Chapitre 4. Shirino

Par Benriya

Des sons ronds et baveux rebondissaient sur les hauts murs de la bâtisse et horripilaient Shirino depuis le début de la visite. Nikki, le soldat mystérieusement chargé de l'accueillir, mastiquait un bâton de réglisse et lui parlait de l'armurerie d'un ton monotone, à la limite de la léthargie. Tout chez lui transpirait la suffisance.

— Quoi ?

— Rien, grinça Shirino.

Nikki n'avait rien à voir avec l'idée que se faisaient les civils d'une recrue du troisième régiment. Le fossé qui se creusait entre les dires de la gazette et la réalité était gros comme celui qui séparait le ciel de la terre. En fait, Nikki était pile dans le ton des brigades spéciales. Shirino et ses cicatrices grotesques détonnaient sûrement moins dans Inugami que lui, dont le visage ne semblait posséder qu'une seule et même expression.

Au reste, Nikki était l'une des meilleures recrues de ces dernières années. Ils avaient fait partie de la même unité d'entraînement et Shirino se souvenait très bien de lui, même si l'inverse était moins vrai, notamment parce qu'il avait intégré les brigades spéciales étonnamment tôt. De plus, Nikki était nak. La magie foisonnait dans le troisième régiment quand partout ailleurs, elle restait une denrée rare. Ça avait du sens, se dit Shirino en emboîtant le pas, compte tenu des activités qu'on menait dedans.

Par les fenêtres, on pouvait apercevoir des soldats s'entraîner. Ils se mouvaient tous si vite que Nikki ne leur rendait pas justice en se traînant au travers du couloir avec autant d'entrain qu'une limace. Parfois, il s'arrêtait devant une porte, l'ouvrait et la refermait l'instant d'après en soupirant que telle ou telle pièce avait exactement la même utilité que dans son ancien bâtiment. Shirino ne pouvait s'empêcher de penser que Nikki n'avait visiblement pas reçu assez de claques dans sa vie. A tous égards, la cicatrice qui entourait son cou comme un collier était impressionnante... mais un monstre ne remplaçait jamais l'autorité d'une mère. La sienne l'avait tapé si souvent sur la tête qu'il s'étonnait lui-même de la longueur de son cou aujourd'hui. D'ailleurs, il attendait son retour de flamme, ses parents n'avaient pas encore répondu à la lettre qu'il leur avait fait parvenir après sa demande de transfert. En l'écrivant, il pouvait déjà prévoir leurs réactions, imaginer sa mère piquer une crise et son père battre en retraite en soupirant pesamment. Comme sa sœur aînée, il tenait d'elle son caractère entier, son entêtement aussi. Leur père, lui, se montrait plus pondéré et le plus jeune, Kanta, tendait de plus en plus à lui ressembler. Avec Shirino et Maho, c'était toujours du spectacle, l'un avec ses grands éclats de rire et ses facéties, l'autre avec son mordant et sa beauté que de nobles dames lui enviaient en secret quand Kanta, à côté, apparaissait comme un garçon doux et contemplatif, plus volontiers intéressé par ses livres que sa cour de récréation. Shirino ne le connaissait pas aussi bien qu'il ne l'aurait voulu, Kanta l'avait vu partir pour la cité du chien quand il était tout petit et sa nouvelle affectation ne manquerait pas de grignoter plus de son temps libre encore. Il y avait fort à parier qu'il ne remonterait pas sur Bakeneko avant des mois. C'était peut-être mieux. Même s'il n'avait pas envie de l'admettre, une partie de lui s'en trouvait soulagée. Ironiquement, faire abstraction de ses cicatrices s'avérait plus simple ici qu'en présence de sa famille ; il ne les avait visités qu'une fois depuis sa sortie de l'hôpital et avait trouvé ses blessures plus visibles que d'habitude.

Peu importe, sa mère allait vraiment le détester.

— Ton dortoir...

Nikki l'arracha à ses pensées en ouvrant si sèchement la port que celle-ci heurta le mur.

— ... et ton lit, compléta-t-il en lui indiquant son emplacement d'un mouvement de tête.

Shirino balança son sac dessus.

— Je devrais pouvoir m'en sortir.

— Hmmm...

— Nikki !

Une chevelure rousse apparut dans l'encadrement de la porte.

— Sarada ! l'imita Nikki en le pointant avec son bâton de réglisse. Qu'est-ce que tu viens faire ici ?

— Je voulais juste m'assurer que tout allait bien, s'amusa Sarada en avalant l'espace qui le séparait de Shirino d'une enjambée souple. Tu peux être tellement... Eh bien, toi.

Riant sous cape, Shirino tendit sa main que le soldat serra avec un enthousiasme rayonnant, transcendé par l'air patibulaire de son camarade. Même si quelque chose de chaleureux se dégageait de lui, les militaires devenaient de vraies commères entre eux et les ragots l'impliquant lui et Nikki ne manquaient jamais d'investir la caserne.

L'année dernière, ils avaient eu l'idée de s'introduire dans les écuries et d'ouvrir autant de boxes que possible. Des palefreniers et quelques recrues avaient dû courir après des chevaux déchaînés jusqu'à l'aube.

— Ne fais pas attention à lui, chuchota Sarada en le tirant vers lui, il est seulement vexé d'avoir été pris la main dans le sac. Le général Taneda est un vrai bec sucré, tu le savais ? Alors quelle ne fut pas sa surprise d'apprendre qu'il volait dans sa réserve depuis des mois...

— Sssss... siffla Nikki, les bras croisés. Il tapait du pied à un rythme aussi régulier qu'obscur.

— C'est pour ça qu'il est ici, poursuivit Sarada après avoir lâché sa main que Shirino serra et desserra dubitativement. Sa poigne était bien plus forte que le suggéraient ses traits doux et sa longue tresse orangée. Vois-tu, mon cher...

— Shir....

— Oui oui je sais, le corrigea-t-il tout de suite, les formalités d'accueil n'incombent pas aux soldats habituellement mais ça fait partie de sa punition. Il se charge aussi de livrer le courrier du général, de cirer son bureau...

— Sarada... le rabroua Nikki.

— C'est la vérité, éluda-t-il en s'avachissant sur le lit de Shirino, le coude appuyé sur son sac et le poing contre sa joue. Comme tu l'as sans doute déjà deviné, moi c'est Sarada Nishinoya.

Shirino lui fit un signe de tête amical.

— Ravi.

— Pareillement... Mais dis-moi, s'enquit-il en étudiant les balafres qui lui barraient le visage, comment un soldat du premier régiment a-t-il fait pour se retrouver avec de telles cicatrices ?

Shirino haussa les épaules, feignant le détachement et réprimant ses mauvais souvenirs d'un même mouvement. Ses cicatrices ne se cantonnaient pas qu'à son visage, elles barbouillaient tout le reste, mutilaient sa chair jusque dans ses moindres recoins et par-delà encore.

— Il n'a pas eu de chance.

— Qu'est-ce que c'était ? insista Sarada. Un monstre, un nak, un grizzli peut-être ?

— Qu'est-ce que ça peut vous faire ?

— Simple curiosité.

— Un nak.

— Un nak... s'étonna Nikki en fronçant ses sourcils en-dessous desquels se plissaient des billes hétérochromes, l'une était bleue, l'autre brune. Estime-toi heureux de t'en être tiré vivant.

— Nikki est toujours si dramatique... se moqua Sarada en lissant sa tresse.

— C'est la vérité, ironisa-t-il avant de tourner les talons, son bâton de réglisse serré entre ses dents. Allez trêve de blabla Kobayashi, l'entraînement démarre dans dix minutes. Sarada, tu viens aussi.

 

***

 

Le soleil de midi planait au-dessus des soldats.

Shirino détestait l'été et sa peau rougissante en était la principale fautive. L'entraînement n'avait pas encore commencé qu'il se sentait déjà desséché. Sa bouche pâteuse le ramenait à ses pires gueules de bois. Il déglutit.

La pointe de son épée en bois plantée dans le sable, il s'était appuyé dessus pendant le laïus de son nouveau lieutenant. Il refusait d'être appelé par son nom de famille ou un quelconque titre désuet et l'avait stipulé en faisant son entrée dans la zone d'entraînement. C'était donc seulement : Kenma. Un échalas avec une figure glabre et des cheveux longs et raides. Il avait l'air tranquille et ne parlait pas aussi fort que son ancien supérieur. Shirino le trouvait sympathique.

A gauche et à droite de lui se tenaient respectivement Nikki et Sarada, l'un jouait avec son épée en la faisant tournoyer devant lui, l'autre gardait ses mains croisées dans son dos mais gigotait bien trop pour qu'on puisse parler d'une posture stricte (il avait plutôt l'air d'un enfant impatient).

Perdus au milieu des vétérans, ils étaient en tout quatre nouveaux : Hajime, Kan, Rui et Shirino. Les trois premiers étaient arrivés ensemble, Shirino plus tard dans la matinée, retenu par sa visite médicale mensuelle. A part Rui qu'il connaissait de vue, les autres ne lui disaient rien du tout.

Sur le terrain, il ne comptait pas plus d'une vingtaine d'hommes. En supposant qu'il y eut d'éventuels retardataires ou tire-au-flanc, l'effectif de la brigade n'excédait pas les trente soldats. Et des brigades, le troisième régiment n'en possédait que trois, toutes supervisées par des lieutenants atypiques mais non moins reconnus par leurs pairs. Le leur n'avait l'air de rien, les bras ballants et les jambes croisées, mais si Shirino avait bien appris une chose au cours de l'année précédente, c'était qu'il ne fallait jamais se fier aux apparences.

Quand il eut fini son discours, Kenma poussa un soupir de soulagement. L'armée était une espèce de céphalopode dont les tentacules s'étendaient jusque dans les quatre coins du royaume, bien avisé, réglé et protocolisé mais cela ne l'empêchait pas d'emmêler ses appendices de temps en temps. Perroqueter le règlement intérieur des parties communes à chaque transfert était l'un de ses nœuds les plus petits mais, comme avec une pelote de laine, cela en faisait aussi l'un des plus pénibles à détricoter.

— Bien...

Un sourcil blond s'arqua sur son visage après avoir balayé son escouade des yeux, digne d'un banc de poissons morts. Il tapa fort dans ses mains et montra de ses pouces le reste du terrain derrière lui.

— Que ceux qui vivent s'entraînent.

Shirino délogea la tête de son épée du sable et entreprit de suivre le mouvement.

En un éclair, Sarada se plaça devant lui. Ses lèvres s'étaient tordues en un sourire énigmatique que Shirino devinait un tantinet sadique.

— Tu veux bien t'entraîner avec moi ?

Il lui vint un mauvais pressentiment, envenimé par les ricanements autour de lui, mais Shirino opina du chef, faisant le moulinet avec son épée pour s'échauffer. L'instant d'après, Sarada se ruait sur lui.

Kenma toussota en guise d'avertissement.

— Pas de magie, Nishinoya ! 

A cette parole, Shirino éprouva un tressaillement intérieur, un soubresaut qu'il rectifia d'un mouvement de tête. Le médecin l'avait averti des conséquences mais il n'avait rien voulu entendre. De toute façon, cela ne durait jamais qu'un instant.

Son adversaire n'était pas seulement fort, il était aussi précis, agile et rapide, économisant ses forces en le faisant danser comme une marionnette. Finalement, Sarada faucha ses jambes d'un coup de pied et le fit tomber en arrière. Le sable amortit sa chute... ou presque.

Le cachant du soleil, Sarada se pencha sur lui, suivi de près par le lieutenant qui grommelait des reproches entre ses dents. Des cheveux tantôt blonds tantôt roux chatouillaient le bout de son nez et le firent grimacer.

— Comment tu te sens ?

Kenma jeta un regard noir à Sarada qui babillait joyeusement, ce qui le fit rouler des yeux avant de se glisser jusqu'à Nikki et de lui taper dans la main.

— Ça va.

— Sarada est un malin, nota Kenma en lui tendant une main que Shirino saisit pour se relever.

Il haussa les épaules et ramassa son épée sous le regard songeur de son supérieur.

— Est-ce que tu sais seulement ce qui nous différencie des monstres, Shirino ?

Le terrain d'entraînement bruissait de gloussements étouffés et de soupirs las pendant que Kenma, imperturbable, le scrutait en attendant sa réponse.

— Je ne sais pas, notre conscience ?

Hin hin, répliqua Kenma, mauvaise réponse ! La ruse, petit, c'est la ruse la différence. Les monstres sont primitifs, instinctifs, très puissants mais aussi crédules que mon neveu de trois ans.

Intrigué, Shirino fronça les sourcils.

— Est-ce que tu comprends ? Ce n'est pas avec des actes nobles qu'on se dresse au sommet d'une chaîne alimentaire, Shirino, mais n'aie aucune crainte...

Un large sourire fendit le visage du lieutenant.

— Je vais m'assurer que tu deviennes la même petite crapule sournoise que ce cher Sarada. 

 

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