Lise fixait anxieusement l'horizon aux côtés du reste de l'équipage, serrant à s'en blanchir les phalanges le bord du bastingage. Des murmures inquiets s'élevaient parmi les marins médusés, tandis que le capitaine, alerté par le tumulte à l'extérieur de sa cabine, donnait des ordres dans une flopée de jurons. Sourde à l'agitation autour d'elle, Lise, dont les yeux noirs reflétaient les éclats bleus du désastre à l'horizon, se tenait impuissante.
Elle ne parvenait plus à distinguer l'ombre de l'île où s'était aventuré Aaron. À la place, des milliers de traînées bleues illuminaient le ciel nocturne. Comme un orage lointain, les nuages étaient régulièrement déchirés par des éclairs vifs et bleutés, ponctués de profonds grondements. Dans d'autres circonstances, elle aurait pu apprécier un tel spectacle, mais plus les minutes passaient, plus son anxiété grandissait.
Au bord des nerfs, elle entendit alors le capitaine, qui s'était mis un peu à l'écart, en grande conversation avec son second. Ils partaient dans de tels éclats qu'elle n'eut pas besoin de s'approcher pour comprendre ce qu'il se tramait. Ils tentaient de déterminer s'il convenait d'utiliser leur unique chaloupe de sauvetage pour secourir les mineurs. Elle constata avec dégoût que leur seule préoccupation concernait les répercussions éventuelles auxquelles ils pourraient faire face si les étrangers ne revenaient pas sains et saufs de cette expédition
Bouillant de rage, elle commença à se diriger vers lui à grandes enjambées lorsqu’un mouvement parmi les nuages attira son attention. Des silhouettes se dessinaient à travers la brume, révélant le retour des premiers rescapés. Le cœur battant la chamade, la jeune tête brûlée fut déçue lorsqu'elle reconnut l'uniforme en cuir noir des étrangers.
Elle n’était pas la seule à les avoir remarqués, et de nouveau le navire fut secoué par les cris soudains des marins qui s’exclamaient et pointaient du doigt les survivants qui s’acheminaient lentement vers eux. Mais Lise sentait comme une poigne lui étreindre de plus en plus le cœur au passage de chaque personne. Aaron n’était pas là. Ce ne fut que lorsqu'elle l'aperçut parmi le dernier groupe qu'un soupir de soulagement s'échappa enfin de ses lèvres
À peine le jeune garçon eut-il le temps de poser pied à terre qu’une ombre se jeta sur lui et le serra de toutes ses forces.
— Aïe, aïe, Lise, doucement, se plaignit le jeune homme, le souffle coupé.
— Tu n'es pas blessé, tu vas bien ?
Elle s’écarta et l’inspecta dans tous les sens, palpant les parties de son corps, comme pour s’assurer que tous ses membres étaient encore là.
— Si, justement ! s'exclama Aaron au moment où la jeune fille commença à toucher son bras blessé.
Lise le relâcha aussitôt et grimaça en voyant l'état de son bras qui prenait à présent des couleurs oscillant entre le violet et le jaune.
— Tu vas avoir un sacré bleu…
Ce n'était pas seulement son bras ; l'adolescent arborait plusieurs coupures dissimulées sous une épaisse couche de poussière, et des débris collaient à cause de la transpiration. Sautant d'un pied, Lise finit par poser la question qui lui brûlait les lèvres.
— Que s'est-il passé là-bas ?
Aaron ne répondit pas tout de suite, à la grande frustration de la jeune fille qui dut attendre qu’il finisse d’enlever son équipement.
— Aaron ?
— L'île s'est effondrée, finit-il par dire sobrement.
Lise écarquilla les yeux. Même si elle s'y attendait, c'était la première fois qu'elle assistait à ce phénomène. Toute personne vivant sur le cercle extérieur savait quel destin attendait les îles célestes ayant perdu leur pouvoir de lévitation. C'est pourquoi le travail des mineurs était aussi périlleux, et rares étaient les personnes qui acceptaient de travailler sur des îles montrant des signes d'instabilité.
— C'est la première fois que tu assistes à un affaissement ?
Aaron hocha lentement la tête et s'assit mollement contre le bastingage. Sur une trentaine de mineurs, seuls une dizaine s'en étaient sortis. En regardant autour d’elle, Lise put voir la mine grave des marins. Elle posa une main réconfortante sur l’épaule de son ami, toute son exubérance habituelle envolée. Aaron lui raconta du mieux qu'il put ce qu'il s'était passé, même si ses explications étaient décousues, l'adolescente put imaginer l'épreuve que son ami venait de parcourir. À la fin de son explication, le silence s'installa de nouveau entre eux, leurs regards étaient inévitablement attirés vers le lieu de l'accident.
Les minutes défilèrent, et sachant la faible probabilité de voir surgir un retardataire après tout ce temps, l’ordre de rentrer fut donné. Les trois étrangers et le capitaine s’étaient enfermés dans leur cabine respective, au grand désintérêt de Lise, qui essayait tant bien que mal de remonter le moral d’Aaron. Le vaisseau évolua lentement sur le chemin du retour dans une atmosphère morne et silencieuse.
Elle quitta le chevet de son ami et récupéra à l’aide de la perche télescopique des pierres de lévitation. Aaron n’avait pas réussi à récupérer le filet contenant les pierres minées, ni sa pioche d’ailleurs. Elle ne souhaitait pas rentrer complètement bredouille à la colonie. Le navire progressait sans heurt sur la brume de nuages. Le calme après la tempête, songea Lise, qui s’était arrêtée pour apprécier la légère brise qui s’était levée, faisant gonfler les voiles et grincer les gréements du navire. Elle leva les yeux vers l’immense mât central, essayant d'ignorer la petite voix au fond d'elle qui lui criait de grimper. Non, elle devait se contrôler ; Aaron avait eu assez d'ennuis pour ce soir. Elle constata d'ailleurs que le jeune homme s’était endormi. La pression et l'adrénaline enfin retombées, il avait dû sombrer dans un profond état de fatigue.
Lise sourit et s’accouda contre la balustrade, le menton encadré par ses deux mains. Au loin, l'horizon s'éclaircissait, les étoiles s'éteignaient une à une, et les premières lueurs du soleil transperçaient la fine membrane de nuages, diffusant une douce lumière blanchâtre. La jeune fille profita de la caresse des premiers rayons de l’aurore sur son visage, bannissant les derniers rémanents de fraîcheur de la nuit.
L’agitation sur le pont la tira de ses rêveries. Derrière elle, la colonie se dressait grande et froide au-dessus du vide. Des centaines de petites bâtisses aux murs blancs s’étaient empilées les unes sur les autres sur le relief inégal de l’île flottante, d'où s'élevaient plusieurs feux de cheminées. La ville s'éveillait en même temps que le soleil. Pas un pouce d’espace n’avait été épargné ; là où il n’y avait pas d’habitations, d'immenses entrepôts et de larges infrastructures s'étalaient tout autour de l'île. En son centre, on devinait des bâtisses plus grandes ainsi qu'un immense colisée.
Lise n'avait jamais connu que cette île, elle l'avait parcourue de long en large un nombre incalculable de fois. Ils étaient au-dessus de la colonie à présent, et des cordages furent envoyés du navire et réceptionnés au sol pour arrimer le vaisseau. Elle secoua légèrement Aaron qui s'éveilla difficilement en papillonnant des yeux. Il se redressa et rassembla mécaniquement leurs affaires. Lise l'aida et lui donna les quelques cristaux qu'elle avait récupérés sur le trajet. Elle savait que cela ne serait pas suffisant pour consoler son ami de la perte de son équipement et du choc de l'accident. Elle fut néanmoins soulagée lorsqu'il lui rendit un sourire en comptant les cristaux dans ses mains.
Ils se répartirent l'ensemble des affaires et se dirigèrent vers la plateforme de débarquement. Cependant, au moment où ils se présentèrent devant l'étroite passerelle, le groupe d'étrangers leur coupa la route sans leur accorder ne serait-ce qu'un regard.
— Mais pour qui ils se prennent, cela !? Erupta Lise, qui sentit la main d'Aaron sur son épaule pour l'arrêter.
Elle le fusilla du regard, prête à bondir, puis se ravisa, ce qui eut pour effet au moins d'étonner son ami, constata-t-elle avec une pointe d'agacement. Il pensait qu'elle allait leur sauter à la gorge ou quelque chose comme ça ? Elle croisa les bras sur sa poitrine, vexée. Ils descendirent quelques secondes plus tard, jugeant qu'il valait mieux mettre le plus de distance possible avec ce genre de personnes.
Elle reconnut aussitôt le chemin familier des quais, mais alors qu’elle s'apprêtait à s’engager sur le chemin habituel, elle fut brusquement tirée par le poignet vers une rue parallèle. Elle se retourna vers Aaron, prête à protester comme à l'accoutumée, mais les mots moururent dans sa gorge ; il avait l’air paniqué.
— Qu’est ce qui se passe ? Demanda-t-elle inquiète.
— On est dans la mouise.
Il regardait frénétiquement autour de lui, les oreilles aux aguets du moindre bruit. Devant son air interrogateur, il expliqua plus en détails.
— Nous sommes suivis. Et j'ai bien peur de savoir par qui. Suis-moi.
Ils marchèrent d’un pas rapide dans les petites ruelles sans perdre un instant.
— Je crois que c'est le groupe de Nelson, continua Aaron, j'ai cru apercevoir un de ses hommes qui surveillait les quais.
— Nelson ? Tu veux dire le contrebandier ? Pourquoi est-ce ses hommes nous suivraient ?
— Parce que nous faisons partie d'aucune guilde.
Aaron ne remarqua pas les sourcils levés d’incompréhension de son amie et continua entre deux grandes foulées.
— Les expéditions indépendantes comme celle-ci, qui n’appartiennent à aucune guilde, où n'importe qui peut monter à bord, sont souvent surveillées par des bandes comme celle de Nelson. Parfois, j'ai de la chance et j'arrive à passer sous le radar, et les autres fois... Ils prennent une partie des cristaux que j'ai récoltés en guise de paiement.
— Mais c’est du racket ! s'exclama-t-elle. Qu’est ce que font les autorités ?
Aaron secoua la tête.
— C’est eux l’autorité ici Lise, c’est quand la dernière fois que tu as vu un soldat faire quoi que ce soit pour nous dans la colonie.
Lise se renfrogna et garda le silence pendant un moment, économisant son souffle du mieux qu’elle le pouvait.
— Il ne faut juste pas se faire prendre non ? Reprit Lise. Ca ne doit pas être bien compliqué de se dépatouiller de quelques lourdauds non ?
— J'aimerais être aussi optimiste que toi.
Un bruit sec derrière eux leur fit faire volte-face. Un homme bedonnant, vêtu d'une salopette marron et d'un vieux tee-shirt tâché, barrait le chemin qu'il venait d'emprunter. Sa grosse corpulence avait renversé une planche en bois qui avait été négligemment posée là. Il gratta de sa grande main sa barbe mal rasée et remit le petit chapeau melon sur sa tête. Lise resta interdite un moment, peut-être que l'homme était juste de passage et que ce n'était pas l'un des hommes dont venait de parler Aaron. Le regard furieux qu'il leur jeta dissipa toutes ses espérances. Aaron la tira par la main.
— Cours !
Les jeunes adolescents détalèrent aussitôt dans une petite ruelle en parallèle de l'axe principal. À peine s'étaient-ils engagés que plusieurs personnes à la mine patibulaire surgirent sur le chemin qu'ils empruntaient tout à l'heure. Sans la maladresse de leur camarade, les deux adolescents auraient été pris en tenaille s'ils avaient réagi ne serait-ce qu'une minute trop tard.
— On se sépare ! Cria Aaron dès que la ruelle se scinda en deux. Rendez-vous devant les portes de l'orphelinat !
Lise acquiesça et s’engagea à droite, là où la petite allée descendait en direction des quais, si elle se souvenait bien. Elle entendit derrière elle le bruit de ses poursuivants, mais elle n'y prêta pas attention, courant avec un seul objectif en tête : mettre le plus de distance possible entre elle et les contrebandiers. Son cœur battait à tout rompre, elle avait du mal à penser clairement. Elle slalomait dans les ruelles encombrées de la basse ville, une cacophonie de pas sur ses talons. Elle eut un hoquet de surprise au détour d’un croisement lorsqu’elle faillit percuter un passant, un vieil homme. Il grommela sous sa barbe, la fusilla du regard, prêt à sermonner la petite importune qui l'avait dérangé. Il ne vit même pas le colosse de deux mètres le faire voler contre un mur dans un bruit mat.
Lise, ayant observé la situation du coin de l'œil, ne put réprimer une grimace de douleur en voyant le malheureux homme partir valser. Elle se jura de lui apporter quelque chose plus tard. Même involontairement, il avait réussi à ralentir ses poursuivants pendant quelques secondes. Elle gravit les marches menant à l’étage d’une maison, de là, grâce à une petite balustrade, elle agrippa le rebord du toit et se hissa sur les hauteurs de la ville. S'écorchant un peu les coudes sur les ardoises du toit, elle fut satisfaite en entendant le bruit étouffé de jurons en contrebas.
Elle n’eut pas le temps de savourer sa victoire plus de quelques secondes, car elle aperçut déjà plusieurs hommes se hisser maladroitement sur les fragiles ardoises d’une maison voisine. Sans attendre, elle poursuivit son chemin, comptant sur son agilité et sa légèreté pour se déplacer avec précaution le long des bâtiments en direction de l’orphelinat.
Au bout de plusieurs maisons, jugeant qu’elle était maintenant suffisamment éloignée, elle arrêta de jouer les acrobates entre les cheminées et descendit dès qu’elle vit un moyen de descendre facilement. Se réceptionnant souplement sur le sol pavé de la rue, elle s'avança vers l'intersection, juste devant les portes de l'orphelinat.
Aux aguets depuis plusieurs secondes et ne voyant aucune activité suspecte, elle s'engagea à découvert vers le portillon en fer. Ce n'est qu'une fois le seuil franchi qu'elle réalisa son erreur. Quelqu'un lui agrippa violemment l'épaule. Tenue fermement, on la força à se retourner, et elle se retrouva nez à nez avec un homme au regard dur. Avec une longue barbe noire et une cicatrice qui barrait le côté gauche de son visage, un œil vitreux venait compléter le triste tableau de l'homme que l'on nommait Nelson.
Elle remarqua derrière le solide gaillard que son ami était dans un bien triste état. Entouré par deux loubards, il était assis à même le sol pendant que deux autres vidaient le contenu de son matériel. Nelson la regarda un moment avant de la relâcher et de déclarer.
— C'est qui celle-là, Aaron, ta petite copine ? lâcha-t-il dans un rire mauvais avant de s'interrompre et de la dévisager. Après quelques secondes, il se mit à rire franchement.
— Je vois que la vieille a eu une vie après tout.
— Comment...
À peine Lise parla qu'elle fut arrêtée par un mouvement de main de Nelson.
— Ici, c'est moi qui parle, petite. J'ai encore un peu de respect pour ta mère, mais ne teste pas ma patience.
Sur ces mots, il dégaina un pistolet à pression et fixa son regard gris dans les yeux de la jeune fille. Comprenant la menace, elle ne put que sourire amèrement devant le pétrin dans lequel ils étaient à présent. Ce n'étaient pas moins de cinq personnes, probablement armées, qui les détenaient.
— C'est vraiment tout ce que tu as pour moi, Aaron ? Tu me déçois beaucoup, dit-il en hochant la tête et toisant avec dédain ce qu'ils avaient eu tant de mal à récupérer lors de leur expédition. Tu connais pourtant les règles.
Aaron cracha par terre et avait une tête que Lise n'avait jamais encore vue, une haine pure déformait maintenant les traits pourtant juvéniles du jeune garçon dans une grimace qui, lui fit peur. Nelson fit signe de la tête à l'un de ses subalternes tenant Aaron par le bras, qui asséna aussitôt un puissant coup de poing dans le ventre du jeune homme qui se plia en deux et s'écroula en avant.
Nelson s'avança et le tira par les cheveux pour le forcer à le regarder. Lise voulut intervenir, mais les hommes de main de Nelson lui barrèrent aussitôt le chemin. Le vieux contrebandier se pencha à l'oreille du jeune homme. Lise vit le regard qu'elle lui jeta et sur quoi Aaron acquiesça lentement. Visiblement satisfait, il se releva.
— On y va les gars, nous avons fini ici.
Un de ces hommes, le plus petit, entièrement rasé se gratta la tête.
— On fait rien pour eux ? Chef ? Ajouta-t-il rapidement.
— Laissez-les, j'ai eu tout ce dont j'avais besoin, et puis nous avons d'autres invités à rencontrer, et je n'aimerais pas les faire attendre, ricana-t-il.
Au moment de partir, Nelson se tourna une dernière fois.
— N'oublie pas notre accord petit, je n'aimerais pas à avoir à te le rappeler.
Il passa à côté de Lise, qui ne pouvait que serrer les poings de frustration et de rage à son passage. Elle passa les hommes de main et se précipita aux côtés d'Aaron, qui s'était écroulé sous les murs de l'orphelinat.
Mais donc Nelson connaît la mère de Lise ?
"Lise, ayant observé la situation du coin de l'œil, ne put réprimer une grimace de douleur en voyant le malheureux homme partir valser" etc => je trouve que ce passage ralentit l'action, on a l'impression que Lise s'est arrêtée pour regarder ce qui se passe, alors que juste avant elle court pour sa vie et ne peut pas perdre ne serait-ce qu'une demi-seconde
Le passage est une inspiration de dernière minute mais je vois ce que tu veux dire, je vais voir comment améliorer le tout pour que ça fasse plus dynamique.