Chapitre 4 : Un gros poisson

Notes de l’auteur : Salut mes petites pousses !

Je suis très contente de pouvoir vous offrir à lire le quatrième chapitre de Perce-Pierre !
J'espère qu'il vous plaira autant, sinon plus encore, que les autres. Cette fois vous retrouvez le cour et Ignace pour la suite de l'aventure.

N'hésitez pas, comme d'habitude, à me faire des retours, si brefs soient-ils ! Me signaler des fautes, m'apporter conseil, ou juste donner votre avis, car il est plus que le bienvenu.

Je vous souhaite un bon début d'automne et vous retrouve dans les commentaires et à très vite pour le chapitre 5 !

Une petite pousse.

Rassuré par la présence des domestiques familiers attroupés alentours, dont la fidèle Constantine qui l’a pratiquement élevé, Ignace se ressert du vin du pichet devant lui. Pas qu’il ait l’habitude d’être un ivrogne mais la journée a été rude et il a décidé qu’un peu d’alcool ne serait pas tout à fait déraisonnable ce soir. À côté du garçon, sa fiancée ne semble pas s’enchanter des festivités : comme lui, elle n’en a cure. Son impatience d’en finir avec cet absurde banquet est aussi manifeste que la répugnance dont elle fait preuve à son égard.

  Le garçon est déjà tombé de sa chaise une fois en essayant maladroitement d’enlever sa veste et manque de tomber une deuxième fois en traversant les souvenirs de leur rencontre le matin même. Apparemment, il ne lui a pas du tout fait bonne impression pour leur première rencontre, et il ne le fait pas plus à présent. Le visage rembruni d’Agnès le toise consterné une seconde et Ignace s’empourpre de honte de l’avoir fixé si longuement. Il ne se laisse pas souvent aller à fixer les gens qui l’entourent, c’est bien trop indiscret, mais l’alcool le rend audacieux. Ce soir, Ignace décide de ne s’embarrasser de rien ou presque, il célèbre pour lui-même la fin de son ouvrage, les devoirs conjugaux arriveront bien assez vite. Ma foi je ne vais pas passer ces prochaines semaines à me morfondre, ils veulent me célébrer qu’il en soit ainsi !

  Toute la famille d’Ignace est là, entassé autour d’une grande table dressée au poil, sa jeune tante Hélène, son vieux grand père, même des cousines dont il ignorait l’existence. Tout le monde a été invité. La fête a déjà bien débuté, en un joyeux brouhaha et pour la énième fois, son oncle lance d’une voie distincte à l’autre bout de la salle qu’il aimerait bien qu’on lui apporte un autre pichet. Heureusement il n’en n’est pas arrivé à ces extrémités, se dit-il.      

  Depuis le début des festivités, il est passé entre les mains de pas moins d’une trentaine de personnes. Tous le félicitent pour ses fiançailles, il serre une main puis une autre en souriant, contrit par tant de sollicitude.

  - Il aurait été appréciable qu’ils me montrent autant d’enthousiasme le jour où je célébrais la fin de mon manuscrit ! murmure-t-il dans un souffle en attrapant son verre.

   Un instant après et c’est la catastrophe. Il ne perd pas une occasion pour plaire à sa promise.  

  - Ressaisissez-vous monseigneur, lance sa fiancée sèchement à son adresse, après qu’il ait renversé le fond du verre de rouge sur la nappe en soie de leur tablé.

   Personne ne risque de les entendre même si sa voix est sévère, pas avec un tel tumulte autour d’eux. Ignace tente un sourire comme excuse, même s’il a l’impression dans ses yeux, de passer pour le dernier imbécile. C’est à son tour à elle de l’observer fixement, il observe son regard sourcils froncés. Elle le détaille comme s’il se pouvait qu’il la surprenne, ses vêtements, puis tout entier cueillant sa conduite avec une expression placide, manifestement pas dénuée de charme se dit-il. Depuis le début des réjouissances, elle est restée assise et conciliante, sans dépenser un mot de plus que le nécessaire de politesse.

   Ignace, lui, est submergé par toute l’agitation et le vin n’aide pas vraiment la situation, entre le ravissement de sa mère qui ne cesse de s’agiter à sa gauche ressassent sans cesse les préparations, son oncle ivre qui crie a qui voudra l’entendre que le vin est délicieux et la honte qu’il ressent depuis qu’il a renversé son verre, les émotions se nouent comme pelote de laine trop serrée. Il regrette un peu le dernier verre de vin si vite avalé quand il n’est plus capable de maintenir une conversation bien sensée avec qui que ce soit.

   Les convives n’auront pas manqué de remarquer que le banquet dressé ce soir est majestueux, sa mère s’en est assurée : assiettes en argent et verres en cristal, la nappe est en soie blanche et brodée sur ses bords. Pas moins d’une vingtaine de plats différents à disposition, il y’en a pour tous les goûts, du sucré au salé, froid, chaud, léger ou en sauce, rien ne manque. Poisson à la chair rosée et aux écailles d’argent, épicé tout juste ce qu’il faut et relevé pas du citron ; gelée en cubes transparents, nappés d’un coulis de framboises. Une pièce montée orne le centre de la table en une spirale parfaitement disposée de caramel, de sucre glace et de crème fouettée. Dans les assiettes des tranches d’un fruit à la peau charnue et douce tirant sur l’orange se dessinent en une fleur de lotus. Le épices et douces odeurs de viandes rôties embaument, à côté la purée de petit pois n’a pas fière allure et reste intouchée.

   Ignace se coupe une part de fromage et se resserre des plats disposés devant lui, un peu de chaque ; il ne sait s’il a vraiment fin ou s’il mange parce qu’il est contrarié par la tournure qu’a pris sa journée.

   Au matin encore, il a discuté avec Aloïs à la bibliothèque, d’un ouvrage sur la disparition de familles vallésiennes. D’après ce manuscrit, celles-ci ont été mangés petit à petit par le mort-bois. Mais depuis lors, le royaume semble faiblir. Les paysans s’appauvrissaient et la nourriture manque parfois plusieurs semaines durant. Le dernier hiver a laissé beaucoup de morts derrière-lui, tant parmi les Hommes que parmi les bêtes.   

   Ignace et son ami ont un différend sur les causes du problème et les recherches contenues dans le livre sont trop peu crédible pour déterminer si la disparition de ces lignées et le déclin du royaume ont un rapport ; où même si leur disparition est liée au bois. Ignace avait convaincu Aloïs qu’il mènerait des recherches sur le sujet. C’était avant de savoir qu’il se retrouverait fiancée quelques heures plus tard, ce qui compromettait quelque peu l’emploi du temps des mois à venir. Il aurait aimé pouvoir lui parler maintenant, le garçon sait que son ami lui aurait remonté le moral.

   Les nerfs tendus, Ignace fait tout ce qu’il peut pour remettre de l’ordre dans ses pensées. L’idée germe que peut-être il sera mieux ailleurs, même avec elle, qu’à la capitale… Une conclusion tirée sans grande conviction néanmoins.  

   Du coin de l’œil le garçon observe à nouveau Agnès, il se remémore en images peu claires les ruelles de Lamare ; observant tour à tour son père puis sa mère. À l’époque il logeait dans un joli château penché sur une falaise rosie.

   La chaleur de ses souvenirs lui plait, les ruelles se déploient, éclairées par un ciel lumineux. Toutes reflètent le bord de mer. Après tant d’années il ne s’en souvient que peu, mais le sentiment d’une ville plaisante où il fait bon vivre reste.

   Une fois le repas terminé et après avoir rapidement quittés la pièce, les domestiques reviennent beaucoup plus nombreux ; quelques instants leurs ont suffi pour débarrasser les tables et transformés ce qui était la salle de banquet en une magnifique piste de danse. Ignace entend les premières notes du clavicorde avant même d’apercevoir sa jeune sœur, son instrument devant elle. Tamara fait tinter les notes doucement puis plus rapidement, celles-ci résonnent dans la grande salle en un carillon particulier.

   Bien-sûr, c’est à lui qu’incombe la tâche d’ouvrir le bal, mais il n’y a pas que les mots qu’Ignace a du mal à alignés. Agnès Aquifera n’a pas l’air d’avoir envie de se ridiculiser ce soir, d’un pas assuré elle saisit la main de son futur époux et se fraie un passage entre la foule. Tous les regards se posent sur eux. La jeune femme tourne sur elle-même dans un gracieux mouvement de robe tandis qu’Ignace freine de ses deux pieds pour ne pas la heurter. Ce dernier use de tous son self-control pour paraître élégant ou au moins ne pas s’humilier tandis qu’il se place en face de sa partenaire, une main sur sa taille, l’autre contre la sienne. Heureusement, le garçon connait les gestes par cœur et n’a même pas besoin d’y penser. Cette valse fait partie des premières qu’il a appris enfant, pendant ses cours de danse. Ainsi que toutes les manières qu’un noble se doit savoir et d’appliquer à la cour. La valse est une jolie danse, plaisante. Le clappement des bottines sur le sol : Un. Deux. Trois. Un. Deux. Trois… Le frottement des tissus entre les deux partenaires.

    Le couple tourbillonne sous les lustres de cristal ; leur reflet projeté sur le sol, les miroirs et même sur le dôme de verre. On dirait qu’ils flottent.

   - À présent écoutez-moi bien, lui chuchote-t-elle à l’oreille en continuant de se mouvoir gracieusement. Votre famille comme cette capitale n’est pas très appréciée au-delà de la ceinture de cette ville et sauf votre respect je n’ai aucune envie de m’unir à quelqu’un comme vous. Néanmoins, par le devoir et pour l’intérêt du royaume, il en est ainsi. Vous m’ôterez une épine du pied en prétendant le plaisir que vous éprouvez à notre union devant nos familles mais je vous retiens de toute tendresse ou paroles inutiles quand nous sommes ensemble.

   Ignace est sidéré par tant d’amertume, il ne sait trop quoi rétorquer à l’agacement notifié. Son futur déjà si peu reluisant lui semble à présent se couvrir d’un nuage d’orage, noir et menaçant. Sa fiancée, aussi inaccessible que la lune qui transparait sur le dôme de verre au plafond, continue de mener la danse d’une main de fer.

   - Donc c’est entendu, rajoute-elle tranchante à son silence contrit.

   Sa fiancée a prononcé ce dernier mot avec un regard significatif à l’adresse du garçon et un ton définitif coupant court à toute discussion. Cette inflexion dans la voix, il la connait bien. Son père l’emploie chaque fois qu’il avait une annonce à leur faire, à lui et sa sœur. Ce même timbre dur qu’il a employé à l’annonce de leur union au matin. Agnès a beaucoup plus de points communs avec sa famille qu’elle ne le croit, se plait-il à penser. Peut-être même plus que lui.  

   Ignace a toujours eu plus de goûts pour les pages poussiéreuses et le dehors que pour les gens, et voilà pourquoi. Les livres comme l’extérieur ne demandent pas d’interaction, ceux-là remplissent leur tâche, soit en vous apportant le savoir des lignes tracées sur leurs pages soit en vous apaisant, voilà tout. Pas étonnant qu’il ait une vie social limité. Les seuls liens qu’il entretiens réellement sont ceux tissés avec sa sœur Tamara et son ami de la bibliothèque, Aloïs. Il faut dire que ce dernier n’est pas un franc bavard. Le reste de son temps, il le passe avec les domestiques à s’occuper du jardin.

   Parader à la cour comme un pantin dans un collant de soie et une tunique fourrée ? Ignace parait comme un lapin effrayé. Les festivités au château de la reine aurait fait pâlir le banquet donné ce soir. À la cour chacun joue son rôle. Le jeune homme n’a jamais eu la fibre du théâtre. Il peut rester de marbre dans la pièce se déroulant sous son nez, mais ici dans cet espace bondé, chaque sourire vaut son poids en or et en pouvoir.   

  Sous le visage neutre de l’illusion, le garçon est consterné. Dans son esprit, ce qui les entoure se brouille pour ne se concentrer que sur ses paroles. Il a besoin d’en savoir plus sur elle, plus particulièrement sur ce qu’elle a voulu dire par « quelqu’un comme lui ». Ces mots ne l’auraient pas interpellés s’il n’avait senti tant d’hostilité à leur prononciation.

   Ignace a la désagréable impression d’avoir été roulé dans la farine. Contrairement à lui, qui n’était au courant de rien encore hier, sa fiancée a l’air d’avoir été averti de leur mariage depuis longtemps déjà. Le dégout qu’elle alimente pour lui n’est pas nouveau, et celle-ci semble savoir de nombreuses choses à son sujet quand lui connait à peine la ville d’où elle vient. Cette colère ne concerne pas que sa personne, le motif est ailleurs, plus important, plus violent et plus essentiel, il le sent, et apparemment la capitale y joue son rôle.  

    Tout autour d’eux, des couples en costumes d’apparat dansent gaiement sur une ballade enjouée, à la lumière du clair de lune et d’un lustre chichement éclairé. La foule se fait dense : mer de soies, de broderies et de chapeaux. La salle de balle est digne d’un conte de fées, avec ses milles reflets et ces couleurs chatoyantes, mais Ignace ne reste pas longtemps soumis au charme du décor. Sa fiancée a vite fait de le faire déchanter à chaque reprise de pas. Elle le ballote à la façon d’une poupée de chiffon et la tête lui tourne, la fatigue a engourdi ses mouvements déjà empotés. Ignace ne fait que bousculer les couples tout autour. Pourtant, tous leur adressent leur sourire le plus sympathique ainsi que d’aimables paroles.

   Entre Agnès et le garçon en revanche, l’atmosphère est hostile. La glace qui s’immisce, comme une fine couche de givre au premier matin d’hiver, entre sa dame – il ferait bien vite de s’accoutumer à l’appeler ainsi – et lui, crispe tous ses muscles durant le reste des valses à venir.  

   Après Agnès, sa partenaire suivante parait descendue du ciel, une auréole sur la tête et des ailes blanches sont tout ce qu’il manque à son allure, la joie qu’elle propage autour d’elle est contagieuse. Ignace se laisse aller aux notes de musique. Il cesse de réfléchir aux paroles d’Agnès, il les ressassera plus tard. En revanche, le pauvre garçon qui s’est retrouvé à valsé avec Agnès semble pétrifié. Pour la troisième fois en l’espace d’une minute il manque de marché sur sa chausse et sa fiancée gratifie son successeur d’un regard noir. Ignace est soulagé d’avoir échangé leur cavalière.

 

        Ignace referme la porte de sa chambre et se laisse tomber sans élégance, à demi allongé, dans le gros fauteuil bleu nuit en velours dans lequel Constantine le bordait enfant. La soirée a été longue et il a l’impression que sa vie est devenue une chanson. Heureusement, le fauteuil est plutôt confortable. Le front appuyé contre la fenêtre fraîche, Ignace soupire et la vitre s’embue ; au dehors, c’est l’averse. La pluie remplit la rivière dans lequel les lavandières faisaient la bue cette après-midi. Le cours d’eau est noir, et dans la nuit le garçon a du mal à le discerner. On dirait qu’il ne déborde pas encore, et il vaudrait mieux, sinon les récoltes risquent d’être déracinées par son flot et les paysans n’auront plus rien à en tirer. Après un été plutôt sec et sans pluie l’on pourrait croire que toute cette eau vivifierait les plantations mais la boue menace et l’eau déborde déjà des sols, gonflés par le surplus. La ville ne supportera pas un hiver difficile de plus.   

    Pour voir au dehors, il rapproche encore son visage et bientôt son nez se colle au carreau, le visage à moitié déformé. D’ici, la vallée balayée par la pluie se dessine imprécise. On l’imagine à peine derrière les hauts remparts d’Aleria. Ignace la considère avec plus d’attention que d’habitude. Hormis pour les recherches qu’il a effectué plus jeune sur les populations, il n’est jamais sorti de la citadelle, mais cette vue, l’entrée du mort-bois qui marque le début de la vallée, il la connait dans ces moindres détails. Le mort-bois s’étend sur des terres immenses jusqu’à plusieurs lieux au sud d’ici, sans fin. Même les montagnes ne l’arrêtent pas vraiment. Il est si étendu que l’on retrouve parfois des promeneurs de bourgs très éloignés d’Aleria aux portes de la ville. Ceux-là tellement affaiblis et rendu fous par le bois qu’ils ne se souviennent plus de leur identité.  Mais c’est le sort réservé aux plus chanceux car le plus souvent, ceux qui s’aventurent entre ses troncs n’en reviennent pas.     

   Le mort-bois n’est pas terrifiant pour autant, il évoque plus une vieille et ancienne forêt qu’un labyrinthe maléfique. Ses troncs sont assez grands et espacés les uns des pour former de larges couloirs couverts de mousse vert sombre. Des champignons au chapeau bleuté coiffent les noueuses racines des arbres bien feuillus. De petites fougères, des plantes remarquables et fleurs propres au bois s’y blottissent depuis des siècles. Bien sûr, si Ignace la connait du dehors, il n’a jamais mis un pied dans ce vert ombragé.   

   Les chansons racontent, qu’une fois dans le bois la folie vous emporte en murmures, que l’eau qui s’y écoule assèche vos reins jusqu’à ce qu’une odeur putride vous sorte en rots par la bouche. De même, plusieurs couplets chantent les maux d’hommes enfermés depuis l’âge de pierre dans des cercles de troncs, sans aucune échappée possible. Malgré tout, le bois attise sa curiosité depuis petit. Et sur ce siège indigo, il se rappelle les comptines de sa gouvernante. Toutes dessinent le portrait de sorciers et sorcières maléfiques habitants le bois. Même s’il n’est vraisemblablement pas possible qu’on y vive un jour, il se demande si des peuples s’y sont par le passé rassemblés, ou bien s’il se peut qu’il soit habité dans un coin reculé et moins toxique. Le mort-bois forme somme toute une très bonne carapace contre toute chose au dehors, protégeant quoi qu’il s’y passe à l’intérieur.

   Le garçon aimerait pouvoir parcourir, feuilleter, et remâcher le livre sur les forêts du royaume qu’il a oublié sur la table entre deux rayonnages au matin. Il avait eu du mal à le trouver celui-ci ! Il faut dire que ce n’est pas le livre le plus emprunté de la bibliothèque, lui seul a sûrement lu ces collections sur la dernière décennie. Ignace est sûr et certain que le petit ouvrage concernant le mort-bois ne lui a pas encore tout révélé. Et aussi absurde que cela puisse paraître, même pour lui, il a l’intuition que la colère d’Agnès à un rapport avec le sujet. Le problème c’est que le rayon sur les bois n’est pas bien renseigné, les légendes racontées par des paysans rendus fous par les écorces, ne constituent pas des livres.  

  Dans la petite cheminée, le feu allumé par un domestique dans la soirée, dont il ne reste que des braises à présent, réconforte le garçon. La pierre est encore chaude. Dans son fauteuil, il resserre ses jambes contre lui et continue d’observer au dehors encore quelques instants.

   Trois jours plus tard, et Ignace n’a pas recroisé sa fiancée une seule fois. Pourtant le château n’est pas très étendu. Avec ses deux petites tourelles, ses quelques escaliers et seulement trois niveaux sans compter les cuisines, il aurait dû, sinon la croiser, l’apercevoir. Ignace en déduit que si lui la fuit, après leur échange houleux, elle ne doit pas le chercher non plus. Il ne se donne plus la peine de comprendre pourquoi, cette situation lui convient parfaitement. S’il peut en être ainsi jusqu’au mariage alors il n’en sera que plus ravi. Néanmoins, il passe de très mauvaises nuits depuis l’annonce de leur épousailles. Il remarque en voyant passer son reflet dans le miroir ses traits tirés, ses yeux en forme d’amande sont cernés par deux creux bleuis, comme sa sœur ses pommettes hautes forment deux angles qui creusent ses joues comme deux écuelles. À la différence que son visage à lui est pale et très irrégulier.

   Rien ne s’arrange dans l’après-midi, quand la digestion fait son effet. Les paupières lourdes, il décide de se rendre à la bibliothèque ; s’il ne peut fermer l’œil, autant occuper son temps le nez dans un livre. Ignace se réfugie dans le travail et fouille les étagères une par une. Les recherches sont interminables. À l’exception d’ouvrages sur les différents bourgs de la vallée : les plantes qu’on y trouve, les mœurs des habitants et la quantité de bétail qui y est élevé, rien ne concerne directement les bois qui s’y trouvent, et encore moins le mort-bois. Ce sont surtout des livres de compte, dans lesquels chiffres et taxes courent à travers les pages.

  Après quelques heures, Ignace a bien relu quatre fois le seul petit journal qu’il ait sur le mort-bois ainsi que les contes et légendes pour enfant trouvés, mais rien n’indique la présence de peuples, ni même de vie, à l’intérieur. Rien non plus sur les populations disparues. Les informations répertoriées ne sont que très sommaires. Après avoir insisté plusieurs fois pour accéder aux archives de la bibliothèque royale, la réponse est toujours la même :  « Seuls les censeurs, les archivistes, et quelques maîtres de l’École d’Aleria peuvent accéder aux archives. Si vous n’êtes pourvus d’aucun de ses titres vous pouvez aller quérir une dérogation au bureau des dérogations au sixième étage, bureau soixante-trois. Monsieur. » Le tout étiré, sur un ton laconique.

   Naturellement, il aurait été plus facile d’insister auprès d’Aloïs, peut-être aurait-il pu le faire rentrer par un des nombreux passages vers les sous-sols, verrouillés par des grilles. Mais ce dernier n’est pas là. En fait, Ignace ne l’a pas vu depuis qu’il est arrivé alors qu’il a arpenté la bibliothèque déjà six bonnes heures durant. Curieux. Pas qu’il n’ait pas le droit de quitter l’endroit, mais c’est ici qu’il étudie, mange et dort. Tous deux ont l’habitude de se retrouver l’après-midi devant une tasse de thé pour discuter ensemble. Aujourd’hui Ignace en aurait bien besoin, c’est qu’il a beaucoup à lui dire ! Bredouille, il rentre au château comme il en est parti, les mains vides.    

 

   Il décide de faire un détour par le marché pour se changer les idées. Une étale en particulier attire son attention. Un marionnettiste y vend tout un panel de pantin et marionnettes en tissus. Derrière son échoppe, il manipule deux poupées de chiffons, l’une plutôt petite aux longs cheveux bruns l’autre vêtu de l’armure de la garde royale, celle des Aquilas, reconnaissable à son sceau représentant un aigle. La foule se presse pour assister à la représentation. L’une des deux marionnettes est doté d’un don très particulier, un don disparu depuis bien des années maintenant, celui de régénérer les plantes.   

    « Et je sauverai ce beau royaume en soignant son arbre-bijou ! ». Tous s’empressent d’applaudir avec admiration. La légende, Ignace l’a déjà entendu, contée par Constantine. Elle raconte l’histoire d’une population capable de soigner les végétaux par leurs chants, sauvant le royaume d’un terrible destin en soignant l’arbre sacré. Une fable pour enfant pense-t-il, ces dons-là n’existent pas dans ce monde, ou plus depuis longtemps. La grande guerre à fait disparaître de nombreux pouvoirs, bien avant la naissance d’Ignace et même avant elle, on n’a jamais prouvé l’existence de ce genre de magie. En vérité, elle n’a pas fait disparaître que des dons, beaucoup d’arbres-bijoux ont disparue également, brulés pendant les combats, ce qui a eu comme résultat une famine sans précédent. Beaucoup de bourgs dans la vallée, dans les plaines d’Est et d’Ouest et dans la montagne n’avaient plus de quoi prospérer.  La vie s’en est allée quand l’écorce de l’arbre de leur village s’est transformée en cendre.  

   Celui d’Aleria néanmoins n’a pas brûlé, il prospère dans les jardins privés du château royale, entouré par une immense enceinte, si bien que seule la royauté en profite.

  À présent, grâce à de nouvelle méthode, techniques et outils, les villages ne dépendent plus autant de la nature mais depuis quelques années les cultures sont mauvaises. Le commerce n’a jamais été si fleurissant qu’une génération avant lui et qu’entre les mains de son père, mais le dernier hiver a eu raison même des meilleurs. La famille d’Ignace ne fait partie de la noblesse que depuis deux générations. Son grand père, Éphrem Tialis, est devenu le plus grand négociant du royaume en commerçant du poisson avec le port de Lamare. Par étonnant qu’aujourd’hui, Ignace soit promis à la fille de la famille Aquifera.

  Le marionnettiste est en train de ranger ses pantins quand Ignace s’approche pour lui parler.

  - Excusez-moi.

  - Oui mon garçon, répond-t-il gaiement.

  - Le peuple de la légende, celui dont vous parliez toute à l’heure. Vous pouvez m’en dire plus ? Hésite-il l’air sérieux.

  - Ce ne sont que des contes pour enfant fils ! S’amuse le marionnettiste en lui tapant l’épaule.

  Voyant qu’Ignace insiste du regard, il rajoute :

  - Si tu veux mon avis, tu ne te poses pas les bonnes questions, chuchote-t-il l’air de rien. Quand tu sauras quoi demander, cherche du côté des domestiques.

  Sur ce, il remballe sa caisse en bois et disparais derrière les bâtisses.

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