CHAPITRE 4 - Portés disparus (2/2)

Par Ibealia

Tout en lui répondant, il jetait des regards à gauche et à droite, attentif au moindre mouvement, au moindre bruit qui pouvait signaler l’approche de quelqu’un. Lucia se mit littéralement à marcher dans ses pas tandis qu’ils empruntaient à nouveau l’un des nombreux corridors. Dans une étroite partie du château où les murs étaient plus poreux, des torches réchauffaient le lieu et éclairaient des armures rutilantes bien qu’anciennes, exposées là tels les vestiges d'une histoire qu’on ne voulait oublier. Ils marchaient lentement en longeant l’allée des hommes de fer quand des bruits métalliques retentirent à quelques mètres. Ils se glissèrent chacun entre deux armures et réussirent à ne pas être repéré par les deux miliciens qui tournaient à l’angle du croisement. Lâchant un soupir de soulagement, ils reprirent leur périple vers les niveaux inférieurs du château. Après plusieurs minutes, ils se retrouvèrent dans le couloir en pente, toujours baigné dans une pénombre chaleureuse. En descendant, ils entendirent des voix s’élever des cuisines. Quelqu’un à l’accent guttural semblait rabrouer une personne plus fluette à entendre le timbre légèrement grinçant qui lui répondait.

    — Gamin, je t’ai déjà dit que c’était pas bon pour la digestion les frichtis de minuit, tu va encore être ballonné et le prince va t’envoyer paître, le materna la Maître Gladia.

    Elle le réprimandait tout en s’affairant à ranger tout ce qu’il avait sorti pour se restaurer. Le jeune homme apathique aux remarques qu’on lui faisait se noyait de chagrin dans la nourriture et la bière.

    — Ocov, on te cherchait ! interrompit le rouquin en faisant irruption dans la pièce, sa meilleure amie sur les talons.

    — Qu’est ce que vous faites là vous deux ? Ma cuisine n’est pas un moulin ! protesta la quadragénaire.

    Sa chevelure blonde détachée, telle une crinière dorée, se gonflait autour de son visage furibonde comme le font certains poissons pour se défendre. Les narines de son énorme nez pulsaient d’agacement et soufflaient tels les naseaux d’une vache prête à charger alors qu’elle se dirigeait vers les deux nouveaux intrus.

    — Allez oust, vous aussi, s’agaça-t-elle gentiment en les repoussant de ses mains. Vous n’avez rien à faire ici, rentrez chez vous !

    — On a besoin de parler à Ocov, c’est important ! On pense que ma sœur a disparu !

    Lucia s’était plantée devant la cuisinière, les pieds bien ancrés au sol, les bras sur les hanches, et soutenait de ses yeux verts le regard de la femme. Elle ne comptait pas partir sans avoir eu une discussion avec le serviteur du prince. La femme n’était pas plus grande que la jeune fille, seule ses bottines lui octroyaient quelques centimètre supplémentaires. Bougonne, elle s'assagit pour devenir compatissante.

    — Qu’est-ce que vous me voulez ? bafouilla le jeune serviteur, les yeux pleins de larmes et la bouche pleine.

    Il s’empiffrait frénétiquement de gâteaux comme de fromages, de grosses larmes roulant sans cesse sur ses joues rondes. Loan s’assit à côté de lui. Quand il posa sa main sur son épaule, il lâcha la nourriture qu’il tenait dans les mains et commença à baragouiner un galimatias dont seuls certains mots étaient compréhensibles. Il était question de disparition, de prince, de chambre vide.

    — Ça explique qu’on ai rencontré si peu de garde sur notre chemin, conclut la jeune fille dont la tête commençait à tourner par tant de mauvaises nouvelles cumulées en une journée. Est-ce que ma sœur était dans ces appartements ?

    Elle avait tapé des poings sur la table et le jeune page, d’un hochement de tête, s’était effondré.

    — Ceux qui ont enlevé le prince ont également enlevé ta sœur ! jeta Loan.

    — C’est aussi ce que je pense. 

    Elle vint s'asseoir auprès du jeune homme.

    — As-tu la moindre information sur le moment où ça s’est passé ou dans quelle direction ils se seraient enfuis ?

    Se mouchant bruyamment dans sa manche, Ocov réussit à reprendre son calme. La respiration plus régulière, il leur répondit intelligiblement.

    — D’après ce que j’ai pu entendre des discussions des gardes, renifla-t-il, des hommes auraient fait irruption par le balcon du prince et auraient fui par la forêt à l’ouest.

    — Je comprends mieux pourquoi les deux abrutis étaient de garde à cette porte ce soir, le reste de la garnison a dû partir sur les traces des ravisseurs. J’aurais pu les croiser en venant te chercher ! se rendit compte Loan.

    — Il y a de quoi devenir fou ! On doit de ce pas partir à leur recherche !

    Ils se levèrent comme un seul homme. Lucia posa sa main sur l’épaule du grand brun toujours assis et s’adressa à lui d’un ton qui se voulait réconfortant malgré la situation.

    — Tu n’aurais rien pu faire, ne te morfonds pas trop sur ce qui s’est passé ce soir. Les gardes te ramèneront ton prince bientôt, j’en suis sûre.

    Le jeune serviteur relâcha ses épaules, tourna son visage vers celle qui tentait de le rassurer et lui sourit, ses dernières larmes tombant. Tandis qu’il s’essuyait les yeux de ses manches, la jeune fille prit à part son acolyte.

    — Je ne pense pas qu’ils se soucieront grandement de sauver une servante qui commençait tout juste son apprentissage, même si elle était au service de la princesse. Prépare ce qu’il faut pour la route et rejoins moi aux écuries, avec un peu de chance il y aura encore quelques montures.

    Tandis qu’elle quittait la cuisine, elle vit du coin de l'œil la vieille Gladia se rapprochait des garçons. Une de ses grosses paluches sur chacune de leur épaule, elle leur parlait d’une voix chaleureuse comme l’atmosphère de sa cuisine. Alors que Loan disparaissait dans une pièce attenante, elle se servit un remontant pour elle et Ocov. Lucia se trouva à nouveau face à la porte Est, mais au lieu de la franchir pour quitter l’enceinte du château, elle se dirigea vers les écuries proches de la sortie Ouest. Malgré la proximité des deux portes, elle éviterait tout de même de recroiser les Bilboquets qui gardaient le sud.

    Malheureusement elle n’était pas familière des lieux. Elle avait déjà accompagné son père lors de livraisons pour le maréchal ferrant de l’écurie royale, mais elle ne retrouvait pas ses points de repère. La nuit, même claire, ne faisait que lui compliquer la tâche. La brise nocturne qui propageait l’odeur du fumier amassé non loin des boxes des chevaux la confortait dans son itinéraire. La lumière que créait le reflet de la lune sur les pavés humides attira son regard sur des crottins qui fumaient encore. Les chevaux des cavaliers partis à la poursuite des malfaiteurs avaient dû se soulager dans l'urgence et lui traçaient la route jusqu'à l'écurie. Après plusieurs minutes d’errance, elle finit par trouver une grande bâtisse au toit noir, dont la façade s’ouvrait sur plusieurs arches fermées d’immenses portes en bois à deux battants. Entre les deux arcades principales, un énorme blason du royaume en fer forgé ornait le mur, sur leurs côtés des porte-torches avaient été vidé de leur flambeau. La jeune fille était à quelques mètres de l’autre côté de l’allée, cachée dans une ruelle entre deux commerces fermés. Elle vérifia que personne ne pouvait la voir en scrutant de part et d’autre de la rue, puis traversa en courant jusqu’à l’entrée du bâtiment. Une charrette qui traînait sur l’un des côtés, lui offrit l’abri parfait pour se cacher. Elle attendit quelques minutes, tapis dans l’ombre du chariot pour s’assurer une dernière fois qu’elle n’était pas repérée. Entrebâillant la porte juste assez pour la laisser passer, elle s'engouffra dans l’écurie où la pénombre régnait. Ses yeux s'acclimatèrent doucement à l'obscurité et elle put identifier les formes des objets qui se trouvaient devant elle. Une lanterne était posée sur ce qui ressemblait à une caisse, à en juger par la forme cubique, elle s’en saisit et se risqua à un peu de lumière. La lueur jaune dévoila d’épaisse poutres de châtaignier de plusieurs mètres de haut qui formait un plafond cathédrale. Chaque arche délimitait l’emplacement d’un box pour un ou deux chevaux, il y avait dans le fond de chacune une auge d’avoine et un cube de sel. Elle marcha le long de l’allée, à la recherche de deux animaux disponibles. Au fond de l’écurie, elle entendit quelques ébrouements montaient et le soulagement l’envahit. Les choses ne s’empiraient pas, c’était un grand changement si elle faisait la liste de tout ce qui lui était tombé dessus aujourd’hui.

    — Allons voir ce que les gardes nous ont laissé, se motiva-t-elle. 

    Elle leva sa lanterne pour éclairer la loge. Sur sa gauche, une jument gris pommelé, sur sa droite, deux chevaux baie brun battaient de leurs queues.

    — Au moins, on a un peu de choix, positiva-t-elle.

    Depuis toute petite, elle avait pris l’habitude de parler toute seule pour se rassurer. La lanterne suspendue à l’un des crochets du mur où étaient amassés de vieux licols, Lucia appela d’une voix douce la jument et s’avança vers elle en la caressant.

    — Tout doux ma belle, la bête s’ébroua, surprise par sa présence. Je suis désolée mais je vais avoir besoin de ton aide.

    De la paille jonchait le sol, elle en ramassa une bonne poignée et commença à brosser la jument. Un jour où son père l’avait emmenée pour livrer une fournée de fers et de mors, elle se rappelait avoir vu les écuyers faire ce rituel avec les chevaux avant de les affubler de tout leur attirail. Elle prenait du plaisir à panser l’animal qui acceptait de plus en plus sa présence. Alors qu’elle ressortait de l’arche à la recherche d’un tapis et de sa selle, elle tomba sur un tonneau troué dans lequel il restait de vieilles pommes. Un friandise pour remercier les deux chevaux qui allaient les accompagner ce soir. Elle en remplit les sacoches qu’elle trouva un peu plus loin, constituant une honnête réserve en cas d’imprévu.

    — Trouvé ! fanfaronna-t-elle en sortant tapis, selles et rênes d’un des coffres entassés au fond d’un énième box.

    Alors qu’elle se dirigeait vers le premier cheval les bras chargés, elle sentit une lueur blanchâtre provenir de sa droite. Elle n'avait pourtant entendu personne rentrer. Intriguée, elle se tourna doucement pour voir d’où cela pouvait provenir. Une femme au teint pâle, vêtue de blanc, se tenait juste devant elle. A voir son accoutrement et sa coiffure sophistiquée, elle devait être une noble. L’arabesque de métal qui ornait sa chevelure lui rappela étrangement les décorations qu’elle avait vues plus tôt dans la soirée dans la bibliothèque. Mais ce qui la frappa, c’était l’aspect éthéré de sa peau, source de cette lueur laiteuse. La femme caressait en silence l’un des chevaux baies comme si c’était le sien.

    — Bonsoir, se hasarda-t-elle après plusieurs minutes passées à dévisager l’inconnue, les yeux ronds comme des billes.

    La femme lui répondit par un sourire tout en continuant à caresser l’animal. Soudain, un bruit de battant résonna à l’opposé. La jeune fille lâcha tout ce qu’elle tenait dans les mains et se retourna d’un geste brusque pour voir ce qui avait provoqué ce claquement de porte. Apparut alors le visage amical de son meilleur ami, il avait les mains pleines de victuailles, deux outres et un cordage.

    — La mère Gladia ne m’a pas laissé partir sans nourriture.

    — Ah, c’est toi, souffla-t-elle de soulagement.

Elle regarda de nouveau dans le box des deux chevaux, la femme avait disparu.

    — Qu’est ce qui t’arrive ? Tu es toute pâle, lui lança-t-il juste à côté d’elle.

    — Rien, ça doit être la fatigue.

Alors qu'elle ramassait les équipements au sol, elle lui montra d'un signe de tête la jument grise.

    — J'ai commencé à préparer cette monture, je n'ai plus qu'à l'équiper et ensuite je passerai à l'autre, fit-elle d'un deuxième coup de tête, en arrière.

    — Mange ça !

    Il lui fourra une part de clafoutis dans la bouche tandis qu'il lui débarrassait les mains et posait le matériel sur une rampe situé dans le box.

    — Tu as besoin de sucre ! Je vais m'occuper de l'autre cheval, pose toi quelques minutes.

Finalement cet interlude était le bienvenu après l'apparition inexpliquée de cette dame en blanc. Elle dégusta sereinement l'onctuosité du gâteau qu'il lui avait rapporté, chaque bouchée avait le goût de la cerise. Adossée au mur, elle caressait machinalement la jument tandis que son compère brossait rapidement l'un des baies. Ils finirent d'équiper leur cheval quasiment en même temps. Avant de quitter l'écurie, Lucia pensa à chausser les chevaux de tissus pour étouffer le claquement de leur fers sur le pavé, tandis que son ami la regardait étonné de son ingéniosité.

    — J'imagine que ça ne sera pas très agréable pour eux mais on les leur enlèvera un fois arrivé à la porte Ouest.

    Ils prirent chacun leur cheval par les rênes et les dirigèrent à pied. En tête, Lucia posa son oreille sur la porte pour essayer d'entendre le passage d'une éventuelle patrouille. Rien. Elle poussa délicatement l'un des battants de porte et se glissa à l'extérieur, son cheval sur les talons. Ils allaient devoir emprunter les petites rues pour profiter du couvert qu’elles leur offraient. Contrairement à l'aller chaotique car le chemin lui était inconnu, le parcours pour rejoindre la sortie de l'enceinte était sans embûche. Ayant plusieurs fois traversé cette partie avec son père, elle réussit aisément à se repérer malgré la nuit. Ils avançaient prudemment, jetant des regards furtifs au moindre croisement et même aux fenêtres qui les dominaient, des fois qu'un insomniaque prenant l'air les vit par inadvertance. Même si une partie de la garnison était dépêchée pour trouver le prince, ils n'étaient pas à l'abri de tomber sur des miliciens. Le chef de la garde avait peut-être réorganisé les rondes pour réduire l’intervalle qui les séparait au vu de la situation.    L’immense porte en bois qui épousait l’arche de pierre était devant eux. Seul bémol, les gardes sur le chemin de ronde qui surplombait leur sortie. Ils n’étaient que deux, mais ils étaient tout de même là à scruter le moindre mouvement de l’extérieur comme de l’intérieur des murs. Les carreaux de leurs arbalètes scintillaient à la lueur de la lune. 

    Malgré la nuit, le gris de son cheval pouvait les trahir. Lucia décida d’emprunter une toile foncée qui traînait sur des bûchettes entassées contre une maison et d’en couvrir sa monture. Ils reprirent leur marche aussi silencieusement qu’il était possible, se cachant dans l’ombre des bâtiments pour dissimuler leur présence. Alors qu’ils n’étaient plus qu’à quelques mètres de la porte, ils entendirent le bruit lourd de deux masses se heurtant. S'ensuivit une engueulade accompagnée de cliquetis métalliques désorganisés.

    — C’est notre fenêtre d’action, dépêchons-nous de passer la porte.

    Loan acquiesça d’un signe de tête.

    — On dirait qu’ils sont tombés l’un sur l’autre et qu’ils ont du mal à se remettre sur pied.

    Le portail était massif. Ils durent attacher les chevaux sur le côté et s’y mettre à deux pour l’entrouvrir assez pour passer. Reprenant ses rênes, Lucia débarrassa sa monture de la toile superflue qui la couvrait et chacun se hissa rapidement sur son compagnon à quatre pattes. Ils claquèrent des talons et se dirigèrent vers l’orée de la forêt au grand galop, laissant l’imposante porte ouverte derrière eux. Au moment où ils rentrèrent dans le bois, le hurlement d’un loup leur glaça le sang.

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