Gwen se réveille à de nombreuses reprises. Il fait nuit noire, et le téléphone est loin d’indiquer les six heures trente qui marqueraient enfin se délivrance. Elle ne peut pas dormir. C’est la tempête dans son esprit. Elle appréhende trop de retourner au lycée.
Mais Gwen est une bonne élève. Elle sait qu’elle va y aller.
Elle ne peut pas laisser Josias gagner. Si elle n’y va pas, cette sensation de panique augmentera encore, un matin après l’autre, et elle finira juste par se noyer dans la peur d’une personne qu’elle hait du fond de son cœur.
Trente minutes avant son réveil, elle abandonne et se lève. Réflexion faite, c’est de toute façon une bonne idée d’arriver au lycée en avance. Elle pourra entrer dès l’ouverture des grilles, et se diriger directement vers sa salle de cours. Il n’y aura presque personne. Aucun risque de croiser Josias, qui est souvent en retard.
Un frisson d’horreur la parcourt lorsqu’elle se demande comment elle aurait fait si Josias avait été dans la même classe qu’elle.
Il a neigé pendant la nuit. Gwen remercie mentalement ses énormes rangers, qui, en plus d’intimider certains gêneurs peu courageux, se trouvent être parfaitement étanches. En fondant sur le béton, la neige se mue en une boue crasseuse et glissante.
Devant la grille noire, une quinzaine d’élèves sont en avance, comme elle. Voir le parvis du lycée presque vide suscite chez elle une impression de malaise. L’établissement est énorme, avec ses quatre bâtiments et son millier d’élèves. On dit souvent que ceux qui arrivent le plus en avance sont ceux qui habitent le plus loin. En parcourant les visages frigorifiés qui l’entourent, Gwen en reconnaît quelques uns. Ce sont majoritairement les internes qui doivent prendre le train chaque lundi matin.
Des têtes se tournent. C’est Lucine qui arrive. Elle porte un grand manteau de fourrure grise et des bottes noires, qui remontent jusqu’à ses genoux. Elle semble fatiguée et s’étire les bras dans un mouvement gracieux. Tout le monde sait que le dimanche est le jour de ses cours de danse.
Elle s’assoit sur un petit muret, pose son sac au sol, et plante ses yeux dans ceux de Gwen. Son regard est serein mais perçant. Son visage est neutre. Gwen se sent comme harponnée. Elle est paralysée par la surprise. Cela fait des années que Lucine ne lui a pas accordé autant d’attention. Mais que signifie ce regard ? On dirait presque une provocation, mais aucun autre signe ne peut confirmer cette hypothèse. Est-ce qu’il y a un message ? Est-ce qu’elle devrait faire un pas vers Lucine, aller lui parler ?
Pendant de longues minutes, aucune ne détourne son regard. Lucine a cet air confiant de celle qui peut se permettre ce qu’elle veut. Gwen a le souffle court et le cœur battant. Elle est emplie d’excitation, de peur et d’admiration. Elle ne veut pas briser ce moment. Elle est au bord d’une falaise, les yeux rivés sur la mer qui vient se fracasser sur les rochers, des centaines de mètres en contrebas. Elle se sent étourdie par cette montée soudaine d’adrénaline.
Le bruit du concierge qui ouvre la grille la fait sursauter. Il est trop tôt. Elle ne veut pas rompre le contact tout de suite. Lucine la regarde toujours. Elle semble attendre de voir ce que Gwen va faire. Un très léger sourire soulève désormais les commissures de ses lèvres.
Gwen frémit, de ce même frémissement qui la saisit le soir, lors de ses rituels. L’espace d’un instant, il lui semble humer le parfum de Lucine, assise à plusieurs mètres d’elle. L’odeur fugace disparaît mais l’impression demeure.
La gorge de Gwen se serre. Dans les yeux de Lucine brille un éclat nouveau. Un éclat de malice qui fait froid dans le dos. C’est l’amusement du chat qui observe la souris se débattre. Gwen se sent proie. Lucine a soif. Lorsqu’elle s’humecte les lèvres, s’en est trop pour Gwen. Elle se détache de ce regard toxique comme on s’extrait d’un marais gluant.
Elle passe la grille sans se retourner, encore sonnée. Elle imagine le sourire de Lucine derrière elle.
Un cri retentit dans l’enceinte du lycée, se répercute sur les bâtiments, et fige Gwen. C’est le cri de quelque chose d’horrible et d’insoutenable. Le cri que l’être humain ne peut produire que dans des situations de peur extrême. Et ce cri ne s’arrête pas. Sa note suraiguë vrille les tympans de toute personne à proximité. Quelqu’un a peur. Cette peur qui submerge et se transforme en panique et qui se répand en explosant dans chaque fibre du corps.
Et le cri ne s’arrête pas. Quelqu’un est horrifié. Gwen se met à courir.
Elle s’arrête net devant le bâtiment dans lequel elle était censée avoir cours ce matin. Elle est prise d’un grand froid. Elle manque de s’évanouir et se retient au tronc d’un arbre. Son cerveau n’arrive pas à comprendre ce qu’il voit. Elle peut à peine respirer.
Le cri s’arrête et se transforme en hoquet puis en gargouillement. Une adolescente inconnue est prostrée au sol, les deux mains sur le béton. À travers des larmes qui semblent incontrôlables, elle vomit une bile douloureuse. L’odeur est infecte.
Mais l’odeur vient d’en haut. Gwen ne peut pas détacher son regard de la fenêtre du troisième étage.
Le corps semble presque écartelé. Ses deux poignets sont accrochés aux rambardes par une épaisse corde noire. Son menton repose sur sa poitrine, et ses cheveux sont noircis de sang séché. Sa peau nue est recouverte de rouge et de brun, qui l’habillent d’une combinaison macabre. Une plaie béante déchire son abdomen en remontant jusqu’à son thorax. D’interminables guirlandes d’intestins en sortent, et gouttent sur le sol. Certaines semblent mises en scène, comme si quelqu’un s’était amusé à les enrouler autour du cadavre.
Son pubis est lacéré de toutes parts, et la chair en lambeau se balance doucement au gré du vent. Le corps a une carrure anguleuse et des pectoraux ensanglantés. C’est le corps d’un homme, mais seuls ces détails permettent de le deviner. L’odeur est de plus en plus insoutenable, et Gwen s’effondre à son tour.
D’autres cris résonnent tout autour d’elle. Des bruits de course, des jurons, des voix d’adultes qui hurlent d’appeler la police. Il faut évacuer le lycée.
Le visage bleui et boursoufflé semble familier. Ses yeux sont crevés, ses lèvres gonflées, mais Gwen saurait reconnaître ce monstre entre tous. Ce visage est ancré dans sa mémoire et a habité ses angoisses des deux derniers jours.
Josias est presque méconnaissable. Suspendu dans cette position christique, il semble lui demander pardon.
Une main ferme agrippe l’épaule de Gwen. Elle parvient enfin à détourner son regard de la scène. Un surveillant, l’air paniqué et tremblant, la tire vers la grille du lycée. Il faut qu’elle sorte d’ici. La police va arriver. Il n’y aura pas cours aujourd’hui.
Lorsqu’elle se retrouve à nouveau sur le parvis, un groupe d’élèves de sa classe accourt vers elle. Que s’est-il passé ? Qu’a-t-elle vu ? Il y a eu un mort ? Qui ça ?
Gwen fend la foule sans un mot et va s’asseoir dans un coin. Lucine fume une cigarette, l’air songeuse. Elle est toujours installée sur son muret.
Gwen prend sa tête entre ses mains et tente de comprendre ce qu’elle vient de vivre. Josias a été assassiné. Il a été disposé à la fenêtre du troisième étage du bâtiment C. La personne qui a fait ça a pris le temps de le placer dans une position humiliante et douloureuse. Était-il déjà mort, lorsqu’on l’a suspendu ainsi ? Qui est capable de faire une chose pareille ?
Elle sent les larmes lui monter aux yeux. La mort de Josias, en soi, ne l’affecte pas plus que ça. Mais le choc est puissant, et son cerveau relâche soudainement toutes les émotions qu’il avait retenu enfouies. Les événements de samedi lui reviennent avec force, et se mêlent à la vision effroyable du corps mutilé de Josias.
Une question boucle inlassablement dans sa tête. Est-ce que c’est elle qui a fait ça ? Est-ce que son rituel a marché, cette fois ?
Ses joues sont humides. Elle n’arrive plus à arrêter de pleurer. Elle ne hoquette pas, ne sanglote pas, ne renifle pas. Les larmes coulent toutes seules sur ses joues.
Un bruit sec de talons hauts se rapproche d’elle doucement. Des bottes noires apparaissent dans son champ de vision. Gwen lève les yeux. Lucine arbore toujours le même sourire et le même regard. Elle plonge la main dans la poche de son manteau, et en sort un mouchoir. Elle le tend à Gwen avec nonchalance.
Abasourdie, Gwen observe un moment cette main soigneusement manucurée. Quelque chose la frappe : Lucine porte toujours le même parfum. Ce parfum qu’elle avait enfant. Gwen hésite, ouvre la bouche pour dire quelque chose. Mais les mots restent coincés dans sa gorge. Elle ne parvient pas à soutenir le regard de Lucine. D’une main tremblante, elle finit par prendre le mouchoir.
Lucine lui sourit franchement, remet en place une mèche, et tourne les talons. Ses cheveux se balancent derrière elle au rythme du claquement régulier de sa marche.
Quant au retour de Lucine, on ne comprend pas non plus ! J'imagine que nous aurons les réponses dans la suite de ton histoire !
En tout cas, ça m'intrigue beaucoup et j'ai hâte d'avoir la suite, d'en savoir un peu plus !
Bonne année ! ^^
Je suis contente que l'histoire te plaise toujours, même si c'est vrai que ce chapitre est probablement un peu perturbant ^^'
Evidemment, des réponses vont être apportées petit à petit... Mais j'aime bien poser des mystères comme ça et ne pas les résoudre tout de suite !
Merci pour ton passage et pour ton commentaire !
Bonne année à toi aussi :)
Une petite ado toute fluette qui ferait un truc pareil ? Et puis pourquoi ? Parce qu'elle est au courant de ce qui est arrivé à Gwen ? Mais comment ? ;)
Toutes ces questions vont encore se poser pendant quelques temps x)
Pour ce qui est des détails de la mort de Josias, il y aura bien sûr un peu plus d'éléments dans les prochain chapitres !