La nuit était bien avancée, les habitants toujours ensommeillés, et le trio au bistrot à se chamailler. Mais le sujet devenait sérieux. Indigo essaya d’attraper le livre des bras d’Ellioth, qui tournait sur lui-même dans un sens, puis dans un autre, tel un prince de l’esquive.
— Écoute, ça suffit ! dit-elle, agacée. Ce livre ne t’appartient pas, j’ai été priée expressément de le retrouver et de le rapporter à la… Bibliothèque.
Ellioth s’immobilisa, poussa un soupir de fatigue et regarda vers le sol.
— C’est Miss Mélancolie qui me l’a donné… Enfin, pas vraiment en main propre, mais… Nous avions passé la nuit à discuter, à rire même, c’était étrange. — Il laissa échapper un rictus, dissimulant un sourire en coin sur ses lèvres. — Puis, au petit matin, elle avait disparu comme d’habitude. Mais depuis cette fois, je ne l’ai jamais revue… Sur la table de chevet, il y avait ce livre : “Protège-moi du vide”. Mais impossible de l’ouvrir, il ne s’ouvre pas ! — s’agaça-t-il à son tour.
Célimen rétorqua, levant les yeux au plafond :
— Rah, cesse de l’appeler Miss Mélancolie, par pitié ! Elle s’appelle Emma !
— Célimen !! — cria Indigo.
— Bah quoi ? Autant qu’il sache !
— Emma… — répéta doucement Ellioth, ému.
Une ombre se glissa dans le dos d’Indigo. Deux mains silencieuses encadrèrent son visage et aspirèrent d’un geste fluide l’excès de colère qui menaçait d’éclater.
— Ça va, merci Célimen. Tu ne dois plus rien manger aujourd’hui.
La jeune fille en bleu reprit son calme légendaire et son air impassible au regard inexpressif, puis se décida à donner une bribe d’explication.
— Tu ne peux pas ouvrir ce livre, car il est indiqué sur la couverture qu’il faut deux lecteurs.
— Et alors, en quoi le nombre de lecteurs requis empêche-t-il un livre de s’ouvrir ? — Ellioth leva un sourcil.
— Le mieux, c’est de lui montrer ! — répliqua la dame en rouge, rassasiée.
— Hors de question ! Assez discuté. Ellioth, donne-moi ce livre, je n’ai pas de temps à perdre avec ces bêtises. Rentre chez toi et oublie tout ça.
Indigo lui tira le bouquin des bras, mais Ellioth refusa de lâcher prise, le tenant d’un côté et elle de l’autre.
Célimen s’esclaffa, les yeux exorbités de malice, en criant :
— Hahaha, bande d’idiots, il va s’ouvrir !!
Une lueur jaillit, le livre s’ouvrit, et le texte apparut clairement, éblouissant les lecteurs désignés !
Des notes de musique commencèrent à émaner de l’ouvrage dans un halo lumineux teinté de bleu et de jaune, comme de petites étoiles colorés…
Ellioth commença à lire, mais les mots sortaient de sa bouche en mélodie.
— “Mélancolie, quand tu me tiens par la poitrine, Mélancolie…”
Célimen rit assez fort :
— J’ai hâte de t’entendre chanter, Indigo !
Elle se serait roulée au sol de rire si elle n’était pas si bien apprêtée…
Indigo lui lança un regard noir et se mit effectivement à chanter sa partie :
“…quand je te tiens par la poitrine,
Tu fais couler tes larmes salées au fond de moi…”
Un frisson la parcourut. Ce n’étaient plus de simples paroles. C’était une empreinte, un écho.
Elle ressentait ce que sa sœur avait ressenti. Ses yeux s’embuèrent.
Ellioth reprit :
“Ce sont mes armes qui tombent sous tes pas”
“Qui prendra soin de moi,
Qui me protègera quand tu partiras,
Qui me consolera quand tu me laisseras”
“Mélancolie, quand tu me tiens par la poitrine,
Mélancolie…”
“…quand je te tiens par la poitrine”
Puis, à l’unisson, leurs voix se mêlèrent :
“Il n’y a rien de pire que de ne rien ressentir, oh Mélancolie
Il n’y a rien de pire que de ne rien ressentir, oh ma Mélancolie”
“Protège-moi du vide, Protège-moi du vide, Protège-moi du vide, Protège-moi du vide
Protège-moi du vide, Protège-moi du vide, Protège-moi du vide, Protège-moi du vide
Protège-moi du vide”
Une fois la chanson terminée, la lumière se tassa doucement. Les notes se rangèrent entre les pages.
Les petits pompons colorés s’évanouirent en silence. Le livre se referma et se posa tout seul, délicatement, sur la table.
Ellioth était chamboulé. Indigo tout autant, mais finalement furieuse.
Ce furent là les derniers mots d’Emma, son ultime cadeau pour lui, juste avant de disparaître.
Un silence prit place.
Célimen s’était tue le temps de la chanson, mais ne put s’empêcher de laisser échapper un pouffement de rire.
Indigo regarda Ellioth dans les yeux et lui dit d’un ton ferme et glaçant :
— Je vais te détester à jamais pour ce que tu viens de me faire.
Célimen, amusée de cette distraction, conclut :
— Oui bon, on a compris, t’as chanté la partie de ta sœur chérie. C’est mignon ! Mais une sœur qui a visiblement fait une bêtise en enfreignant quelques règles assez importantes. N’est-ce pas ?
— En effet, mais ce n’est pas mon problème. Mon problème était de retrouver et de ramener le livre manquant, affirma Indigo, s’accrochant du mieux qu’elle put à son insensibilité.
— Laissez-moi le livre ! S’il vous plaît… — implora Ellioth. — C’est tout ce qu’il me reste de… d’Emma.
Après tout, en quoi est-il si important ? Ce n’est qu’une chanson, qui ne peut même pas être lue si personne ne touche le livre en même temps que moi. Et puis, c’est ma chanson ! Mon histoire ! Ses mots à elle et à moi. Vous n’avez pas le droit de m’enlever cela…
Miss Claque pétillait du regard. Cette scène était intéressante. Indigo allait sortir de ses gonds.
— En quoi ce livre est-il si important ? Tu es un ignorant, tu ne sais rien. As-tu déjà vu un livre de ce genre ? Non ! Donc tu vas me le céder immédiatement pour qu’il trouve son lieu et sa place !
— C’est hors de question ! À moins que je ne le rende moi-même à la personne qui le réclame ! — insista Ellioth, tentant le tout pour le tout.
— Oh, de mieux en mieux ! — s’esclaffa Célimen. — Il veut rencontrer le Bibliothécaire ! Sache, mon grand, que tu ne sais pas ce que tu dis. Bon, allez Indigo, ça devient lourd, on s’arrache. Après tout, cet homme est un problème, non ? Il ne s’endort pas pendant les récoltes… Autant l’emmener avec nous et décider quoi faire de son cas. Sa place n’est pas ici non plus — ajouta-t-elle, pensive.
Je vais de ce pas aller écouter la chanson! :)