je n’ai jamais découché chez la femme du voisin ou oubliai de fermer le poulailler offrant un buffet aux renards.

    Loan était arrêté et la regardait lister les méfaits au palmarès des deux gardes en attendant qu’elle fasse une pause.

    — C’est bon ? Tu as fini ?

    — J’extériorise, okay ! J’en ai gros sur le cœur depuis la cérémonie.

    Il hocha la tête sur la droite tout en la regardant dans les yeux.

    — Mais quoi ?

    Elle tourna la tête et compris qu’ils étaient à la porte Est qui donnait sur l’arrière des cuisines. Cette entrée permettait d’acheminer gibiers et animaux d’élevage, légumes et fromages comme divers alcools pour nourrir tout le château.

    — T’es vraiment le meilleur ! lui fit-elle en lui cognant l’épaule amicalement avant de foncer vers la porte.

    — Je sais, dit-il humblement en souriant. Il faut bien que bosser aux cuisines serve à quelque chose.

    Ces tâches de rousseurs disparurent dans la rougeur de ses joues. Il la suivit à grandes enjambées.

    — Tout le monde a fini son service, on devrait pouvoir se faufiler dans les quartiers des domestiques. précisa-t-il dans un murmure.

Ils gravirent les quelques marches qui menaient aux cuisines. Dans la pièce, tout était calme, seul le feu du foyer principal crépitait encore. Les dernières braises seraient dans quelques heures ranimées par le service du matin responsable des boulangeries. Il diffusait une atmosphère chaleureuse et familière. Un lueur jaunâtre baignait les murs alors qu’un délicieux parfum de dessert flottait encore. Lucia aperçut plusieurs clafoutis aux cerises qui reposaient sur un plan de travail en pierre noire, surmonté d’une immense crédence décorée dont elle s’approcha pour mieux l’observer. Elle représentait des combats entre plusieurs peuples mais certains endroits s’étaient effacés, probablement par la vie de la cuisine qui avait ébouillanté, sali ou cogné ces parties du mur et empêchait d’en identifier clairement les protagonistes.

    — Tu viens ? chuchota Loan

    — J’arrive, lui répondit-elle en le rejoignant à pas feutrés.

    Passant une dernière fois près des gâteaux, elle résista à l’envie d’en chaparder un.

    — Elle représente quoi la fresque ?

    — A ma Cérémonie du Feu, on m’avait tout expliqué en détail mais je t’avoue avoir un peu oublié depuis un an. D’après ce que je me rappelle, c’est le déroulé d’une bataille qui a eu lieu à l’ancienne capitale, Licona, il y a plus d’un siècle. Plusieurs royaumes s’étaient alliés contre une menace commune et le combat s’est soldé par la destruction de la ville.

    Lucia écoutait attentivement pendant qu’ils traversaient la cuisine. Ils rejoignirent un couloir qui montait légèrement sur leur droite. La main posée sur le mur, elle se laissait guider et ressentait la chaleur qui émanait des pierres au contact de ses doigts fins, comme si le lieu avait été savamment construit pour toujours garder la même température. Un sentiment familier de bien-être l’envahit, elle repensait à chez elle, à la chaleur de l’âtre et à celle de sa famille. La famille, c’était la raison de sa présence au château ce soir. Une douleur poignante au cœur lui rappela l’urgence de la situation Elle saisit brusquement son ami par l’épaule, tordant le tissu de son veston, le stoppant à côté d’elle dans le couloir.

    — Il faut qu’on se dépêche. Tu ne saurais pas où on était assigné les deux autres nouvelles recrues ? Ils ont dû assister aux mêmes réunions, ils auront peut-être quelques informations sur son emploi du temps.

    — Je ne les ai pas vu aux cuisines pour prendre le repas de leur hôte donc je ne sais pas auprès de qui ils servent. Impossible de trouver leur cellule sans déranger tout le château.

    Ils remontaient le corridor le plus discrètement possible en parlant à voix basse. Si des bruits de pas ou des claquements de porte résonnaient, ils s’arrêtaient en attendant qu’ils s’éloignent. Leur présence dans le château à cette heure était proscrite. Tant qu’ils ne rencontraient aucune ronde, ils ne risqueraient pas grand-chose. Et puis Loan était en terrain connu, même les gardes ne connaissaient pas les chemins de traverse qu’il leur faisait emprunter.

    — Où est-ce que tu nous emmènes ? se hasarda Lucia à mi-voix.

    — Je connais quelqu’un qui pourrait peut-être nous aider.

    Ses yeux d’un vert délavé reflétaient l’espièglerie.

    — Elle a un petit faible pour moi, ajouta-t-il le sourire aux lèvres. On y est presque.

    — Tu m’en diras tant ! Monsieur me fait des cachotteries.

    Ils tournèrent à un croisement et entrèrent dans une immense pièce qui ne possédait pas de porte mais une arche habillait d’imposants rideaux, chacun retenu par une corde nouée. Les pierres grises du sol étaient recouvertes de tapis placés négligemment en un patchwork de couleurs tandis que plusieurs coussins de sol et sièges rembourrés étaient disposés de-ci, de-là, conférant un aspect douillet au lieu. Ils avancèrent prudemment. La bibliothèque était une pièce atypique. Des tapisseries étaient suspendues aux murs et faisaient face aux quelques fines fenêtres aux verres troubles et colorés qui filtraient une lumière diffuse. Au plafond, une grande roue qui portait une multitude de bougies éteintes était suspendue au-dessus d’une longue table gravée de motifs végétaux. Ces arabesques se trouvaient d’ailleurs un peu partout sur les différentes broderies présentes. Subjuguée par cet art qu’elle n’avait jamais vu auparavant, Lucia marchait la tête en l’air, si bien qu’elle faillit trébucher sur le plis d’un tapis.

    — Que me vaut cette visite tardive, mon jeune ami ? demanda la voix d’une femme.

    Lucia se figea, le pied gauche levé en arrière et ses bras tendus devant elle pour la maintenir en équilibre. 

    — Loan ? l’appela-t-elle à mi-voix. Qu'est ce qu’on fait ?

    Près d’un mur entièrement recouvert de bibliothèques pleines de livres aux tranches différentes, deux fauteuils se faisaient face accompagnés d'un petit guéridon qui supportait un grand chandelier à quatre branches. Le visage d’une femme aux cheveux grisâtres sortit du siège tandis que Loan se trouvait à quelques pas d’elle.

    — Allons jeune fille, vous n'allez tout de même pas avoir peur d'une vieille femme, la taquina l'étrangère.

    — Bonsoir Dame Ludmilla, je vous présente mon amie Lucia.

    Elle s’approcha du fauteuil, l’ouvrage que tenait dans ses mains la femme attira son regard. Il était écrit dans un langage qu’elle ne connaissait pas mais dont la calligraphie lui rappelait étrangement ces gravures et broderies qui décoraient la bibliothèque. Lorsqu’elle observa le visage de la lectrice, elle tomba sur ses yeux d'un blanc laiteux. La femme était aveugle. Que pouvait bien faire une femme aveugle dans une bibliothèque, à lire un livre à la lueur des bougies, qui plus est dans un étrange langage au beau milieu de la nuit.

    — Elle est aveugle ?

    Debout entre les deux sièges, elle n’arrivait pas à décrocher ses yeux de son visage.

    — Je suis peut-être aveugle mais je ne suis pas sourde pour autant, répondit la vieille femme, un doux sourire en coin.

    — Excusez moi… Dame Ludmilla, mais j’ai bien peur que vous ne puissiez nous être d’un grand secours. J'imagine mal comment quelqu’un possédant votre cécité pourrait avoir vu quoi que ce soit.

    Loan s’était assis sur le deuxième siège et regardait son amie perplexe comme s’il ne comprenait pas où était le problème.

    — Pourquoi nous as-tu amené ici ? Tu vois bien qu’elle n’a pu être témoin de rien. Chaque seconde nous est précieuse, nous ne pouvons pas perdre de temps. Il nous faut savoir où se trouvait Sylia ce soir.

    — Ne soyez donc pas hâtive jeune fille.

    — Hâtive ? Je crois que vous ne saisissez pas l’urgence de la situation ma dame.

    — En effet, je ne sais pas de quoi il retourne puisque vous n’avez toujours pas dit mot. Cependant je ressens parfaitement votre angoisse et votre colère, alors essayez de restaurer votre calme et dites moi ce qui vous amène.

    — La sœur de Lucia a disparu ce soir, expliqua Loan d’un ton inquiet. Elle a rejoint l’intendance aujourd’hui au cours de la Cérémonie du Feu et était assignée au service de la princesse.

    — Une jeune fille fine, aux gestes mesurés et harmonieux. Une voix douce et cristalline, le pas sûr et régulier laissant un doux parfum de rose sauvage dans son sillage.

    — Ça pourrait correspondre à ma sœur, avoua la petite brune les bras croisés.

    Elle était honnêtement étonnée de tant de justesse dans la description de sa jumelle par une femme qui n’avait pu la voir de ses yeux.

    — Alors que je me promenais au jardin pour profiter de la brise nocturne, j’ai pu épier une conversation entre votre sœur et la princesse Erine. Cette dernière avait une voix plus blanche que d’ordinaire. Assises près des reliefs de jasmin, à côté de la fontaine des chevaux de mer, elles discutaient à voix basse mais cela ne m’empêcha pas de saisir une partie de leur conversation.

    Vêtue d’une longue robe de nuit bleutée et d’un châle sur ses frêles épaules, la vieille femme s’était levée tout en exposant son début de soirée. Elle avait rangé le livre qu’elle lisait dans l’étagère sans aucune difficulté pour la trouver.

    — Que disaient-elles ? insista Lucia.

    — Il était question d’un problème de famille. Apparemment le prince Erick, de retour au château depuis quelques jours, ne cessait de réprimander et infantiliser sa sœur tant en présence de serviteurs qu’en privé. Elle exprimait son mal être face à cette situation et sa servante s’indignait.

    — C’est tout à fait le genre de Sylia, confirma amoureusement Loan.

    — Et ensuite ?

    — Votre sœur avait prévu d’aller s’entretenir avec le prince à ce sujet dans la soirée afin qu’il cesse ce comportement désobligeant. J’imagine donc qu’elle s’est rendue dans les appartements de celui-ci après le couché de la princesse pour s’entretenir de vive voix avec lui.

    — Dans ses appartements en pleine nuit ! s’exclama Loan bondissant de son siège.

    Il était agité presque suant d’angoisse.

    — Il faut qu’on se dépêche, affirma-t-il en se dirigeant immédiatement vers l’arche.

    — Je vous remercie ma dame, bredouilla la jeune fille prise au dépourvu, tout en suivant son acolyte.

    La vieille aveugle sourit, la fougue de la jeunesse devait lui rappeler des souvenirs. Lucia rattrapa en petites foulées le rouquin sur le seuil et l’attrapa par l’épaule pour l’empêcher de partir plus avant sans lui expliquer ce qu’il comptait faire.

    — Qu’est ce que tu as en tête ? souffla-t-elle pour rester discrète.

    — Je connais le serviteur du prince, je pense que si on le trouve il pourra nous confirmer ce qu’a dit Dame Ludmilla.

    — Y a de l’idée, mais tu sais où le trouver à cette heure de la nuit ?

    — Il a ses petites habitudes, si on retourne dans les cuisines on devrait l’y trouver. Il aime prendre des collations nocturnes, mais il faut se hâter, car il pourrait déjà ne plus y être.

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