La voix du capitaine semblait encore résonner dans les oreilles d'Aaron. Le vieux loup de mer avait, semble-t-il, faussé compagnie aux étrangers venus des cercles intérieurs et se tenait à présent sur un promontoire légèrement surélevé, dominant la petite assemblée de passagers et de marins. Tous ceux présents sur le pont arrêtèrent leurs préparatifs et se turent pour l'écouter.
— Nous approchons du lieu de minage et le navire n'arrivera bientôt plus à avancer en raison des débris flottants tout autour. Je vous rappelle qu'il s'agit d'un vieux gisement, et qu'il vous faut donc appliquer toutes les précautions nécessaires lors de vos opérations d'extraction. Tous opinèrent du chef devant cette déclaration, à part Lise qui semblait complètement perdue. Le navire partira dans quatre heures, reprit le capitaine. Si vous n'êtes pas revenus d'ici là, vous devrez attendre notre retour le lendemain soir. Messieurs, je vous souhaite bonne chance !
— Hey, il y a des femmes aussi à bord, espèce de… Lise n'eut pas le temps de finir sa phrase qu'un coup de coude dans les côtes vint l'arrêter net. Aaron la fixa, les sourcils levés, le regard plein d'avertissement. Se massant les côtes, elle se contenta de le foudroyer du regard à son tour, sans piper mot.
Après avoir aboyé une série d'ordres, le capitaine retourna dans sa cabine, laissant ses passagers à leur préparation. Lise, ne sachant pas quoi faire, s'attarda sur les différentes sortes d'équipements dont disposaient les mineurs allant de combinaisons intégrales, de pièces qui se fixaient individuellement aux genoux, à la taille, aux épaules ou encore aux poignets. Fait de morceaux de métal, de tissu et de cuir, c'était un défilé hétéroclite de toutes sortes de matériel que Lise n'avait jamais vu auparavant. Elle considéra de nouveau les piteuses breloques de son ami et ne put cacher son inquiétude plus longtemps.
— Tu es sûr de toi ?
Captant le regard inquiet de la jeune fille, Aaron haussa des épaules.
— Ce n'est pas la première fois que j'utilise cet équipement, il semble rudimentaire comme ça, mais il est largement suffisant. Il pointa du menton les autres personnes. Les équipements qu'ils possèdent sont plus modernes et gaspillent moins d'énergie, c'est tout. Ils ont des trappes supplémentaires un peu partout sur le corps pour une meilleure stabilité, soi-disant. Pour moi, ça rajoute juste de la complexité à leur manœuvre, je m'en sors très bien avec ce que j'ai.
Et puis, je suis beaucoup moins lourd qu'eux, se dit-il dans son fort intérieur, ne voulant pas admettre à voix haute son poids plume. Il remarqua du coin de l'œil les équipements de lévitation qu'avaient sortis leurs étranges invités. À en juger par leur éclat, ils étaient flambant neufs ou très bien entretenus, très loin des finitions grossières de celui des autres mineurs. Aaron écarquilla des yeux lorsqu'il les vit tour à tour verser un liquide d'un bleu éclatant d'une fiole, dans le réservoir de leur combinaison situé sur leur épaule. C'étaient des cristaux liquéfiés, les économies de toute une vie ne seraient pas suffisantes pour se permettre ne serait-ce qu'une seule goutte de ce précieux extrait. Aaron déglutit devant tant de richesse utilisée en quelques secondes juste devant ses yeux.
Il n'était pas le seul à les avoir remarqués, le regard fasciné des envieux s'illuminant d'une lueur d'envie. L'activité sur le pont ralentit. On prenait ses distances. Un cercle se forma autour des étrangers. Aaron recula vers la balustrade, entraînant Lise par le bras. Avant que la situation ne dégénère, l'un des étrangers, un colosse dont on pouvait deviner la musculature malgré sa tenue de cuir noir, s'avança devant ses deux compagnons et tapota doucement l'arme accrochée à sa ceinture. Un pistolet à propulsion, comment se faisait-il qu'Aaron ne l'ait pas remarqué auparavant ? Il devait coûter une fortune, sachant qu'il fonctionnait lui aussi à l'aide du précieux liquide. Aaron n'en avait jamais vu en action, mais selon les rumeurs, cette arme était capable de propulser des projectiles plus rapidement qu'un battement de cil.
Le colosse, qui devait très certainement être le garde du corps du petit groupe, balaya du regard l'assistance. Personne n'osa le défier et bientôt tous détournèrent les yeux, faisant mine de n'avoir rien vu. Même si Aaron ne pouvait pas voir sous son masque, il pouvait deviner dans le regard bleu glacial du colosse qu'il arborait un rictus mauvais. Cette expédition n'avait définitivement rien de normal.
Aaron finit lui aussi par détourner le regard, soulagé que rien ne soit arrivé. Sentant l'atmosphère sur le pont revenir à la normale, il termina de fixer les différents câbles de son équipement jusqu'à ses gants, en prenant soin à ce qu'ils ne gênent pas ses mouvements. Il actionna une à une les trappes de son matériel à l’aide de petites manettes situées au niveau de ses paumes. En fonction de l'intensité de la pression de ses doigts, il contrôlait l'amplitude de fermeture des volets cachant les cristaux et ainsi le taux de propulsion. Les pierres de lévitation à sa ceinture agissaient comme des lestes qui lui permettaient de varier sa hauteur, tandis que les autres réceptacles lui servaient de propulseur. Il appuya de toutes ses forces sur les manettes situées au niveau de l'index et du majeur, refermant les ouvertures de ses chaussures et de sa ceinture. En moins d'une seconde, il fut propulsé dans les airs à plusieurs mètres d'altitude. D'habitude sérieux, il ne put réprimer le sourire qui se dessina d'une oreille à l'autre de son visage. Appréciant la sensation d'une liberté retrouvée, il ne put s'empêcher d'effectuer quelques manœuvres rapides pour éprouver son matériel, il n'avait que trop rarement l'occasion de l'utiliser. Si Aaron était bien sûr d'une chose, c'était sa capacité à se diriger en apesanteur dans le vide.
Lise, restée au sol, regardait avec fascination la facilité avec laquelle son ami parvenait à se mouvoir gracieusement dans le ciel. Elle comprit la difficulté de l'exercice en observants les autres mineurs encore bloqué sur le pont, qui peinait ne serait-ce qu'à décoller. Certain avait la tête en bas, d'autres dérivés progressivement de plus en plus loin du navire et ils devaient utiliser fréquemment la corde attaché autour de leur taille pour revenir. Lise se demanda ce qu'aurait pu faire Aaron avec un matériel digne de ce nom.
Ce dernier redescendit quelques instants plus tard et attendit patiemment que l'ensemble de la troupe ait fini leur vol d'essai. Assailli de mille questions par une jeune fille enthousiaste, il faillit manquer le moment de partir. Il adressa un bref signe de la main à Lise et partit en direction de la petite île. Leur petite troupe étaient composé d'une trentaine de mineurs et d'une dizaine de gardes. Les pilleurs et les pirates du ciel n'étaient malheureusement pas quelque chose qu'ils pouvaient ignorer. Aaron remarqua que les trois étrangers les suivaient à distance respectable.
Il progressait lentement, à un rythme qui mis la patience d'Aaron à rude épreuve. S'il avait été seul, le jeune homme était persuadé qu'il aurait put être quatre fois plus rapide. Il distingua néanmoins rapidement les contours de l'île se dessiner plus précisément à travers les nuages. Sans rien dessus à part de la roche, on aurait pu faire le tour complet en moins d'une heure de marche. Aaron parvenait même à distinguer par-dessous les limites des profondeurs de l'île parmi les nuages. Ils atterrirent tous un à un, plusieurs soufflant de soulagement une fois que leurs pieds touchèrent la terre ferme.
Après avoir repris leurs esprits, les gardes se postèrent tout autour de l'île et les mineurs prirent pelles et pioches en direction de leur dernière excavation. Chacun savait quoi faire, les personnes appartenant à la même guilde s'associèrent et commencèrent à creuser à l'unisson afin d'extraire le maximum de minerais. Aaron partit dans un coin reculé pour commencer lui aussi son travail. Il trouva facilement, à la lumière de la lune, la présence d'un gisement affleurant visible à l'éclat luminescent qu'il dégageait. Il désamorça les câbles à l'aide d'une petite manivelle située au-dessus de son poignet, désolidarisant le mécanisme au niveau de ses paumes du reste de son équipement. Il agrippa sa pioche et se mit aussitôt au travail.
Au bout d'un moment qui lui parut une éternité, Aaron s'effondra au sol, à bout de souffle. Ses bras pendant mollement à ses côtés, il respirait à grandes bouffées, les yeux à demi fermés à cause de la sueur qui dégoulinait de son front. Il ne se redressa qu'au bout de quelques minutes, s'aidant de sa pioche comme d'une canne, et avança vers le filet contenant le fruit de son dur labeur. Il le soupesa et afficha un sourire satisfait, il avait eu de la chance et avait trouvé au bout de quelques minutes une veine encore inexploitée. Il avait quasiment atteint le quota qu'il s'était fixé.
Il souffla encore quelques secondes, prêt à se remettre au travail, mais à peine s'avança-t-il vers le trou qu'il avait creusé, qu'une violente secousse le projeta au sol. À demi-assommé, il sentit la roche dure et froide sous son corps violemment trembler. Comprenant ce qui était en train de se produire, Aaron se retourna sur le dos et actionna les leviers à ses poignets. Ballotté dans tous les sens, il s'écorcha le dos sur le sol de roches instables avant de réussir à reconnecter son matériel de lévitation. Sans plus attendre, il serra les poings de toutes ses forces, dissimulant de l'air tous les cristaux contenus dans son équipement. Il sentit ses os craquer sous la contrainte imposée soudainement à son corps qui était propulsé dans les airs à toute allure. Aaron exécuta une série de mouvements complexes des doigts, lui permettant de manœuvrer son corps et de se retourner vers l'île.
En dessous de lui, la roche se soulevait, des milliers de fractures zébraient la surface qui se craquela en plusieurs morceaux. Aaron sentit tout le sang quitter son visage et un courant froid lui parcourir l'échine quand l'un des débris se libéra de l'étreinte de la terre et le frôla avant qu'il eut le temps de réagir. C'était le coup de semonce d'une série de roches remplies de cristaux se désolidarisant de l'île et se transformant en projectiles lancés en direction du ciel, là où il se trouvait.
Aaron ne perdit pas une seconde supplémentaire et actionna de nouveau toute la puissance de propulsion de son équipement alors que d'autres pierres fusaient déjà tout autour de lui. La mâchoire serrée, il pianotait des doigts à toute allure, enchaînant une manœuvre après l'autre dans un ballet aérien au milieu d'un champ de tir. Le sol craquait, les projectiles devenaient de plus en plus nombreux, sentant des souffles d'air causé par les débris à quelques centimètres à peine de lui, le cœur d'Aaron battait à toute rompre. Le choc arriva d'un coup. Une pierre de la taille de son poing impacta son bras gauche. Sa main se contracta malgré lui déréglant les trappes. Son corps partit en spiral, hors de contrôle.
Grimaçant de douleur, sans repère visuel, il bougea lentement les doigts de sa main droite, il pouvait encore les bouger. Il se stabilisa avec toute la concentration dont il était capable et regarda autour de lui. Il n'avait pas remarqué qu'il avait réussi à sortir de l'espace aérien de l'île. S'assurant qu'il était bien hors de danger, le corps d'Aaron se détendit peu à peu. Il tremblait comme une feuille, l'adrénaline de son corps le maintenant en alerte. La douleur de son bras commença à irradier, et il put déjà voir qu'une immense ecchymose recouvrait tout son biceps.
Il mit plusieurs minutes avant que les battements de son cœur retrouvent un rythme normal. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de regarder avec horreur l'île se désintégrer petit à petit devant ses yeux. Des morceaux entiers dérivaient à présent dans le ciel à des hauteurs différentes, la plus grosse partie de l'île ayant sombré définitivement dans le néant, il ne restait presque plus rien. Aaron remarqua qu'il n'était pas le seul à observer la scène, des mineurs qui avaient réussi à s'en sortir in extremis comme lui, les gardes postés tout autour, et les étrangers. Ils patientèrent ainsi un moment, impuissants face à la puissance du désastre qui se déroulait à quelques mètres d'eux. L'esprit encore embrumé par tout ce qui venait de se passer, Aaron avait du mal à croire que tout ça s'était déroulé en l'espace d'un instant.
Comme s'il n'y avait plus rien à voir de plus, le trio d'étrangers partit en direction du navire. Quelques instants plus tard ils furent rejoints par les gardes et les quelques rescapés. La tête basse, blessés et meurtris, ils étaient tous conscient des risques et les vivants devaient vivre avec le souvenir de tous ceux qu'accueillait à présent le néant. Aaron se tourna une dernière fois vers l'île, bien conscient que personne d'autre n'aurait pu survivre à une telle catastrophe. Le cœur lourd il prit le chemin du retour.
Les gisements de cristaux de lévitation sombrent dans le néant quand il n'y a plus assez de cristaux à l'intérieur pour les retenir ?
Le néant est un genre de trou noir ?
On va accuser les étrangers du cercle intérieur d'être responsables de l'effondrement du gisement ?
Pour le moment j'ai pensé à deux causes : les cristaux perdent peu à peu leur pouvoir, ou si on enlève trop de cristaux, l'île sombre en effet dans le néant.
Pour l'instant je ne dévoile pas trop ce qu'est le néant, mais oui on peut le penser comme un trou noir, ou une sorte de ravin sans fond d'où il est impossible de remonter.
Pour ta dernière interrogation, je n'avais pas pensé à cette possibilité à vrai dire. Quelques éléments sont explicités dans le chapitre suivant qui apportera déjà un élément de réponse.
Merci pour tes commentaires et à la prochaine :)