La douleur, Ianto Jones la connaissait. L’avait apprivoisée. En fait, il ne se passait pas un jour sans qu’il ne la ressente, dans ses boyaux déchirés, dans son corps meurtri, sur son visage contusionné. Un train lui avait roulé dessus, l’eau avait empli ses poumons à de nombreuses reprises, il servait quotidiennement de défouloir à la frustration sexuelle et agressive des laissés-pour-compte et il ne comptait plus les gueules de bois qui lui avaient retourné le ventre et le cerveau. Quand la douleur était suffisamment forte, son empathie s’effaçait, son esprit se vidait. C’était devenu comme un répit pour lui. La souffrance contre l’oubli.
Mais cette douleur-là dépassait tout ce qu’il avait déjà supporté.
Cette douleur-là avait brisé son âme, l’avait scindée en deux et broyé ce qui lui restait d’humanité. Il perçut un cri atroce, et mit quelques secondes à réaliser que c’était lui qui hurlait, hurlait à s’en arracher les poumons, tandis que l’homme derrière lui tranchait dans la chair et dans l’éther.
Puis son esprit sombra, et il crut qu’il avait gagné.
Que la mort voulait enfin de lui.
Quand la pluie l’éveilla au bord d’un caniveau qui débordait, Ianto comprit que l’enfer n’aurait jamais de fin. Il se redressa sur un coude, sentit un éclair de douleur fuser entre ses omoplates et, avec une grimace, se laissa choir dans l’eau usée, teintée de son propre sang. Il ne pouvait plus bouger. Chacune de ses vertèbres lui faisait souffrir le martyr, et il ne sentait plus le bas de son corps. Il était cloué au sol, dans cette ruelle sordide de la banlieue de Londres, incapable de vivre, incapable de mourir. Le tatoué l’avait abandonné là, comme une carcasse sur laquelle on avait prélevé tous les bons morceaux et qui ne servirait plus qu’à nourrir les chiens errants.
Dans un effort surhumain, il se tourna vers le ciel qui déversait sa colère sur lui, laissant l’eau ruisseler sur ses yeux, sur ses joues, sur ses cheveux, tandis que les émotions virevoltaient autour de lui et en lui. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas dormi. L’endroit était idéal pour une petite sieste, songea-t-il avec un gloussement rauque qui se changea en toux. Il ferma les paupières et se laissa dériver, tentant d’oublier la souffrance qui irradiait dans sa colonne vertébrale.
S’il devait rester là pour toujours, alors qu’il en fût ainsi.
La voix timide qui parla près de son oreille le surprit. Il n’avait pas perçu les sentiments. D’ordinaire, les sentiments précédaient toujours les mots.
— Il est là ! Oh magie toute puissante, je suis arrivée trop tard…
Des sanglots étouffés, un reniflement, puis les pas s’éloignèrent. Ianto fronça les sourcils mais n’ouvrit pas les yeux. Il entendit la… personne ? vomir un peu plus loin.
— Je suis désolée, c’est trop… trop… continua l’intruse, comme une excuse. À quoi ? Ianto l’ignorait. Puis : Beve ? Il faut que tu viennes avec du renfort. Je l’ai trouvé, oui. Dans un sale état, et c’est un euphémisme. On a… on a… (Nouveaux sanglots, incontrôlables, puis elle se remit à parler, difficilement, comme si chaque mot lui coûtait.) Ses ailes, on a coupé ses ailes, j’ignore comment on s’y est pris, c’est tellement, c’est tellement… Oui. D’accord. Je vous attends.
Un bruit d’étoffe, les pas se rapprochèrent, hésitants. Ianto sentit une main tâtonnante se glisser sur sa nuque pour le surélever. Il battit des paupières et les ouvrit enfin.
— Qui êtes-vous ? souffla-t-il à l’adresse de la nouvelle venue qui dirigeait vers lui un regard étrange, les larmes sillonnant ses joues. Je ne vous sens pas…
— Je suis désolée, tellement désolée, renifla-t-elle en guise de réponse. J’ai mis trop longtemps à vous trouver. Trois semaines… (Trois semaines ? Seulement ? pensa confusément Ianto) Je n’imagine même pas par quoi vous êtes passé. C’est ma faute, entièrement ma faute…
La vision de Ianto se précisa, et il se rendit enfin compte de ce qui clochait sur le visage de la femme. Elle était aveugle. Un voile opaque recouvrait ses yeux, qui fixaient en réalité un point imaginaire derrière lui.
— Je ne vous sens pas, souffla-t-il de nouveau comme s’il espérait trouver là toute la clé du mystère.
— Bientôt, vous aurez toutes les réponses à vos questions. Mais je dois vous emmener loin d’ici, dans un endroit sûr, un endroit où on soignera votre… votre… horrible plaie.
Accroupie le long du caniveau, elle pressa sa tête contre l’étoffe de son chemisier. Malgré son âge moyen – trente ans ? trente-cinq ans ? – elle portait des vêtements vieillots, surannés. Un chemisier à col Claudine surmonté d’un cardigan jaune moutarde, et une jupe plissée, de la même couleur que le cardigan. De jolies boucles blondes, presque rousses, encadraient un visage songeur au regard de taupe.
Les sentiments ne tardèrent pas à surgir de nouveau, fulgurants.
Inquiétude affolement confusion compassion épouvante espoir pitié colère inquiétude…
— Oh mon dieu Jane, mais qui l’a mis dans cet état ? Pouah, il empeste !
Un homme se précipita au-dessus de lui, suivi d’une autre femme, plus jeune.
— On doit l’emmener au Royaume. Tout de suite !
D’autres voix, d’autres sensations, confuses. On s’affairait autour de lui. La dénommée Jane posa une main sur son front, et c’est comme si tout disparaissait, comme s’il n’avait plus à se préoccuper de rien. La souffrance, les émotions, la vie.
Tout s’effaça dans un bien-être infini.
Pour la troisième fois de cette journée, Ianto Jones sombra dans le néant.
J'aime toujours autant l'intrigue et ton style d'écriture, en particulier les niveaux de lecture de ton texte, selon si on s'en tient à ça ou si on va au-delà. C'est franchement bien !
Je n'ai pas l'impression d'arriver si bien que ça à introduire plusieurs niveaux de lecture, mais merci pour le compliment ! :D
À plus pour la suite !