Très loin, quelque part au milieu de nulle part, s'étendait une vaste clairière. Elle s'étirait à perte de vue, encerclée par une forêt dense où des arbres sombres se dressaient comme des silhouettes silencieuses sous la voûte céleste. La lumière argentée de la pleine lune baignait chaque brin d'herbe, créant une mer miroitante presque magique. L'herbe haute ondulait doucement sous une brise légère, scintillant comme une rivière d'argent.
La lune, haute et majestueuse, semblait veiller sur ce sanctuaire paisible. Les ombres projetées par les arbres formaient des dessins mystérieux, contrastant avec la clarté diffuse qui enveloppait le sol. De temps à autre, un hibou invisible poussait un cri rauque, renforçant la sensation d'un temps figé. Une atmosphère féerique imprégnait la clairière, comme si elle attendait un événement à venir.
Au centre de cette clairière se tenait un garçon d’environ quatorze ou quinze ans. Il avait des cheveux noirs de jais, des yeux gris couleur d'orage et des oreilles légèrement plus grandes que la normale. Vêtu d'un pantalon de survêtement gris et d'un t-shirt noir, il semblait étrangement à sa place au milieu de cette scène hors du temps.
Réparties sur les quatre points cardinaux de la clairière, quatre créatures gigantesques se dressaient, imposantes. Chacune était haute comme un bâtiment de cinq étages. Leurs corps massifs étaient recouverts d'épaisses écailles étincelantes, dont l'éclat était renforcé par les rayons de lune. Leurs cous musclés et sinueux soutenaient des têtes colossales ornées de cornes recourbées. Sur leur dos se déployaient des ailes majestueuses, tandis que derrière eux remuaient lentement des queues capables de dévaster une place entière d'un seul coup.
C'étaient des dragons. Quatre dragons magnifiques, pourtant tous différents les uns des autres.
Face au garçon, en direction du nord, un dragon aux écailles d’or était assis. Ses yeux semblaient capturer et refléter la lumière du soleil lui-même.
À sa droite, vers l'est, se tenait fièrement un autre dragon, dont les écailles et les yeux étaient d'un blanc immaculé, semblables à une feuille vierge.
Vers l'ouest, le troisième dragon arborait des écailles aux reflets changeants, rappelant l'océan en perpétuel mouvement. Ses yeux, d'un noir abyssal, semblaient sonder les tréfonds du monde.
Enfin, derrière le garçon, le dernier dragon possédait des yeux couleur sable et des écailles aussi vertes que l’herbe fraîche.
Les quatre dragons semblaient plongés dans une discussion animée, totalement indifférents à la présence du garçon au centre de la clairière.
— Alors, quel est votre avis sur la question ? avait demandé d'une voix calme le dragon aux écailles vertes.
— Notre avis ? Il n'y a pas d'avis à avoir, nous ne pouvons pas intervenir. Les problèmes du monde des Hommes ne nous regardent pas et ne nous concernent pas, répondit d'une voix très autoritaire le dragon aux écailles bleues, dont la voix laissait plutôt penser à une dragonne.
— Ne rien faire !!! s'écria le dragon aux écailles d'or. C'est ça ton idée, ne rien faire ? Comment peux-tu dire une telle chose, Syra ? Où est passée ta fierté ? Comment peux-tu...
— Ma fierté n'a rien à faire ici, Solus. Le problème qui se pose, c'est...
— Cet Homme a osé s'emparer d'une partie de nos pouvoirs ! Je trouve que les Hommes ne savent jamais rester à leur place, c'est-à-dire au sol. Mon avis est de baigner le monde dans mes flammes, et on verra si l'un d'entre eux ose recommencer.
— Solus, tu te laisses trop facilement emporter. Dois-je te rappeler que c'était ton idée de nous faire prêter un serment magique pour éviter que l'on prenne part aux conflits du monde des Hommes ?
— Je ne voulais simplement qu’aucun d'entre nous ne prenne parti pour un camp ou pour un autre, mais là, la situation est différente. Éduquer ces moustiques devient d'une importance capitale.
— Il faut reconnaître que, pour cette fois, le cracheur de feu n'a pas tout à fait tort, Syra. Il s'est emparé certes d'une infime partie de nos pouvoirs, mais cela lui confère une puissance suffisante pour semer un chaos sans précédent, dit la dragonne aux écailles blanches.
— Voilà enfin un dragon sensé ! Merci, Saelene, dit Solus. Et toi, Tamus, qu'en penses-tu ? ajouta-t-il en s'adressant au dragon vert couleur herbe.
— Je me placerais plutôt du côté de Syra, par souci d'équité, répondit-il d'une voix lente. — Par souci d'équité ?! s'écria Solus, furieux.
— Eh bien, mon cher Solus, je ne suis pas un dragon qui aime particulièrement les conflits, contrairement à toi. Et sans vouloir offenser Saelene, si cet Homme sème le chaos parmi les siens, où est le problème ? Qu'ils se déchirent si cela leur plaît tant. Et avant que tu ne te mettes à rugir, mon cher Solus, qu'il ait réussi à prendre une partie de notre magie n'y change rien. Mais tu as raison sur un point : je me suis mal exprimé en parlant d'équité. J'aurais dû dire que je ne fais que respecter notre serment, et tu devrais en faire autant.
— Mais il nous a volé nos pouvoirs ! s'écria Saelene, coupant Solus qui s'apprêtait à répliquer. De ce fait, nous avons déjà pris part à ce conflit. Et s'il s'en prenait à nous directement ?
— Exactement ! approuva Solus. Ce ne serait que justice.
— Voyez-vous ça, le dragon rôtisseur parle de justice maintenant, ricana Tamus.
La gueule de Solus laissa couler des flammes couleur or, à l'image de ses écailles.
— Du calme, du calme, je plaisantais juste, ajouta Tamus, le rire encore présent dans sa voix.
— Saleté d'herboriste, grogna Solus.
— Et si cet Homme venait ici pour nous tuer ? relança Saelene, la voix tremblante.
— Ne sois pas ridicule, répondit Syra. Soyons sérieux : un Homme ? Nous tuer ? Je suis certes contre la violence, mais je n'hésiterais pas à déchaîner sur lui toute la puissance des mers et des océans si nécessaire.
— Raison de plus pour ne pas attendre. Agissons maintenant contre ce fou !
— Et lui, que fait-il ici ? Ça fait un moment qu'il nous regarde, dit Solus, les yeux fixés sur le garçon au milieu de la clairière.
— De qui tu parles ? demandèrent en chœur Syra et Saelene.
— Du garçon, debout là, qui nous fixe.
Le garçon, qui se disait depuis le début que les dragons ne pouvaient pas le voir, blêmit. Que faire ? Suppliez la dénommée Syra ou Tamus de le défendre ? Il en doutait. Il était convaincu que les flammes de Solus seraient plus rapides qu'eux.
— Voilà que notre cracheur de feu devient fou, maintenant. Il s'imagine des gens, plaisanta Tamus.
— Vous voulez dire que vous ne le voyez pas ? rugit Solus.
— Non, répondit le reste de l'assemblée d'une seule voix.
Le garçon paniqua davantage. Non seulement il était vu, mais il était vu par le dragon le plus attiré par l'idée de rôtir des choses.
— Je... je ne sais pas ce que je fais ici, ni comment je suis arrivé. Je vois des lieux...
— Ah... tu ne sais pas ? Veux-tu que je t'aide ? demanda Solus, les flammes d'or s'intensifiant.
Le garçon sentit la chaleur s'amplifier.
— Solus, qu'est-ce qui t'arrive ? Calme-toi, nous ne devons pas nous abaisser à ce genre de choses ! s'exclama Syra.
— Ce garçon est dans ma tête. Je n'aime pas avoir des gens dans ma tête, encore moins des Hommes ! rugit Solus.
— Solus, attends !!! s'écria Syra.
Mais Solus n'attendit pas. Il ouvrit sa gueule immense, et le garçon vit le ventre du dragon s'illuminer d'une lumière vive qui éclaira toute la clairière. La lumière remonta le long de sa gorge, telle une aurore furieuse. La terre trembla, faisant vaciller le garçon qui sentait la mort s'approcher. Puis la flamme d'or jaillit de la gueule de Solus dans un jet éblouissant et brûlant.
— Jordan… Jordan, réveille-toi ! Tu ne m’as toujours pas donné les documents que je t’ai demandé de remplir !
La voix résonnait comme un écho lointain. Tout disparut. La clairière. Les dragons. Les flammes. Jordan ouvrit les yeux brusquement.
Devant lui se tenait une femme d’environ soixante ans, dont l’apparence semblait défier le passage du temps. Elle portait une robe bleu océan, et ses yeux bruns luisaient d’une lueur vive sous ses cheveux noirs grisonnants.
Il se sentit instantanément rassuré en la voyant. Était-ce à cause de la couleur de sa robe, semblable à celle de la dragonne qui avait tenté de l’épargner ? Ou simplement parce que c’était sa grand-mère ?
— Grand-mère ? murmura-t-il d’une voix encore ensommeillée. Qu’est-ce que tu cherches ? J’étais en train de faire un rêve… plutôt bizarre.
— C’est bien, mon chéri, je suis ravie que tu aies appris qu’on pouvait rêver en dormant, répondit-elle d’un ton sarcastique. Mais moi, j’ai besoin des fiches que je t’ai données au début de l’été.
— Elles sont dans le premier tiroir de mon bureau.
— J’ai vérifié. Elles n’y sont pas, répliqua Agatha, ses yeux lançant des éclairs.
— Je les ai remplies, je te jure… répondit-il d’un ton las.
— Alors où sont-elles ? Se seraient-elles fait pousser des jambes pour partir toutes seules ?
Jordan roula sur le dos avec un soupir.
— Eh bien… tu sais, grand-mère, il se passe parfois des choses bizarres dans le monde… ajouta-t-il en haussant les épaules. Et puis, tu n’as même pas pris la peine de savoir si je voulais y aller.
— Si, je me suis posé la question, répondit-elle en croisant les bras. Et je crois… oui, je crois que je m’en fiche, comme tu peux le voir.
— Papa ne voulait pas que j’y aille ! s’exclama-t-il. Tu me l’as dit toi-même !
— Oui, il ne voulait pas… Je me demande bien pourquoi, d’ailleurs. Parce que, de toute façon, c’est hors de question que tu restes ici. C’est non négociable.
Elle se courba pour jeter un œil sous son lit.
— Mais quel désordre… grogna-t-elle en le fusillant du regard.
Puis, levant une main comme pour saisir quelque chose d’invisible, elle prononça distinctement :
— Attrahis ! Fiche d’inscription !
Un souffle de vent se forma dans la chambre, se promena, s’enfonça aux fin fond de l’armoire où était empiler des vêtements, ouvrit une première boite suffisamment grande pour en cachait une autre, puis une autre et enfin la brise de vent souleva un dossier et l’apporta dans les mains d’Agatha. Le regard qu’elle posa sur Jordan ensuite ressemblait dans un premier temps à un sourire de victoire puis dans un second temps il était tellement noir qu’on croirait que la foudre en jaillirait pour s’abattre sur Jordan.
— Eh bien, si tu pouvais faire ça, tu aurais au moins pu me laisser dormir… mentit-il en repensant à son rêve.
Agatha ne répondit pas. Elle se contenta de remuer légèrement la tête avant d’ouvrir le dossier qu’elle venait de récupérer. Sans un mot, elle le feuilleta lentement, ses yeux parcourant chaque page avec attention.
— C’est très bien, dit-elle d’une voix détachée. Au moins, je n’ai pas perdu mon temps ces dernières années.
— Tu ne m’as pas non plus appris grand-chose… marmonna Jordan.
— Je t’ai enseigné le nécessaire. Tu te rendras compte que tu en sais plus que tu ne le crois sur différents sujets. Tes seules lacunes viendront du fait que tu as grandi de ce côté du voile… Mais ça te permettra de tout découvrir et d’apprécier par toi-même. Ce sera enrichissant.
Elle balaya la chambre du regard et reprit d’un ton sec :
— Jordan… Range-moi ce dépotoir. On croirait que tu ne connais pas le chemin de la poubelle ni où sont rangés les balais.
— Je vais ranger plus tard, je dois retrouver Milo et Tess tout à l’heure.
— Tu n’iras nulle part avant d’avoir tout nettoyé, mon garçon.
— Mais…
Il se tut en voyant sa grand-mère lever la main, lui signifiant qu’aucune discussion n’était possible. Serrant les poings, il expira bruyamment avant de lever les bras et de s’écrier :
— Munda Omnia !
Une détonation retentit. L’air vibra sous l’onde de choc, et la fenêtre de la chambre explosa dans un fracas assourdissant.
Agatha pinça l’arête de son nez, visiblement lassée.
— Tu t’attendais à quoi, exactement ? soupira-t-elle. Ton corps commence peut-être à accumuler de la magie, mais ici… Ce n’est pas un environnement propice aux gamins comme toi, chéri.
Elle fit un geste nonchalant de la main :
— Refice.
Les éclats de verre lévitèrent un instant avant de s’assembler comme les pièces d’un puzzle. En quelques secondes, la fenêtre était à nouveau intacte.
— Je te conseille d’aller me chercher un balai immédiatement si tu veux rejoindre tes amis à l’heure… et si tu ne veux pas que ton petit-déjeuner refroidisse.
Elle lui lança un regard perçant et ajouta, d’un ton tranchant :
— Et merci de ne rien faire exploser d’autre aujourd’hui.
Jordan regarda sa grand-mère quitter la pièce, son nez replongé dans les documents qu’il avait remplis. Il resta un instant immobile, scrutant sa chambre avec un air accablé, cherchant par où commencer. Sans magie. À contrecœur, il descendit au rez-de-chaussée, récupéra un balai, une pelle et un sac poubelle, puis remonta les escaliers quatre à quatre, bien décidé à en finir au plus vite.
Vêtements, livres, figurines, jeux vidéo, cahiers de notes… Chaque objet retrouva peu à peu sa place. Puis vint l’épreuve ultime : balayer le sol. Jordan observa le balai, et pour une raison étrange, il avait presque l’impression que l’objet le fixait aussi. Après une courte hésitation, il le saisit et se mit à l’ouvrage, poussant la poussière dans chaque recoin avant de la rassembler en un petit tas. Et, dans un élan d’ingéniosité douteuse, il prit la décision irrévocable d’enfouir toute cette poussière sous son lit.
Satisfait du résultat, il quitta sa chambre, rangea le balai et la pelle – qui, au final, n’avaient servi à rien – et jeta le sac poubelle dans la grande poubelle de la maison. Il inspira profondément, savourant sa victoire, puis se dirigea vers la cuisine.
Agatha était assise dans un coin, absorbée par une pile de documents.
— Heu… Grand-mère, j’ai terminé.
— Très bien, je monterai voir ça tout à l’heure, répondit-elle sans lever les yeux.
Jordan haussa un sourcil.
— Merci pour la confiance…
— Oh… mais de rien ! s’exclama Agatha avec un sourire sarcastique. Ton déjeuner est dans le micro-ondes. Réchauffe-le si tu veux, il a dû refroidir vu le temps que tu as mis.
— D’accord… merci.
D’un pas traînant, Jordan se dirigea vers le micro-ondes et ouvrit la porte d’un geste hésitant, comme s’il évaluait le contenu avant de décider s’il en valait la peine. Une omelette au plat l’attendait sagement. Il referma la porte, enclencha le micro-ondes et se dirigea vers le frigo pour prendre un verre de jus d’orange fraîchement pressé.
Trente secondes plus tard, l’appareil sonna. Il récupéra son assiette, prit son verre et s’installa à la table à manger. Il resta silencieux un moment, jouant distraitement avec sa fourchette, puis, d’une voix mesurée, il lança :
— Grand-mère…
— Hm ?
— Je voulais te demander quelque chose.
— Demande, chéri, demande, répondit-elle sans détourner les yeux de ses documents.
Jordan inspira profondément, hésita, puis se lança :
— Pour mon anniversaire, demain, j’aimerais sortir avec Milo et Tess. Juste nous trois… Tu vois ?
Agatha releva enfin la tête, tourna lentement son regard perçant vers lui, et dit d’une voix posée mais lourde de sous-entendus :
— Jordan, tu sais bien que demain, tu auras quinze ans…
— Oui, bien sûr que je sais. Mais c’est aussi bientôt la fin des vacances d’été. J’aimerais profiter de mes derniers jours avec les seules personnes de mon âge qui ne me trouvent pas bizarre avant d’être littéralement propulsé dans un autre monde.
— Tu les verras aujourd’hui, vous aurez largement le temps de discuter de tout.
— Mais grand-mère… dit-il en haussant le ton.
— C’est NON ! répondit Agatha, sa voix suivant le rythme de celle de Jordan. Tu sais bien que ce n’est pas possible. Enfin, mon chéri, tu vois bien que depuis des mois, tu détruis tout sur ton passage ! Dès demain, ce sera encore pire. Alors je suis désolée, mais c’est non.
Jordan ouvrit la bouche pour protester, mais Agatha ne lui en laissa pas le temps.
— Tu connais l’existence des déviants, je t’en ai parlé en long et en large. Les déviants sont des créatures magiques qui, contrairement à tous ceux qui peuplent le monde des hommes, peuvent franchir le Voile comme bon leur semble.
— Je sais ce que c’est, pas besoin de refaire toute une leçon, répondit Jordan, les poings serrés.
— Eh bien, si tu sais ce qu’ils sont, tu sais aussi qu’ils sentent la magie naissante chez les jeunes, ce qui vous met en danger. Pour eux, vous êtes comme des œufs fraîchement pondus. Alors si tu ne veux pas que toi ou tes amis soyez la cible de toutes sortes de créatures qui vous voudraient du mal… Jordan, écoute-moi, tu sais que je ne cherche qu’à te protéger.
— Ma magie a commencé à apparaître il y a un moment déjà, il ne m’est jamais rien arrivé. Alors je ne vois pas pourquoi ça commencerait maintenant.
— Est-ce que tu as écouté ce que je viens de te dire ? Ce monde n’est pas fait pour les jeunes mages. Vous ne pouvez pas survivre ici. Je pourrais te donner des noms de parents qui ne voulaient pas que leur enfant aille à Horion ou dans une autre école, et aujourd’hui, leurs enfants ne sont plus là pour raconter l’histoire… Je sais que ton père ne voulait pas que tu y ailles. Il n’a jamais pris la peine de m’expliquer pourquoi, mais dans le cas actuel, tu ne peux pas rester. Si, après ta première année, je vois que tu t’en sors beaucoup mieux avec ta magie, j’envisagerai que tu restes ici.
— Tu dis que Papa ne t’a pas tout dit, mais toi aussi, tu me caches certaines choses.
— Tu crois ? Eh bien, dis-moi donc, Sherlock.
— Que fais-tu avec Gabriel ?
— Ça ne te regarde pas. Mange ton repas, il va encore refroidir.
— Tu vois ! Tu me caches des choses ! s’exclama-t-il, furieux.
Il serra les poings si fort qu’un craquement sonore résonna dans la pièce… avant que la télévision n’explose dans une gerbe détonante de verre et d’étincelles.
— Refice, prononça Agatha en faisant un signe de la main.
Morceau par morceau, la télévision se reforma sous leurs yeux. Elle soupira, l'air exaspéré.
— Je t’ai dit tout à l’heure de ne plus rien casser dans la maison, jeune homme.
Jordan serra les poings, son regard brillant de frustration.
— Que fais-tu avec Gabriel ? redemanda-t-il d'une voix tendue.
— Je te le répète encore, Jordan : ça ne te regarde pas.
— C’est à propos de ces soi-disant personnes qui me veulent du mal ?
Agatha porta une main à son front, massant ses tempes comme si elle cherchait la meilleure façon de formuler sa réponse.
— Qui sont ces gens ? insista Jordan avec plus de pression. Que me veulent-ils ? C’est parce que je descends de deux vieux messieurs qui ont vécu il y a un millénaire qu’ils me traquent ? Si ce n’est que ça, je peux largement me défendre tout seul.
— Je n’en sais rien, Jordan, mais vu que tu es si perspicace, tu dois savoir que tu ne peux strictement rien faire.
— Ah oui ? Je suis donc juste censé craindre je ne sais qui, qui me veut je ne sais quoi ?
— Personne ne t’a jamais demandé de craindre quoi que ce soit. S’il te plaît, Jordan, tu as toujours été raisonnable. Je t’en prie, arrête cette discussion, elle ne nous mènera nulle part... Je comprends ce que tu ressens.
— Non, tu ne comprends pas ! Personne ne me comprend et personne n’essaye !
Agatha le fixa un instant, impassible.
— Sauf Milo et Tess, oui, j’ai compris. Mais ni Milo ni Tess ne savent que ce qui te fait réellement peur en ce moment, ce n’est pas de changer de monde comme tu le dis, mais de devoir rencontrer ta sœur... et encore plus ta mère.
Un silence de mort s'installa dans la pièce. Le regard de Jordan se détourna brusquement, et il baissa les yeux vers son assiette qu'il avait entamée à un moment de la discussion. Ses doigts crispèrent les bords de la table.
— Ma mère... commença-t-il, cette fois d'une voix plus calme, presque mécanique. Ma mère, cette femme que je n’ai jamais rencontrée, qui n’a jamais pris la peine de venir me voir, même après la mort de Papa... Cette femme n’est pas ma mère, Agatha.
— Aella, corrigea doucement Agatha. Ta mère t’aime du plus profond de son cœur, n’en doute jamais, Jordan.
— Alors pourquoi je ne l’ai jamais vue ?!
— CRAC !
Une étincelle traversa la pièce et son verre explosa violemment.
— Pourquoi n’a-t-elle jamais cherché à me voir ?!
— CRAC !
L’évier se fissura d’un coup sec, comme s’il avait été frappé par une force invisible.
— Si elle m’aime autant, pourquoi... pourquoi ?!
— Je comprends ce que—
— Tu ne comprends rien ! siffla Jordan, les poings tremblants. Comment le pourrais-tu ? On ne t’a jamais abandonnée, toi !
Il reprit son souffle avec difficulté, son regard sombre et fiévreux. Sa voix se fit plus amère, plus douloureuse.
— Et je suis juste censé, comme ça, aller dans un endroit où elle se trouve et jouer au bon fils adorable ?
— Au cours de ces dernières années, chaque fois que je l’ai vue, elle m’a toujours demandé comment tu allais. Elle a toujours cherché la moindre information sur toi. L’idée de ne pas t’avoir vu grandir l’a déchirée.
Jordan ne répondit pas. Son regard restait obstinément plongé dans son assiette, comme s’il espérait y trouver une preuve de ce que sa grand-mère venait de dire.
— Ta sœur, Isabella, est aussi comme toi. Elle en veut énormément à Alex de l’avoir abandonnée et de t’avoir séparé d’elle. Tu peux reprocher à juste titre tout ce que tu veux à Aella, mais Isabella, dans tout ça ? Que crois-tu qu’elle ressente, elle, à l’idée de rencontrer son frère pour la première fois en quinze ans ? N’en veux pas trop à ta mère non plus...
Voyant Jordan tourner la tête vers la porte, prêt à fuir cette conversation, Agatha ajouta rapidement :
— Non, écoute-moi. Il est très difficile de franchir le Voile, je veux dire, d’avoir l’autorisation de le faire.
— Grand-père, lui, y arrive pourtant.
— Ton grand-père est membre du Grand Conseil. Il jouit d’une certaine liberté à ce sujet. Mais pour les autres, c’est bien plus compliqué que tu ne le crois.
— Si tu le dis...
Jordan attrapa sa fourchette et avala rapidement le reste de son repas. Puis, sans un mot, il se leva et se dirigea vers les escaliers.
— Tu penses que ton verre et les morceaux brisés vont se nettoyer tout seuls, peut-être ? demanda Agatha d’un ton impérial.
L’air renfrogné, Jordan fit volte-face et BOOM ! L’assiette qu’il venait de poser et la table s’écroulèrent dans un fracas assourdissant. Agatha sursauta, sa main plongeant immédiatement dans son sac, prête à intervenir.
— Si tu n’aimes pas la décoration de la maison, pas besoin de tout détruire...
— Je... je ne le fais pas exprès, marmonna-t-il, l’air désolé.
Un autre BOOM retentit. Le robinet de l’évier sauta brusquement, se tordant comme s’il voulait s’adapter à la nouvelle décoration chaotique de la cuisine. Jordan vit alors le regard assassin que lui lançait sa grand-mère.
— Ah, c’est bon, je ne le fais pas exprès ! protesta-t-il.
— Tu vois maintenant pourquoi il est essentiel que tu partes à Horion ?
Jordan baissa la tête.
— Je suis désolé... Je vais tout ranger.
— Non, laisse, je vais m’en charger, dit Agatha en soupirant. Va plutôt te préparer pour retrouver tes amis.
— Mais... tu es sûre ?
— Refice, prononça Agatha en faisant un geste de la main.
Aussitôt, l’assiette, le verre, l’évier et la table retrouvèrent leur état d’origine. Si quelqu’un était entré dans la cuisine à cet instant, il n’aurait jamais pu deviner qu’elle avait été à moitié détruite quelques secondes plus tôt. La seule chose qui aurait pu éveiller un soupçon était l’eau répandue un peu partout, comme si une pluie soudaine s’était abattue dans la pièce.
— Je vais chercher des serpillières, dit Jordan d’un air désolé.
— Siccum, répliqua Agatha.
L’eau s’évapora instantanément.
— Ce n’était pas sorcier, ajouta-t-elle avec un sourire.
Jordan haussa les épaules.
— D’accord. Bon, je vais monter me préparer.
Agatha lui répondit d’un simple signe de tête avant de replonger dans ses documents.
Jordan gravit alors les escaliers d’un pas plus énergique. Une heure plus tard, il redescendit, habillé d’un jean bleu, d’un t-shirt blanc et d’une chemise noire à manches courtes portée ouverte. À ses pieds, des baskets blanches soigneusement nettoyées, si propres que sa chambre aurait pu en être jalouse.
— Euh… Grand-mère, je sors maintenant.
Agatha, absorbée dans ses documents, leva à peine les yeux. Jordan put enfin voir ce qu’elle examinait : des livres de comptes. Il supposa qu’elle était en train de vérifier les finances de L’Émeraude, une célèbre chaîne de restaurants qu’elle possédait. Elle l’avait fondée dans sa jeunesse, alors qu’elle vivait encore de l’autre côté du Voile. Pour des raisons qu’il ignorait, elle avait décidé d’étendre l’entreprise dans le monde extérieur, confiant la gestion de l’autre partie à sa sœur.
Agatha releva enfin le regard, scrutant son petit-fils de la tête aux pieds. Puis, dans un murmure, elle prononça quelques mots que Jordan ne comprit pas.
— Ne rentre pas trop tard, dit-elle en retournant à ses comptes.
— D’accord. Passe une bonne journée.
— Oui… oui, marmonna-t-elle distraitement.
Jordan franchit enfin la porte et s’engagea dans l’allée, un sourire flottant sur ses lèvres, sans trop savoir pourquoi. Rien, en ce moment, ne lui faisait particulièrement plaisir, et pourtant…
Il avançait d’un pas vif, saluant les voisins qu’il croisait.
— On croirait que tu as été arrosé pour te faire pousser, plaisanta une vieille dame en le voyant passer.
Il sourit, un peu gêné, la remercia et lui souhaita une bonne journée.
Sur la route, il esquiva les assauts des enfants qui jouaient, tantôt à être des chevaliers, tantôt des policiers. Tout semblait confus dans leur jeu, mais eux semblaient parfaitement s’y retrouver.
— La prochaine fois, on t'aura, sale criminel ! s'écria l'un des enfants.
— Ça ne risque pas, répondit-il avec un sourire en coin.
Jordan se demanda si ces gosses prenaient parfois le temps de dormir. Il était à peine midi, et pourtant, ils étaient déjà là, à jouer les chevaliers justiciers avec un sérieux déconcertant. En vacances, toute personne sensée aurait encore dû être en train de sommeiller, bercée par la douce torpeur d'une matinée estivale. Logique, non ?
Il haussa les épaules et poursuivit son chemin. Devant lui se dressa bientôt une grande maison aux murs gris et blancs. Sur la plaque fixée au portail, on pouvait lire : "Demark". Jordan poussa la grille dans un grincement métallique, emprunta le sentier de pierre qui serpentait au milieu d'un gazon taillé au millimètre près, et s'arrêta devant la porte d'entrée. Il appuya sur la sonnette.
Quelques secondes plus tard, la porte s'ouvrit sur un homme de taille moyenne, les traits tirés et les yeux cernés. Ses cheveux noirs en bataille et son regard fatigué semblaient raconter une nuit trop courte.
— Oh... Jordan... Bonjour, mon garçon.
— Bonjour, monsieur le maire. Comment allez-vous ?
— Oh, je vais bien, merci, marmonna-t-il d'un ton las. Tu viens chercher Thérèsa ? Elle ne devrait pas tarder à descendre.
— D'accord. Je vais l'attendre ici, si ça ne vous dérange pas.
— Tu peux entrer, si tu veux.
— C'est gentil, mais ça va, répondit-il, l'air un peu gêné.
— Comme tu veux.
Jordan lui adressa un faible sourire, puis baissa les yeux vers le dallage impeccablement propre.
— Jordan ? reprit soudain monsieur Demark.
— Oui ?
— J'aimerais te demander un service.
— Bien sûr, monsieur, allez-y.
— Pourrais-tu dire à ta grand-mère que nous attendons toujours sa réponse concernant la réception de la semaine prochaine ? Nous souhaiterions vraiment faire appel aux services de l'Émeraude... Cela ajouterait un certain prestige pour appâter les investisseurs.
Jordan resta figé. Il savait que si sa grand-mère n'avait pas répondu, c'était justement parce qu'elle n'avait aucune envie d'accepter. Et pourtant, il entendit sa propre voix prononcer ces mots :
— Je... je peux vous donner son numéro, si vous voulez ?
Les yeux de monsieur Demark s'illuminèrent.
— Formidable ! s'exclama-t-il en tapant dans ses mains. Excellente idée ! Elle ne répond pas à mes e-mails, alors peut-être que par téléphone...
Jordan sentit son estomac se nouer. Il venait de commettre une bêtise monumentale. Il imaginait déjà les éclairs qui jailliraient des yeux de sa grand-mère lorsqu'elle apprendrait qu'il avait donné son numéro. Une pensée fugace lui traversa l'esprit : donner un faux numéro. Mais il se ravisa. Il savait qu'il le regretterait quoi qu'il arrive. Il déglutit avec peine et récita le numéro d'une voix blanche.
La tempête à la maison serait... inévitable.
— Salut !!! dit une voix enjouée.
— Salut, Tess, répondit Jordan.
— Tess ? Pourquoi Tess ? Il y a un problème avec Thérèsa ?
— Papa, tu sais bien que c'est un surnom.
Tess était une jeune fille d'environ un mètre soixante-dix, avec de longs cheveux roux et des yeux couleur gazon. Elle arborait sur son visage lisse un épais sourire.
— C'est une bonne chose que tu sois venu me chercher en premier, parce que je suis presque sûre que Milo n'a pas encore émergé du pays des rêves.
— Oui, j'y ai pensé aussi.
— Papa, on s'en va maintenant, dit Tess à son père qui fixait son téléphone comme s'il venait de recevoir un trésor.
— Oui, oui, allez donc !
Jordan et Tess remontèrent l’allée de la maison et commencèrent à s’éloigner.
— Tu viens de donner le numéro de ta grand-mère à mon père ? demanda Tess, incrédule.
— Euh… oui, répondit Jordan.
— Tu as un amour monstre pour les problèmes, toi.
Un sourire se dessina sur le visage de Jordan.
— Alors, tu avais une grande annonce à nous faire, non ? C’était quoi ? demanda jordan à Tess
— Ça peut attendre, on a toute la journée pour en parler. Allez, dépêche-toi, on risque de louper le bus.
— Pourquoi tant de mystère ?
— Il n’y a pas de mystère, répondit-elle d’un ton presque évasif.
—moi aussi j’ai un truc à vous dire dit Jordan
—ah oui ? quoi ?
—ça peu attendra répondit-il à son tour
—d’accord
Ils arrivèrent juste à temps à l’arrêt de bus et montèrent à bord. Traversant l’allée centrale, ils se dirigèrent vers le fond du véhicule et s’installèrent.
— C’est quoi, la réception dont parlait ton père tout à l’heure ? demanda Jordan.
— Oh, ça ? Il attend d’importants donateurs pour un projet de développement dans un quartier populaire.
— Ah oui ? Quel projet ?
— Il veut transformer l’ancien Grand Hall en une grande galerie commerciale afin de redynamiser l’activité du quartier, relancer son attractivité, créer de l’emploi, etc.
— Ah, je vois… Ça a l’air bien. Je me demande pourquoi grand-mère refuse.
— Parce que c’est de la politique, je suppose. Elle va servir de garantie qualité auprès des investisseurs, et je pense que ça ne lui plaît pas trop.
— Elle pourrait quand même faire un effort, marmonna Jordan.
— Essaie de la comprendre. Peu importe la bonne volonté de mon père, les investisseurs ont leurs propres intérêts. Rien ne prouve qu’ils donneront la priorité à la population locale. Agatha ne veut sans doute pas être associée à ça… enfin, je crois.
— Ouais… je vois, c’est possible, murmura Jordan.
Le bus s’arrêta brusquement.
— C’est notre arrêt ! intervint Tess.
Elle se leva rapidement.
— Viens, dépêche-toi ! ajouta-t-elle en tirant légèrement Jordan par le bras.
Ils descendirent du bus et marchèrent trois à cinq minutes en discutant du match de football de la veille, opposant le Real Madrid au FC Barcelone. La rencontre s’était soldée par une domination incontestable du Real, qui s’était imposé huit buts à un.
Tess marmonnait que l’arbitre avait été clairement partial et criait à la corruption, inventant – selon Jordan – de soi-disant fautes injustifiées, dont un carton rouge infligé au gardien, venu tout droit d’une autre galaxie. Jordan, lui, répliquait qu’elle ne faisait que représenter la mauvaise foi légendaire des supporters du Barça. Ce à quoi Tess répondit par une série de jurons dirigés autant contre lui que contre les joueurs et le staff du Real.
Leur discussion fut interrompue lorsqu’un hurlement retentit depuis la maison devant laquelle ils venaient de s’arrêter, prêts à sonner.
— TU NE SORTIRAS PAS D’ICI AVANT D’AVOIR RANGÉ LA DÉCHARGE QUI TE SERT DE CHAMBRE !!!
La voix stridente appartenait sans aucun doute à Madame Lopez, la mère de Milo.
— Mais je te dis que je vais ranger en rentrant ce soir, maman !!! répliqua une autre voix, manifestement celle de Milo.
— NON !!! Pas de rangement, pas de sortie !
— Et si je sortais quand même en cachette par la fenêtre ?
En entendant ça, Jordan et Tess se regardèrent, inquiets. Leurs craintes furent confirmées quelques secondes plus tard par une série de hurlements en espagnol qui s’échappèrent de la maison. Quand Madame Lopez passait à l’espagnol, on ne pouvait s’attendre qu’au pire.
Pour tenter de sauver la situation, Jordan décida de sonner à la porte.
— Mais tu es fou ? murmura Tess. Je ne veux pas me retrouver mêlée à ça ! On aurait pu attendre que tout se calme…
— Oui, mais à ce rythme, on n’en sortira jamais… Autant agir tout de suite, chuchota Jordan en retour.
La porte s’ouvrit sur le visage de Madame Lopez, toujours tourné vers Milo, à qui elle continuait de crier dessus en espagnol.
— Je plaisantais, maman ! Je plaisantais ! protesta Milo.
Les yeux perçants de Madame Lopez se tournèrent alors vers Jordan et Tess.
— Bonjour, les enfants. Comment allez-vous ? demanda-t-elle d’une voix soudainement plus calme.
— On va bien, répondirent-ils d’une seule voix.
— On est venu chercher Milo… risqua Jordan, avant de recevoir un coup de coude discret de Tess en guise d’avertissement.
Madame Lopez lança un regard glacial à son fils avant de répondre :
— Je ne pense pas… que Milo ait très envie de sortir.
— Bien sûr que si ! lança Milo avec enthousiasme.
— Oh… Pourtant, tu t’es réveillé en retard et, depuis près d’une heure, tu ne montres aucun enthousiasme à ranger ta chambre. Je t’ai pourtant prévenu hier que c’était une condition pour pouvoir sortir. Tu pourrais au moins prendre exemple sur tes amis : eux, ils sont là, bien réveillés, pendant que toi, il faut presque t’envoyer une lettre recommandée pour te tirer du lit !
— Tu sais, Jordan n’est pas si différent de moi… Donc prendre exemple sur lui reviendrait à agir exactement comme je le fais déjà, répliqua Milo avec un sourire provocateur.
Madame Lopez le fusilla du regard.
— Moi, au moins, ma chambre est propre, rétorqua Jordan d’un ton triomphant… avant de se rappeler la poussière qui avait élu domicile sous son lit.
— Même si Jordan dormait dans une décharge municipale, ça ne t’empêcherait pas de ranger la tienne. Et lui, au moins, il se réveille tout seul.
— Vous savez, c’est ma grand-mère qui m’a réveillé ce matin… dit Jordan, dans une tentative maladroite pour défendre son ami, avant de regretter immédiatement ses paroles.
Madame Lopez secoua la tête.
— Vous êtes donc tous aussi irrécupérables les uns que les autres…
— Je ne suis pas comme ça, moi ! s’exclama Tess, indignée. Je suis ordonnée et organisée !
— Heureusement que tu es là pour rattraper ces deux-là…
Jordan et Milo se tournèrent immédiatement vers elle, le regard furieux.
— Milo, ta chambre ! ordonna Madame Lopez.
— S’il te plaît, maman, je vais le faire ce soir, promis ! supplia Milo.
— Si tu ne veux pas sortir avec eux, dis-leur au lieu de me faire répéter la même chose indéfiniment !
Madame Lopez se tourna vers Jordan et Tess, toujours postés à la porte. Leurs yeux imploraient silencieusement qu’elle laisse Milo sortir, juste pour cette fois. Visiblement attendrie par ces regards suppliants, elle finit par céder avec un soupir.
— Bon, d’accord… dit-elle d’une voix hésitante. Mais ce soir, tu ne dormiras pas avant d’avoir rangé cette poubelle qui te sert de chambre.
— D’accord, maman ! Merci, maman ! s’exclama Milo, fou de joie. Attendez-moi, vous deux, le temps que je me change !
Il s’élança dans l’escalier, le gravissant quatre à quatre.
— Entrez, les enfants, dit Madame Lopez. Vu l’état de sa chambre, il va sûrement mettre un moment à trouver quelque chose de convenable à se mettre. Je vous apporte un jus à boire.
— Ne vous dérangez pas, ça ira, répondit poliment Tess.
— Ne faites pas les difficiles, j’arrive tout de suite.
Jordan haussa les épaules en regardant Tess, un sourire en coin, comme pour dire pourquoi pas ? Ils entrèrent et s’assirent sur le canapé.
Quelques instants plus tard, Madame Lopez revint avec une carafe de jus d’orange fraîchement pressé et deux grands verres. Au même moment, Milo déboula de l’escalier en trombe.
— C’est bon, je suis prêt, allons-y !
Stupéfait, Jordan se tourna vers Tess et vit qu’elle serrait les dents, l’air visiblement désapprobateur.
— Mais qu’est-ce qui m’a donné un fils pareil ? murmura Madame Lopez en secouant la tête.
— Qu’est-ce que j’ai fait ? protesta Milo, l’air innocent.
— Qu’est-ce que tu as fait ?! répéta-t-elle. T’es-tu regardé dans un miroir ? Tu as donné tes vêtements à mâcher à un crocodile ?!
— N’exagère pas… Ils sont juste un peu froissés, répondit Milo avec nonchalance.
Jordan vit Tess lui faire un signe discret signifiant tais-toi.
— N’exagère rien ?! reprit Madame Lopez, outrée. Je n’ai plus envie de crier. Va te changer et redescends ici en bon état, sinon je te promets que tu n’iras nulle part !
Milo soupira et fit demi-tour, remontant à l’étage d’un pas traînant et épuisé.
— Quand il descendra, dites-lui de passer me voir. Je suis dans la cuisine. Il m’a déjà fait perdre assez de temps comme ça, dit-elle avant de s’éloigner.
— À ce rythme, on n’est pas encore partis… soupira Tess en remplissant son verre de jus d’orange.
Tess et Jordan se mirent alors à marmonner à quel point Milo était stupide, jusqu’à ce qu’un bruit de chaise raclant le sol leur parvienne depuis la cuisine signe que Madame Lopez venait de s’asseoir.
Dix minutes passèrent, et la carafe de jus d’orange était à moitié vide. Cinq autres minutes s’écoulèrent.
— Qu’est-ce qui peut bien lui prendre autant de temps, cet idiot ? grogna Tess, de plus en plus impatiente.
Jordan haussa les épaules et, enfin, Milo surgit dans le salon.
— C’est bon, je suis prêt ! déclara-t-il.
Il portait un pantalon noir et un T-shirt blanc.
— Qu’est-ce qui t’a pris autant de temps ? Tes vêtements avaient des clous dessus ? ironisa Jordan.
L’air gêné, Milo ne répondit pas.
— Ta mère a dit que tu devais passer la voir avant de sortir. Elle est dans la cuisine, ajouta-t-il.
— Ah oui, c’est vrai, confirma Tess.
— Oh… d’accord, marmonna Milo.
— Dépêche-toi ! lancèrent Jordan et Tess d’une même voix.
Milo se dirigea vers la cuisine et y resta cinq bonnes minutes supplémentaires. Jordan se demanda si sa mère le passait au scanner.
— C’est bon, on peut y aller ! déclara enfin Milo en réapparaissant.
— Ce n’est pas trop tôt… grommela Tess.
Jordan et Tess se levèrent difficilement du canapé, qui semblait les avoir adoptés, saluèrent Madame Lopez et poussèrent Milo dehors avant que sa mère ne trouve autre chose à lui reprocher.
Une fois à l’extérieur, Milo demanda s’ils avaient un programme précis ou s’ils comptaient juste errer sans but.
— J’ai pensé qu’on pourrait aller au cinéma. Il y a un film à l’affiche qui m’intéresse bien, proposa Tess.
— C’est quel film ? demanda Milo.
— Il s’appelle L’Autre Terre. L’histoire parle d’un homme qui, après une expérience qui a mal tourné, découvre une Terre identique à celle qu’il connaît. La seule différence, c’est que ce monde est rythmé par la magie et non par la technologie. Intéressant, non ? dit-elle avec enthousiasme.
"Intéressant" n’était pas le mot approprié pour Jordan. Il se disait plutôt que l’univers devait être contre lui. Depuis qu’il était sorti de chez sa grand-mère, il avait réussi à chasser de son esprit le fait qu’il devrait bientôt partir. Mais voilà qu’un film voulait à tout prix lui rappeler que, dans quelques jours, il allait changer de monde. Qu’en septembre, il ne serait plus avec Milo et Tess, les deux seuls amis qu’il avait depuis ses huit ans, les seuls qui ne le traitaient pas de fou quand son regard se perdait ailleurs, sur ce que les autres ne pouvaient pas voir, pas même sa grand-mère, ni même son grand-père.
— Eh oh, Jordan, je te parle ! répéta Tess. Tu es parti dans le monde du film ou quoi ?
— Hein ? Euh… Je veux dire, je t’écoute.
— Ah oui ? Alors qu’est-ce que je viens de dire ?
— Euh… Tu parlais du film, répondit Jordan.
— Tu vois bien que tu n’écoutais pas ! Ça fait un moment que j’ai arrêté d’en parler, répliqua Milo.
— Tu ne l’as même pas encore vu ! s’exclama Tess. Mais bon, peu importe. Où étais-tu ? T’avais la tête ailleurs.
— Je réfléchissais juste à un truc…
— Ça, on l’a bien vu, lança Milo.
Jordan regarda alors autour de lui et réalisa qu’il était debout dans un bus. Il ne savait même pas quand il était monté. C’était comme si quelqu’un avait appuyé sur un bouton pour faire avancer le temps et l’avait simplement déposé là, sans transition.
— On arrive bientôt, dit Tess.
— Où ça ? demanda Jordan, l’air perdu.
— Au cinéma… Tu es sûr que ça va ?
— Oh… oui, bien sûr… Je suis bête.
Milo le fixa avec un air presque inquiet. Ce n’était pas la première fois que Jordan agissait ainsi. Parfois, il restait de longues minutes à fixer un endroit précis, immobile, comme si son corps était vide et que son esprit était ailleurs.
— On descend ici, annonça Tess.
Les Milo et Jordan quand elle sortait du bus. Il marchèrent ensuite en direction du cinéma qui se trouvait aux 3 -ème étage du centre commercial.
—attendez moi là je vais payer les ticket dit Tess le sourire au lèvre
Elle s’éloigna alors d’un pats dynamique en direction du vendeur de ticket
—elle à l’air super joyeuse, tu ne trouves pas ? demanda Milo
—je la trouve comme d’habitude, dit Jordan
—Moi je trouve qu’elle est encore plus enjouée que d’habitude, c’est peut-être lié à ce qu’elle compte nous dire
—c’est possible. En parlant de ça tu as une idée de ce qu’elle veut nous annoncer
—non pas du tout, vu son humeur peut être qu’elle à gagner au loto et veux nous inviter au tour du monde. Répondit Milo le ton amusé et rêveur
—Ha ha ha…. si c’était le cas elle l’aurai dit dès le début dit Jordan en riant
—oui c’est possible. Il eut un instant de silence puis Milo repris. Et toi, comment tu te sens ?
—je vais bien. enfin bon j’ai aussi un truc à vous dire ce soir
—ah oui quoi ?
—je voulais que Tess soit là avec nous pour dire
—allée vas-y vous faites trop de mystère tous les deux pour tout
—en fait répondit Jordan, ce n’est pas facile à dire. en fait, je change d’école à la renté prochaine
—Quoi ! s’exclama Milo. Mais les cours reprenne dans pas longtemps et c’est seulement aujourd’hui que tu voulais nous le dire
—je ne voulais pas vraiment y aller mais ma grand-mère à dit que ce n’est pas négociable
—d’accord je vois marmonna Milo. Et tu comptes allée où ?
—Dans un internat à l’étranger, là où mon père a fait ses études. Il avait eu l’idée de dire cela parce que Gabriel l’avait raconté que c’était ça que son père lui avait dit quand il est parti. Il avait trouvé ça stupide que Gabriel ne l’ai pas demander où exactement à l’étranger. Lui il s’était préparé à répondre à la question.
—à l’étranger ?! s’exclama Milo, je m’attendait à ce que tu changes juste d’école mais tu vas carrément à l’étranger et tu attendais quoi pour nous le dire
—je ne savait pas par où commencer
— Peut-être par le début ? Salut les gars, je vais à l’étranger, ça aurait déjà été pas mal, non ?
— Milo… dit Jordan en haussant presque le ton, puis il se calma. Je suis désolé. Mais c’est aussi dur pour moi… Je vais devoir changer… dire au revoir à tout ce que je connais depuis que je suis petit.
— Ouais, mais…
— C’est bon, j’ai les billets ! Ça va, vous deux ? On dirait que tu as avalé un truc de travers, Milo, dit Tess en tenant les trois tickets dans ses mains.
Un silence s'installa.
— Hallo les gars, ça va ? reprit-elle en voyant que personne ne répondait.
— Non, rien, ça va, dit Jordan en remarquant que Milo avait détourné la tête.
— Très bien ! On prend des pop-corns et on entre dans la salle alors. Milo, tu nous invites ?
— Quoi ?! s’étrangla Milo. Pourquoi moi ?
— Parce qu’on t’a attendu dix ans avant de venir, peut-être, lança Jordan.
Milo le fusilla du regard. Jordan se dit que ce n’était peut-être pas la meilleure façon de détendre l’atmosphère.
— Bon, laissez, je vais payer, dit-il.
— Non, c’est à Milo.
— Ça va… répondit Milo en soupirant. Allons-y.
Ils se dirigèrent ensuite vers la file d’attente du stand à pop-corns.
— Et voilà ! dit Jordan. Sucré pour moi, sucré pour Milo, et étrange pour Tess.
— Ça n’a rien d’étrange de manger des pop-corns salés ! protesta-t-elle.
— Si, affirma Milo en enfournant une dizaine de pop-corns dans sa bouche.
Une fois dans la salle, ils s’installèrent au fond.
— Comme je l’avais prédit, ce film était d’une nullité indescriptible, déclara Milo en sortant du cinéma.
— Il n’était pas nul, c’est toi qui n’es pas très ouvert d’esprit, répliqua Tess.
— Non, non, il était bel et bien nul, ton film, ajouta Jordan avant d’éclater de rire.
— Rien à faire de vous deux ! Vous ne savez pas apprécier l’art !
— Si tu le dis… répondit Jordan, les larmes aux yeux de rire.
Le reste de la journée fut bien plus amusant. Ils passèrent au parc d’attractions, enchaînant les manèges à sensations fortes. Jordan et Tess se moquèrent de Milo, qui semblait sur le point de mourir à chaque tour. La soirée se termina par une série de matchs de football improvisés avec des camarades de classe qu’ils croisèrent sur le chemin.
— Eh bien, quelle journée ! Ça va me manquer, tout ça…
— Que veux-tu dire par là ? demanda Jordan à Tess, en jetant un regard à Milo, qui semblait aussi surpris que lui.
— Ah, c’est vrai, je ne vous ai pas encore annoncé la grande nouvelle… même si elle est un peu triste. Vous vous souvenez que j’ai postulé au même lycée au Canada que ma sœur ? J’ai été acceptée ! dit-elle en explosant de joie. Je suis tellement contente, je voulais vraiment y aller. C’est vrai qu’il y a plusieurs lycées de bonne qualité, mais celui-là est tellement, tellement au-dessus des autres !
— Mais c’est super, Tess ! dit Jordan avec un sourire.
— Toi aussi, tu t’en vas ? demanda Milo, d’un ton déçu et triste. Vous partez tous les deux et vous me laissez tout seul…
— Quoi ?! s’exclama Tess. Jordan, toi aussi tu t’en vas ? Quand ? Où ça ? Pourquoi ?
— Je vais dans un internat en Suisse, là où mon père a fait ses études. Grand-mère pense… et je crois être d’accord avec elle (dit-il d’un ton triste) que c’est la meilleure chose pour moi. Et elle dit aussi que je pourrais rencontrer ma mère et ma sœur…
— Tu as une sœur ?! Tu as une mère ?! s’étonna Milo. Tu nous caches encore d’autres choses ?
— Je ne vous l’ai pas dit parce que… je ne souhaite pas en parler.
— Comment ça ?!
— Milo ! s’exclama Tess. Essaie de comprendre… Il n’a pas grandi avec sa mère ni sa sœur, je suppose que ça ne doit pas être facile d’en parler pour lui.
— Tu cherches juste à lui trouver des excuses…
— Je ne veux pas lui trouver d’excuses, j’essaie juste de le comprendre.
— Milo a raison, dit Jordan. J’aurais dû vous en parler. Il y a tellement de choses que j’aurais pu vous dire depuis qu’on se connaît, mais que j’ai gardées pour moi… et…
— Ce n’est pas grave, dit Tess. Tout le monde a des choses qu’il ne dit pas forcément.
— Ce lycée commence déjà mal… soupira Milo.
— On ne sera certes pas ensemble, mais on reste amis, toujours, dit Tess avec conviction.
— Oui, bien sûr, ajoutèrent Jordan et Milo.
— N’empêche… reprit Milo en baissant les yeux, ce sera nul sans vous.
Voyant que le soleil était déjà en train de se coucher, Jordan se dit qu’il serait bientôt temps de rentrer.
— Ma grand-mère m’a dit de ne pas rentrer trop tard.
— D’accord, on t’accompagne si tu veux. Milo, tu viens ?
— Oui… marmonna-t-il.
— Merci, dit Jordan.
Ils prirent alors le bus en direction de chez Agatha. Sur le trajet, aucun d’eux ne parla. Même lorsqu’ils descendirent du bus, le silence persista. Ce fut finalement Tess qui le brisa.
— Demain, c’est ton anniversaire. Que comptes-tu faire pour la journée ?
— Oh, ça… dit Jordan d’une voix calme. Grand-mère ne veut pas que je sorte demain. Elle veut qu’on prépare mon départ, mentit-il.
— Mais pourquoi ? C’est ton anniversaire, et en plus, si tu pars bientôt, on n’aura pas beaucoup de temps ensemble, protesta Milo.
— C’est compliqué… répondit Jordan.
— Compliqué… marmonna Milo.
— Vous pouvez venir, je ne pense pas qu’il y aura de problème.
Ils prirent une ruelle et se retrouvèrent à environ un kilomètre de la maison d’Agatha. La rue était déserte. Il n’y avait ni animaux, ni même un moustique. Les seules personnes présentes étaient Jordan, Milo, Tess et un sans-abri qui avait élu domicile sur un banc dans un coin.
Soudain, Jordan vit apparaître de petites étincelles lumineuses prenant la forme de différentes créatures. Certaines ressemblaient à des papillons, d’autres à des oiseaux, et d’autres encore à divers insectes. Ces êtres lumineux volaient et tournaient au-dessus de Tess, de Milo et de lui-même. Il en vit un se poser sur Tess, d’autres sur le sol, et plusieurs sur le vieil homme allongé sur le banc. Il se demanda d’où elles pouvaient bien venir. Se demandaient-elles s’il s’agissait de Déviants ? Pourtant, même ceux dépourvus de magie pouvaient voir les créatures magiques. Or, comme d’habitude, personne ne semblait voir ce que lui voyait.
— Qu’est-ce que tu regardes comme ça ? demanda Milo avec calme.
— R-rien, répondit Jordan. Je réfléchis juste…
Ils étaient désormais à hauteur du sans-abri allongé sur son banc. Mais quelque chose avait changé. L’homme avait ouvert les yeux et les fixait intensément, sans ciller. Son visage était à moitié dissimulé par un masque chirurgical, ne laissant voir que ses yeux noirs, au regard glacial.
— Excusez-moi, les enfants… dit l’homme en se redressant lentement.
— Oui ? dit Tess en se tournant dans sa direction. Avez-vous besoin d’aide ?
Sans vraiment savoir pourquoi, Jordan ressentit un frisson glacial parcourir son échine. Quelque chose en cet homme lui inspirait une méfiance instinctive. Il ne savait pas pourquoi. Était-ce simplement parce qu’il s’agissait d’un sans-abri ? Non, impossible. Il avait déjà parlé à plusieurs d’entre eux et avait même passé l’été dernier à aider dans un refuge en lien avec le restaurant de sa grand-mère.
Alors, pourquoi cette peur soudaine ?
Peut-être était-ce parce que cet homme restait toujours silencieux, même lorsqu’on lui posait des questions. Ou peut-être… parce que ses yeux, d’un noir profond, étaient en train de virer lentement à un rouge sombre.
Lorsque l’homme se redressa complètement, Jordan remarqua que toutes les créatures lumineuses s’étaient envolées, disparaissant dans l’obscurité. Son cœur se mit à battre plus vite. D’après tout ce que sa grand-mère lui avait appris, une personne aux yeux rouges ne pouvait être qu’un vampire. Elle lui avait aussi expliqué que les vampires n’étaient généralement pas des êtres dangereux, mais qu’après la guerre du XVe siècle, leur communauté avait été divisée en deux. Certains vivaient en paix, dissimulés sous le Voile, tandis que d’autres…
Si cet homme était bel et bien un vampire et qu’il se trouvait là, hors du Voile, alors il faisait partie de ceux qui étaient dangereux.
Jordan attrapa Tess par la main et lui fit un signe de tête, lui indiquant de ne pas s’approcher. Il croisa le regard de Milo et comprit que son ami partageait ses craintes. Mais Tess, elle, ne semblait pas comprendre.
— Tu me fais mal, Jordan. Lâche-moi, murmura-t-elle.
— Ne t’approche pas de lui, je ne peux pas t’expliquer maintenant, mais il est dangereux, répondit-il à voix basse.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?
— Moi aussi, il me fait peur, ajouta Milo dans un souffle.
— Vous dites n’importe quoi. Il est là depuis plusieurs semaines et il n’a jamais posé de problème. Je lui ai déjà parlé.
— Quoi ?! Et il t’a répondu ?
— Oui, comme une personne normale.
Comme une personne normale… mais aussi comme une personne anormale.
Car l’instant d’avant, l’homme était encore assis sur son banc, à plus d’un mètre d’eux. Et l’instant d’après, il se trouvait debout, juste derrière eux.
Jordan, Tess et Milo sursautèrent violemment.
D’un geste brusque, l’homme saisit Jordan par le poignet. Sa poigne était glaciale, inhumaine.
Et d’une voix lente et glaçante, il prononça :
— Es-tu… le… fils… du soleil ?
— Quoi ?! s’exclamèrent Jordan, Tess et Milo à l’unisson.
— Es-tu le fils du soleil ? Cette fois, sa voix était plus vive, presque impatiente.
— Je… Je ne sais pas de quoi vous parlez, balbutia Jordan.
— Lâchez-le ! Laissez-nous partir ! ajouta Milo d’un ton nerveux.
L’homme resserra sa prise sur le poignet de Jordan, son regard rougeoyant fixé sur lui.
— Je t’ai observé ces derniers temps… Tout en toi prouve que tu es le fils du soleil.
— Calmez-vous, monsieur. On va vous aider, dit Tess d’une voix douce, comme si elle s’adressait à une personne déséquilibrée.
Jordan se débattait de plus en plus, tentant de dégager son bras.
— Lâchez-moi ! Lâchez-moi ! hurla-t-il, se débattant de toutes ses forces.
Mais l’emprise de l’homme était implacable. Plus Jordan se débattait, plus la pression sur son poignet s’intensifiait. Il avait l’impression que ses os allaient se briser.
Une idée lui traversa l’esprit.
S’il ne pouvait pas s’échapper par la force… il devait ruser.
Sans hésiter, il ouvrit grand la bouche et planta ses dents dans la main glaciale de l’homme, mordant de toutes ses forces.
Un hurlement strident s’éleva dans la nuit.
L’homme lâcha enfin prise, reculant d’un pas.
Jordan en profita. Il attrapa la main de Tess qui, au lieu de fuir, semblait prête à aider l’homme, et l’entraîna en courant. Milo les suivit de près.
— Mais tu es fou ! Pourquoi tu as fait ça ? Il avait juste besoin d’aide ! protesta Tess, tentant de se libérer de l’emprise de Jordan.
— Il est dangereux, cours et ne t’arrête pas ! cria Jordan sans ralentir.
— Lâche-moi, Jordan !
— Tess, ce type était en plein délire ! hurla Milo, haletant.
— Justement ! C’est une raison de plus pour l’aider !
— Il n’est pas humain ! rugit Jordan.
À peine eut-il prononcé ces mots que l’homme bondit dans les airs et atterrit devant eux en un éclair, bloquant leur fuite.
— C’est quoi ce délire ?! s’exclama Milo, paniqué.
L’homme redressa sa silhouette sombre sous la lumière blafarde des réverbères. Son regard rouge sang se posa sur Jordan.
— Je ne veux pas te tuer, fils du soleil… murmura-t-il d’un ton glaçant. Mais rien ne m’empêche de te briser et de tuer tes amis.
Jordan, Milo et Tess reculèrent instinctivement, pas à pas.
— Ne bougez pas, les enfants. Vous ne pourrez pas m’échapper. Vous êtes encore des poussins.
— Que voulez-vous à Jordan ?! s’écria Milo, cherchant désespérément une issue.
Le vampire ignora sa question, un sourire sinistre sur les lèvres.
— Si tu viens avec moi, dit-il lentement, s’adressant à Jordan, je te promets qu’il ne leur arrivera rien.
— Qui êtes-vous ? Comment êtes-vous arrivé ici ? demanda Tess d’une voix tremblante.
Le regard du vampire se durcit.
— Nous ne sommes pas là pour les questions.
— Pourquoi m’appelez-vous "fils du soleil" ? demanda Jordan, le regard fixé sur l’homme.
— Je viens de dire que nous ne sommes pas là pour les questions.
— Je suis donc censé vous suivre aveuglément, juste parce que vous me le demandez ?
L’homme poussa un soupir agacé.
— Les questions… Toujours les questions. Vous, les jeunes, vous êtes impatients. Vous ne comprenez jamais que certaines réponses ne viennent qu’après.
Il marqua une pause avant d’ajouter d’un ton plus grave :
— Tu ne t’es jamais demandé pourquoi ton père t’a emmené ici, au lieu de te laisser grandir avec ta sœur et ta mère ? Non… Lui, il t’a abandonné dans ce monde misérable, dans cette ville paumée au milieu de nulle part. Pourquoi ?
Jordan sentit son cœur se serrer.
— Tu auras ces réponses… si tu me suis, fils du soleil.
Voyant Jordan reculer d’un pas, l’homme gronda :
— Je t’ai dit de ne pas bouger.
Jordan serra plus fort la main de Tess et tendit son autre bras devant lui, prêt à réagir.
— Qu’est-ce qu’on fait ? murmura Tess, troublée. Pour le moment, on n’a encore rien… enfin, si tu es…
Jordan l’interrompit en murmurant :
— À mon signal, courez.
— Quel signal ? Tu comptes faire quoi ? chuchota Milo à son tour.
— Arrêtez vos messes basses, siffla l’homme, son regard s’assombrissant. Vous n’irez nulle part.
Mais avant qu’il ne puisse dire un mot de plus, Jordan hurla :
— PULS !
Une onde de choc sphérique explosa autour de lui.
Le sol se fissura sous la puissance de l’attaque. Des arbres furent déracinés, les lampadaires explosèrent en une pluie d’étincelles, et l’homme fut projeté à plusieurs centaines de mètres.
Tess et Milo, pétrifiés, regardaient le chaos autour d’eux.
— Mais… comment… ? balbutia Tess.
— C’est possible… ? acheva Milo, la bouche entrouverte.
— Courez ! ordonna Jordan. Vous aurez les explications après !
Sans poser plus de questions, ils se mirent à courir à toute vitesse.
Mais déjà, Jordan voyait l’homme se relever au loin.
Il tendit une main vers le sol, et aussitôt, son ombre s’élargit, se déployant en une mare d’obscurité mouvante.
Six créatures surgirent des ténèbres.
— C’est quoi ce délire ?! cria Milo, le corps secoué de tremblements.
— Continue de courir ! Ne t’arrête surtout pas ! hurla Tess.
Deux des créatures se lancèrent à leur poursuite.
L’une ressemblait à un loup gigantesque, ses yeux et l’autre était une monstruosité hybride, mi-homme, mi-taureau, c’était un minotaure.
Armé d’une hache massive, il bondit soudain, s’élevant de dix mètres dans les airs, prêt à frapper. Jordan, le cœur battant à tout rompre, leva la main, prêt à riposter mais le minotaure n’eut pas le temps de frapper que la foudre illumina le ciel et le fendit en deux parts égales. L’instant d’après, un halo de lumière venu du ciel s’abattit sur le sol, laissant apparaître Agatha le dos droit et le visage impassible.