Ils la regardent du dessus comme du dessous, l’encerclant des racines à la feuille. Une semaine, deux, trois. Les jours passent et se ressemblent. Hazel piétine le lichen, la caillasse et la terre humide à pied ou à cheval et la forêt fait de drôles de grimaces vertes. Le bois humide et dense laisse à peine passer l’air, si bien que la jeune femme transpire dans sa modeste robe en laine grise. Trois soirs exactement qu’elle ne se nourrit que de plantain et de houblon, ou de fourmis volantes les bons jours. Son ventre bourdonne et ronfle. Elle aimerait bien dormir.
Ses cheveux maintenus serrés en un tissage de boucles la font suer à grosses gouttes, ça dégouline le long de sa nuque. Le temps s’étire comme du caoutchouc et l’épuisement la gagne. La jument elle aussi piétine entre les branches mais malgré ça, ses sabots lourdement ferrés battent le sol à vive allure, et les deux compagnonnes filent à travers le mort-bois.
Bien sûr, Le nom donné à cette forêt n’est pas anodin, les individus qui y entrent en ressortent rarement vivant. En revanche, elle n’a rien d’un cadavre ! Le mort-bois est bien vivant et prolifère chaque année vers les terres de la vallée, ingérant les pâturages et cultures des pauvres paysans. Aucun bourg n’a été assez fou pour s’installer près d’ici, mais s’il continue à courir les champs il se pourrait bien que les villages aient bientôt le diable à leurs trousses.
La forêt défile sans que jamais Aconit et Hazel n’en sortent. À croire qu’elles ne progressent pas d’un iota. Autour, les arbres se sont allongés et colorés d’une teinte de plus en plus sombre, leurs feuillages bruissent vigoureusement. Il n’y en pas de tels dans le bois où Hazel a grandi, et celle-ci s’y jumèle difficilement, ils lui résistent aussi farouchement que les feuilles s’agitent. Quand toutes commencent à tomber dans les bois attenants, le mort-bois semble s’en recouvrir pudiquement, ni oiseaux, ni écureuils sur leurs branches racornies.
Hazel franchit de hautes fourrées débouchant sur un sentier plus dégagé, ce qu’elle pense. Un arbre goliath géant leur coupe la route, son tronc à lui seul est plus grand qu’Hazel et sa jument. Son écorce lisse est terne, presque mauve, recouverte par la mousse et les champignons dont les chapeaux se déploient en cercles réguliers. L’arbre doit être tombé longtemps auparavant, se dit-elle. En effet, il creuse un sillon où une eau bioluminescente s’écoule, se réverbèrent sur les arbres alentours. Quantités d’algues s’agglutinent en masse enveloppant quelques racines de l’arbres. Le spectacle est ensorcelant, elles semblent se mouvoir ensemble comme une armée, disposés en escadron prête à creuser un plus grand fossé. Les algues dansent, remuent, ballotent leurs azures tentacules au gré du courant. Hazel s’arrête à quelques pas du cours d’eau et s’accroupie pour les observer de plus près. Avant qu’elle n’ait finis son mouvement toutes disparaissent et s’enfoncent dans la boue tout de go. La jeune femme fronce les sourcils, un peu déçu de n’avoir pu s’enquérir du ballet plus longtemps. Chaque fois c’est la même chose, les espèces inconnues lui remue la tige.
Elle n’a pas le choix que de contourner son tronc, elle remonte sur sa jument et s’enfonce à nouveau dans bosquets. À l’image de noueuses pelotes, les racines s’entrelacent entre les sabots d’Aconit, ce qui ne facilite pas la traversée à cheval, qui allonge le pas. Il est temps de manger un peu et de dormir quelques bonnes heures. Son corps lui pèse, ses muscles sont rabougris, ils ne la portent qu’avec difficulté et la chaleur lui fait tourner la tête.
En descendant de sa monture, Hazel enlève les gants en cuir de caprin que Neven lui a prêté pour le voyage et lui caresse l’encolure. Son crin, comme les cheveux d’Hazel, est poisseux. On les confondra bientôt avec des fucus. Elle a du mal à marcher après une journée passée à califourchon sur son dos, ses cuisses frottant le cuir de la selle. Et malgré les gants prêtés par le garçon, ses cloques la brûlent chaque fois qu’elle doit tenir la bride. La jeune femme relève ses mains devant son visage et les contemples songeusement, ce soir plus que jamais son jardin lui manque. À quand remontait la dernière fois où elle s’était vraiment jumelée à une plante ? Dans cette forêt c’était impossible. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir tenté la chose ; elle avait passé plusieurs matinées les premiers jours à essayer de faire courir leur énergie à travers elle.
À partir des jours suivants, la lumière décline vite. En début d’après-midi, la jeune femme n’a une vue vraiment claire que sur une dizaine de pas devant elle. Elle et Aconit avancent à tâtons même si cette dernière a l’air d’y voir plus net qu’elle. La jeune femme sent la terre qui s’enfonce sous leur poids, de plus en plus. Ça devient presque marécageux et les sabots d’Aconit sont avaler par la boue à chaque foulée. Elle descend pour alléger la charge et prend quelques sacs sur son dos. Quand Hazel relève les yeux du sol et observe le spectacle, tous les soirs le même, elle est surprise que les heures soient passés si vite. De petites graines poilues et blanches aux longs cils soyeux virevoltent à travers les troncs. La forêt neige ; de la ouate, des moutons et des paillettes, ou presque, recouvrent la terre poreuse ; ça spore dans tous les sens et Hazel toussote de plus belle. Nom d’un pissenlit ça c’répand comme de l’hyphe dans la trachée ce pollen. Une fois la pluie en poudre tombée, le couchage est tout trouvé. Plus qu’à s’y pieuter !
La jeune femme laisse tomber son sac de ses épaules, chargé à s’en faire une coquille. Aux alentours du village, elle a cueilli toutes les plantes et fruits qu’elle pouvait trouver avant son départ et réuni quelques duvets et flasques de cuir qu’elle a rempli d’eau. Malgré tous ses efforts, ses réserves sont déjà presque épuisées. La faim la tenaille. Elle s’oblige à se rationner en mangeant ce qu’elle peut trouver dans la forêt, partageant avec Aconit. Si la mousse le recouvre, l’herbe manque cruellement dans ce bois.
Elle s’allonge avec flegme sur le coussin cotonneux que lui offrent les moutons de pollen. Les pieds débarrassés de ses bottes, elle caresse son couchage de ses cinq orteils ; son lit de fortune lui chatouille les talons. Les mains d’Hazel sont un peu engourdies, la chaleur décline aussi vite qu’elle augmente au petit matin. Suffocant le jour, et glacial la nuit ; entre les racines et le peu de lumière, ce bois est une purge.
Hazel s’enroule de plusieurs laines, recroquevillée au dedans. L’odeur qui s’en dégage n’est pas déplaisante, un mélange de bois de cheminée et de la tisane cuisinée par l’oncle Quinn, « le festin de baba » : lotus, framboises et groseilles sauvages. Une vieille recette de feu sa grand-mère à lui, héritée d’âge en âge. Il l’a ainsi apprise à Hazel, avant même qu’elle ne déchiffre le moindre mot. Cette décoction n’est inscrite nulle part, les histoires et leçons sont transmises oralement. Pas qu’ils n’aient pas accès à l’encre ou au papier, s’ils le voulaient ils le pourraient, mais la parole et les chants ont une place fondamentale dans la transmission des uvulants. Tous comme leurs pouvoirs, personne n’en a jamais noté le moindre procédé.
L’ordre et la quiétude règnent ; tout est bien en place. Les bruitages de la flore ont cessé, et si la faune pisse sur la mousse en un léger glou-glou, les plantes n’émettent plus même un bruissement. L’arôme si particulier de ce qui lui semblent être des perrobecs, non loin d’elle, diffuse son parfum alentours. La jeune femme s’étonne de voir une fleur pareille ici. Elle sait cette forêt peuplée de plantes inhabituelles, étrangères au climat du royaume – son ramage serré aussi couvrant qu’une serre - mais la plante ne semble pas tout à fait s’intégrer non plus dans le décor du bois. Sa magnifique floraison rouge et jaune ornemente la forêt, offrant une plaisante tête de lit à son couchage. Les feuilles alternes, d’ovales à lancéolées, s’installent au bout des tiges sur de longs pétioles rougeâtres.
Hazel se remémore quelques berceuses que son oncle lui fredonnait, assis sur la laine tressée de son couchage. L’une d’entre elles lui revient, une chansonnette contant la légende d’un croisement insolite réalisé par des uvulants voisins de leur vallée. Ses lèvres remuent silencieusement tandis qu’elle se la remémore et de la buée sort de sa bouche.
Perrobecs en boue, le mort-bois orange bouturé en boussole
Avertisseur des végétalisés, en loupiote bouclée la trace à piloter
Pied en foulard ou patte en pantoufle
foule le rhizome en écailles façon bourgeon
Dressé à l’œil sur nos chaloupes en souche
couche la croupe près des pollens en mouche
Façon luciole sur ta carriole tige, marche sur l’oursin rougi
Excroissance osseuse du végétal rubis
Semer des tentatives, semer des mycorhizes
à la sémantique frottée
Direction la terminaison cueillie
des greffes graines à l’extrême cimée.
La voix du vieil oncle tinte clair dans ses souvenirs. Enchantée de la moquette sur laquelle elle s’est allongée, Hazel bouillonne d’un optimisme nouveau, est-ce dû à la berceuse que Quinn lui chantait ?
La tête lui tourne quand elle aperçoit les branchages s’étirer au-dessus d’elle. Les vapeurs de perrobecs l’empêchent de correctement respirer. Elle a beau inspirer, mâchoire ouverte à quatre-vingt-dix degrés, rien n’y fait. Hazel tente de lever son bras pour reprendre les rênes d’Aconit, sans succès. Sa jument remue dans tous les sens et fait voler les pollens autour d’elle. Un picotement douloureux envahit ses joues, suivi d’un tintement puissant l’assourdissant. Rien à faire, sa vue se trouble sur une pluie de feuilles en perte d’altitude.
Hazel rêve qu’elle vole, c’est tout comme. La caresse du vent fait onduler sa courte tignasse châtaine et bouclée ; les mèches sur son visage l’empêchent d’examiner le décor qui l’entoure. Le soleil se réfléchit sur ses cheveux, d’habitude plutôt ternes et froids, et son or s’y reflète comme les blés au mois de juin. Elle sent ses restes d’été dans son cou. Sa paume se lève et caresse le courant, elle inspire, puis ses pieds quittent la rive.
La chaleur n’est pas désagréable. Comme un coq en pâte, elle a l’impression d’être empaquetée dans du coton. Est-t-elle devenue l’une de ces chenilles enfermées dans une soie longuement filée l’hiver, prêtes à s’envoler, leurs nouvelles ailes défroissées ? Elle aime l’idée qu’elle pourrait exister à l’état de chrysalide. Mais ce n’est rien d’aussi doux que ça. Avant cette quiétude, où étais-tu Hazel ? Ce n’est ni la vallée, ni la cabane de Quinn, elle en est certaine. En pensant à cela son ventre se serre, elle a un pressentiment étrange ; comme au moment d’avaler une nouvelle sorte de champignons. Étrange comparaison.
Son cerveau semble avoir été grignoté par des mulots. De tout petits rongeurs se délectant de leur trouvaille. Et la pêche est bonne ! Pas un souvenir ne remonte à la surface.
Ses doigts remuant légèrement les uns contre les autres trahissant son agitation, les jours passent et c’est la seule chose qu’elle parvient à remuer entre deux hallucinations ; tandis qu’elle le sent, des ombres s’affairent autour d’elle. Ou bien est-ce le fruit de son imagination ? Hazel fouille sa mémoire, creuse ses souvenirs. Rien. Ça cervelle en bulbe est la définition du néant.
Pas de velours sur sa gauche, lourd et sourd : klon klon klon klon klon klon. Six pas. Rien ne se dessine vraiment exceptée le son rond et gras du phénomène qui l’approche. Et c’est l’odeur de terre qui vient ensuite, et la langue devient pâteuse, ça sent fort. La boisson coule amer et rance dans sa gorge. Le rythme reprend, plusieurs fois. Hazel angoisse de ne plus pouvoirs bouger, elle n’arrive pas même à soulever une paupière, la boue lui colle l’œil. Le vide dans les jambes, le vide dans le ventre, elle pourrait s’envoler. En revanche les mains sont liquides, liquide et collante, huileuse et gluante, au mouvement de ses doigts elle le sent.
Le parachute du plexus solaire ne se déploie pas correctement, raidi comme une vieille branche. Le liquide sur ses doigts s’assèche, de même sur les plis de sa paupière qui craquèle. Curieusement, si la vapeur dans lequel elle baigne avait une couleur elle se colorerait en prune, elle en est persuadée. Hazel à le mal de l’envers, elle a l’impression de tomber en permanence, libéré de toute équilibre. Nom d’un d’une racine que m’arrive-t-il ? La jeune femme en arrive à se demander si sa peau est devenue transparente.
Si celle-ci se trouve à un endroit c’est dans le floue, elle ne compte plus les jours. Un grand noyau d’obscurité. Il suffirait de se réveiller voilà tout, de sortir de ce sommeil incroyablement lourd. Mais endormie elle ne l’est pas, Hazel réfléchie beaucoup trop pour dormir.
Et la transe recommence, à nouveau elle sombre dans un macrocosme chaotique et flous.