— Tu es encore allé jouer près du marais ? gronda la voix du père.
Les poings fermés posés sur les hanches, il faisait descendre son regard sur le corps couvert de boue de son dernier fils dont les yeux semblaient trouver un intérêt tout particulier à un point inexistant au-dessus de son épaule. Chikao Nanami avait beau être l'un des hommes les plus gentils du village, il avait gardé sa carrure de soldat longtemps après avoir rangé son uniforme et ses enfants, bien plus sveltes que lui, se laissaient souvent impressionner par sa masse et sa voix aussi grave qu'une trompe de chasse.
Izo, l'air contrarié, murmura quelque chose que tous prirent comme un aveu. Le rire des fermiers, le dos courbé sur leur terre résonna aussitôt et Chikao laissa tomber sa main aussi large qu'une patte d'ours sur le crâne de son fils en soupirant.
— Un jour, tu vas te faire attraper par un kappa et ça sera bien mérité. Allez, file retrouver ton frère, dis-lui que j'ai besoin de lui.
Le garçon opina du chef, mordant sa lèvre inférieure en tournant les talons. De tous les endroits où il aurait pu se rendre, il avait fallu que ses pas le dirigent droit vers son père. Réprimant l'envie de faire un détour par la rivière, il se lança à la recherche de Takeru. A l'orée de la forêt, il le retrouva occupé à abattre sa hache sur des rondins de bois. Le petit avança prudemment, s'élança au dernier moment et fut réceptionné par son aîné, qui le balança par-dessus son épaule comme leur père pouvait le faire avec les sacs de grains.
— Pourquoi est-ce que je me fais toujours repérer ? demanda Izo d'un ton boudeur.
— Parce que tu empestes la vase, petit crétin, répliqua Takeru d'une voix douce avant de tourner sur lui-même, arrachant un rire et sa mauvaise humeur à son petit frère d'un même mouvement.
Quand il le reposa, Izo failli tomber les fesses dans l'herbe tant sa tête lui tournait. Levant les yeux sur son grand frère, un sourire éclaira son visage. Pour Izo, Takeru était le meilleur grand frère que l'on puisse rêver d'avoir. Quand maman lui avait demandé s'il voulait devenir fermier à son tour quand il serait grand, il lui avait répondu par la négative, affirmant en posant son bol de lait chaud que ce qu'il voulait être, c'était Takeru. Sa mère s'était esclaffée. Kaeki, sa peste de sœur, avait soufflé en lui rappelant que Takeru était un fermier lui aussi, ajoutant que bête comme il était, il pouvait déménager sa chambre dans l'étable des chèvres. Izo avait alors quitté la table en maugréant, regagné son lit et attrapé son petit miroir pour observer son visage. Il ressemblait comme deux gouttes d'eau à leur mère avec ses traits bien dessinés, ses lèvres fines, ses yeux d'un vert aussi vif que l'herbe et ses cheveux blonds. Takeru lui, ne ressemblait ni à papa, ni à maman. Quand eux étaient blonds, lui portait ses cheveux longs et noirs, constamment ébouriffés comme s'il venait tout juste de se réveiller. Ses yeux étaient d'or, même si Izo n'en avait jamais vu. Quant à sa carrure, elle était certes plus frêle que celle du père mais Izo restait convaincu que les soldats du royaume n'avaient rien à lui envier. Et puis Takeru était spécial. C'était ce que l'on répétait dans le village depuis qu'il était tout petit.
Enfant trouvé dans les bois par les Nanami alors qu'il n'était encore qu'un nourrisson, le couple avait vu un signe du ciel en récupérant cet enfant. Une tâche de naissance en forme de croissant de lune décorait la base de sa nuque et un moine errant leur avait confirmé qu'il s'agissait d'une bénédiction d'Easima. Si Kaeki répétait souvent que la seule chose qui rendait Takeru spécial était sa capacité à se fourrer dans les ennuis, à être constamment en retard, et à donner un mauvais exemple au benjamin de la famille, Izo lui, restait persuadé que son grand frère était un être unique qu'il fallait imiter. A commencer par les virées dans le marais.
— Papa a besoin de toi.
Takeru épousseta ses mains sur son pantalon et indiqua au petit, d'un mouvement de menton, qu'il le suivait.
— Est-ce que je pourrais venir couper du bois avec toi demain ?
— Tu n'as pas école ? Maman va se fâcher si tu manques encore tes classes. Et madame Pikaro aussi.
— Je n'ai pas peur de madame Pikaro, reprit Izo en sentant le rouge lui monter aux joues. Et toi non plus, tu n'y allais pas tout le temps à l'école.
— Et c'est pour ça que je coupe du bois et m'occupe du bétail, gros malin.
— Mais c'est ce que je veux faire aussi !
Le bras de Takeru s'enroula autour des épaules de son petit frère, le rapprochant de lui d'une simple pression. Il se pencha vers le garçon, un sourire sur les lèvres et l'index levé à la manière d'un professeur.
— Toi, Izo, tu es intelligent. Plus que moi, plus que Kaeki, plus que tous les habitants de Kamitoba réunis. Tu pourrais devenir architecte, ingénieur, médecin... T'installer à Mujina ou Bakeneko. Fréquenter le roi et les princesses...
Izo se dégagea de l'étreinte, croisant les bras sur son torse.
— Non ! Je veux pas, je veux faire comme toi. Je m'en fiche d'être intelligent.
— Ce sont les gens intelligents qui façonnent le monde, Izo.
— Pff, qu'ils le fassent ! Mon monde à moi, c'est le village.
Un rire secoua Takeru qui, apercevant leur père, agita le bras pour le saluer, courant presque à sa rencontre, Izo sur les talons.
— Quand tu seras trop vieux pour travailler la terre, Izo se porte volontaire pour te remplacer papa, dit-il en désignant son cadet du pouce dont le torse se bomba de fierté.
— Pas s'il se transforme d'abord en crapaud à passer son temps à se rouler dans la boue, rétorqua Chikao. Takeru, j'ai besoin que tu apportes ce sac à l'auberge de Daiki. Ne traîne pas trop, il faut encore rentrer les chevaux avant la nuit.
***
Quand il eut déposé le sac de légumes, la cloche du temple sonnait cinq heures. Retournant dans la salle principale, aussi chaude qu'un brasier, le parfum de la bière et du ragoût agita ses narines. Kamitoba était un tout petit village perdu entre deux collines d'une province qui en était presque entièrement recouverte. Aussi, si l'on cherchait à goûter à une autre cuisine que celle de sa mère ou de sa compagne, la seule alternative était l'établissement de Daiki. Le gérant qui lui écrasait actuellement les cervicales d'une main et moulinait dans le vide de l'autre en bavardant n'était pas un mauvais bougre. Plus proche du sanglier que de l'homme, il inspirait pourtant instinctivement confiance et son caractère chaleureux avait tendance à faire que l'on s'attardait volontiers en sa compagnie. Alors, quand il lui proposa de lui servir une chope, aux frais de la maison, Takeru décida que les chevaux pouvaient bien attendre. Il prit place sur l'un des tabourets, plongea aussitôt ses lèvres dans la mousse qui débordait de son verre et son regard sonda la salle. Bien qu'il doutait fortement de cette probabilité, l'espoir d'apercevoir ne serait-ce qu'un bout de la robe de Kimiko faisait gonfler son cœur aussi sûrement que l'alcool brûlait sa gorge.
Sur la table du fond, le menuisier Emon se tenait voûté sur son verre, l'air aussi agréable que le vieux chien de son père. Un bâtard quasiment aveugle qui semblait lutter tous les jours contre la faucheuse, refusant obstinément qu'elle ne vienne l'emporter. A droite, près de la fenêtre, les frères Shoda jouaient aux fléchettes sous l'oeil ravi de Tamae. Grimaçant derrière son verre, Takeru décida de les ignorer. Son regard s'arrêta alors sur le groupe du milieu. Il reconnut les trois garçons qui habitaient la ferme voisine, Zenko qui tenait l'épicerie et Senbei le directeur de l'école mais ne parvint pas à identifier le dernier homme qui semblait capter toute leur attention.
De taille moyenne, une barbe de quelques jours, des cheveux hirsutes qu'il n'avait pas dû couper depuis au moins trois lunes, il aurait pu passer pour n'importe quel paysan du coin si ses yeux n'avaient pas brillé d'un éclat vif, presque fiévreux. Caché derrière sa chope de bière, Takeru se pencha sur le côté, cherchant à capter les bribes de conversation que le tapage habituel de la taverne laisserait filtrer.
— ... plus nombreux sur la côte, entre Mujina et Hebi ... croyez-moi, bientôt tout le monde n'aura que ce nom sur les lèvres ... déjà une cinquantaine et bientôt une centaine ... le Yūgen n'a pas peur de ...
— Nanami, viens voir par-là, rugit la voix de Rise, l'aîné des Shoda, faisant aussitôt taire l'étranger.
Ce dernier se tenait droit, un sourire éclatant sur les lèvres. Dans ses yeux brillait une lueur de défi, soulignée par la fléchette qu'il tenait calée entre son pouce et son index. Serrant les dents pour réprimer un soupir, Takeru reposa son verre sur le comptoir, glissa du tabouret et adressa un signe à Daiki. Il passa ensuite sous les yeux des Shoda, s'engageant vers la sortie comme s'il n'avait pas remarqué leur présence.
— Nanami, espèce de lâche ! Reviens ici !
Plus Rise vociférait, plus Takeru ralentissait le pas, prenant son temps pour tourner la poignée.
— Nanami, je sais que tu m'entends, Nanami !
Arrivé à la porte, le garçon se retourna, adressa un sourire goguenard aux deux frères et ... se heurta à ce qu'il pensa être un mur de briques.
— Pardonne moi gamin je ne t'avais pas vu, souffla le mur de briques.
Quatre hommes venaient d'entrer dans la taverne. Si l'étranger qu'il avait vu discuter avec les villageois aurait pu se fondre dans n'importe quelle foule, eux dénotaient par leur carrure semblable au vaisselier de sa mère. Bafouillant quelques mots, Takeru les contourna.
Ce n'est qu'une fois dehors qu'un détail le frappa. L'homme qui l'avait bousculé possédait le même sabre que son père, marqué du symbole d'Inugami.
Encore un très bon chapitre.
J'aime déjà Takeru (et Izo aussi ^^).
Les ficelles des intrigues commencent doucement à se tendre... l'aventure est sur le point de commencer! J'ai hâte de voir comment les personnages vous se rencontrer (et quand aussi).