Une année s’est écoulée depuis le chant maudit de la bien-aimée et sinistrement célèbre Miss Mélancolie. Et cette année, il n’y a point de bleu. Cet automne offrira aux habitants une saison rouge. Il semblerait que les émotions flirtant avec la colère soient à l’honneur, appelant le labeur d’une autre Récolteuse. Une Récolteuse bien différente de la précédente.
Toute de rouge vêtue, enveloppée d’une ravissante robe aux allures victoriennes. Des cheveux blonds relevés en un chignon parfait, mettant en valeur une frange parfaitement droite, surplombant des yeux bleus perçants au regard glaçant. Des lèvres teintées d’un rose foncé profond, offrant un joli contraste avec sa peau si blanche. Une silhouette de poupée pour une allure de poupée. Toute menue et apprêtée. Mais ne vous y trompez pas… Son caractère est bien trempé et sa légende, bien ancrée.
Son nom est Célimen, la reine de la colère. En réalité, si elle avait été appelée Miss, elle serait Miss Trahison, car c’est cela qu’elle vient dévorer à foison : un mélange de colère et de tristesse. Si Miss Mélancolie absorbait les fragments d’âmes sous forme de nuages par la voie des airs, Célimen s’y prenait différemment ! Certains l’appellent Miss Claque…
C’est en distribuant des claques qu’elle accomplit sa tâche, des claques en riant de colère. Mais chaque claque a son sens ! Aucune n’est identique à une autre. Si elle pouvait matérialiser chacune d’entre elles, un musée à leur effigie serait de mise, car il y aurait fort à dire !
Ce soir-là, à la tombée de la nuit, le bistrot du village semblait bien animé. Les énergies étaient fortes et un bon nombre d'habitants étaient venus se distraire le temps d’une soirée.
Les fumées sortant des cheminées, par-delà les toits, dessinaient de jolies formes sur le bleu du ciel devenant nuit. Les lumières s’allumaient une à une, de chaumières en maisons.
Le village se faisait de plus en plus silencieux, et le bistrot de plus en plus bruyant. Ça chantait, ça se bagarrait, ça sifflait ! Des hommes, des femmes, des musiciens… Puis un étrange pressentiment. Tous se calmèrent et retinrent leur souffle. La porte d’entrée trembla comme si un vent agité cherchait à forcer le seuil. Un homme, curieux, sortit voir. Mais il n’en était rien. Pas la moindre trace d’un vent quelconque. Il retourna à sa place, une chope de bière à la main, perplexe, pas tranquille.
Puis, les deux battants de la porte s’ouvrirent d’un coup, en grand, dans un fracas qui imposa le silence ! Tous les regards étaient braqués vers l’entrée.
Une femme apparut sur le seuil, distinguée en apparence.
— Salut, bande de nazes ! Moi c’est Célimen, oui, oui, oui, c’est le même cirque à chaque saison rouge ! J’entre en scène, je chante mon refrain maudit, vous tombez dans les vapes, je vous frappe, vous ne vous rappelez de rien, et vous vous réveillez le lendemain avec un mal de chien. Certains diront que c’est à cause de la saison rouge, d’autres diront que j’existe… et je resterai une légende dans vos cervelles d’ignorants, ignares que vous êtes !
— Hey ! — laissa échapper un homme au fond de la salle.
Célimen lui envoya un regard si tranchant qu’il plongea sa tête dans sa chope.
— Bon, allez, on ne va pas y passer la nuit. Vous là, bougez de là ! — dit-elle en désignant les musiciens trop proches du piano-bar.
La grande dame en rouge brisa le silence ambiant, sous le regard effaré de ses spectateurs, en claquant les deux doigts de sa main droite. Le piano se mit à jouer tout seul une intro d’un style jazzy. Étrangement, malgré la confusion de la situation, cette mélodie commença à détendre l’atmosphère.
— Oui, c’est ça, détendez-vous ! Je préfère quand la chair est tendre et rebondie !
Puis, dans un rire moqueur, Célimen entama son chant.
“Une claque pour une tête à claques
Une claque pour montrer sa souffrance
Une claque pour sortir ses colères
Une claque pour dire : dégage”
Elle s’avança de table en table et, à chaque claque, les malheureux tombèrent un à un dans un sommeil profond, sous les yeux ébahis et interdits de ceux qui n’osaient plus bouger, comme paralysés. Des bruits de gifles au rythme de ses pas, calés sur le tempo du piano. Une vraie reine ! Et du bout de ses doigts, elle aspirait la colère et la tristesse. Cette sensation de trahison revigorante poussa le second couplet :
“Une claque quand on a eu trop peur
Une claque pour réveiller quelqu’un
Une claque pour tuer l’ennui
Une claque pour dire : je t’aime”
Elle pensa à un amour perdu. Elle pensa à ce qu’il aurait pu faire, à ce qu’il n’a jamais fait, et que, finalement, peu importait puisqu’il n’avait rien su faire ! Elle prenait un malin plaisir à chanter son chant maudit et entama le refrain en boucle, toujours au rythme de ses gestes.
“Chaque claque a son sens
Chaque claque a son sens
Chaque claque a un sens
Chaque claque a un sens”
Elle dansait, riait à plein poumons, tournait sur elle-même. Malgré son mauvais caractère et son humeur morose, en pleine récolte, c’est l’ivresse qui prenait le pas. Et, aussi incroyable que cela puisse être, Célimen passait une bonne soirée.
— Allez, un dernier petit couplet, faut faire durer le plaisir !!
“Une claque pour un imbécile
Une claque pour une belle surprise
Une claque pour féliciter
Une claque pour dire : bye bye”
Sur un dernier refrain, elle fit signe au piano de finir dignement le morceau, en claquant à nouveau son pouce contre son index. La dame en rouge était repue. Les habitants étaient tous endormis à leur table. Les joues bien rouges, comme promis. Un silence de mort régnait.
Mais quelque chose la fit tiquer… Un homme assis au bar n’avait même pas pris la peine de se retourner et n’était pas le moins du monde endormi. Et sans un regard, sa voix s’éleva dans la pièce.
— Bonjour Célimen. Bien mangé ?
Son teint devint rouge de colère, et, d’une voix agacée après un grognement, elle répondit :
— Houuuu ! Ellioth ! Évidemment ! C’est toujours un déplaisir de te voir !
— Déplaisir partagé. Tu es si bruyante et vulgaire, ça dénote avec ton allure. De si mauvaises manières…
— Je me fiche bien de ton avis et de ton regard sur moi — siffla-t-elle.
Elle s’approcha du bar et se posa à un siège d’écart d’Ellioth, attrapa la chope d’un habitant qui n’en aurait plus besoin, et la but d’un coup, le regard dans le vide.
— Jeremiah ne t’accompagne pas ? C’est étrange… – Dit-il.
Chaque Récolteuse n’est pas livrée à elle-même, ce serait bien trop dangereux. Un Veilleur accompagne toujours une Récolteuse afin de s’assurer qu’elle prélève seulement le nécessaire au creux des âmes qui débordent d’émotions. Une âme d’habitant doit rester équilibrée, c’est important. Mais une Récolteuse ne doit pas dévorer au-delà de ce qu’elle peut ni trop prendre. C’est important.
Tout cela n’est qu’une légende pour le peuple des villages. Pourtant, le salut est, depuis la nuit des temps : « Que les Veilleurs veillent ».
Jeremiah était le Veilleur de Célimen, mais…
— Et donc ? Jeremiah ? — insista Ellioth.
Les battants de la porte d’entrée, qui s’étaient refermés derrière Célimen en début de soirée, se rouvrirent, mais plus doucement. Une petite silhouette fine, aux cheveux bleutés, aux lunettes ovales et à la frange bien droite entra, les yeux rivés dans leur direction.
Ellioth eut un moment suspendu dans le temps. Il crut voir Miss Mélancolie. Non, impossible : cette fille était trop jeune et trop pâle. Il n’y avait point de peau bleutée, ni de reflets dorés dans la chevelure qui n’était pas bleu nuit, mais bleu… Indigo ?
— Tiens, je te présente Indigo. Ma… Nouvelle Veilleuse.
— Une… Veilleuse ? C’est possible ? Je croyais que seuls les hommes pouvaient être des Veilleurs… tout comme les femmes des Récolteuses…
— Ouais, bah Jeremiah est devenu un Récolteur, la morveuse juste là, une Veilleuse… et toi, tu ne dors toujours pas ! Le monde marche sur la tête !
Indigo s’approcha du duo et inspecta Ellioth du regard — un regard impassible, ne laissant transparaître aucune émotion. Puis dit à voix haute :
— Tu es donc l’humain qui ne s’endort pas.
— Ha ? Je suis connu ?
— Tu es un problème — dit-elle.
Célimen s’esclaffa :
— En quoi est-il un problème ? Nan mais t’as vu sa tronche de déprimé ? Miss Mélancolie par ci, Miss Mélancolie par là ! Il est dingue de ta sœur et a l’air complètement débile. Même s’il voulait divulguer les informations qu’il ne faut pas, qui le croirait ? Il serait le seul à bafouiller des inepties que sa face de chat mouillé rendrait ridicules !
Ellioth retint sa respiration et fixa Indigo.
— Miss Mélancolie… est ta sœur ?
— Bravo, Célimen.
— Bah quoi ? — cracha-t-elle.
Dans un mouvement de surprise, Ellioth fit volte-face, laissant apparaître un étrange bouquin. Tout ce temps, il avait sous son coude un ouvrage un peu spécial qu'il ne pouvait pas ouvrir, mais qui lui était cher. Indigo reconnut tout de suite le genre de livre que c’était.
Ses yeux devinrent tout ronds de surprise et d’impatience.
— Ce livre ! — s’écria-t-elle.
Dans un moment de panique, Ellioth le serra contre lui, comme pour signifier qu’il était bien à lui.
La jeune fille en bleu se dressa devant lui, prête à en découdre.
— Ce livre n’est pas à sa place ici.
Bravo oui !
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La musique de Miss Mélancolie ,me rappelle un air de " Jack et la mécanique du cœur "
En tout cas bravo pour ce professionnalisme !!
Merci encore pour ce super retour, c'est encourageant.
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