Nous avions tous atterri dans le quartier de Shinjuku, le fameux Time Square japonais, avec ses myriades de panneaux publicitaires animés et ses buildings éclairés de mille et une couleurs à vous en décrocher la rétine. Notre bar se situait à Shin Okubo, connu pour sa diaspora coréenne très implantée. Eun-Jung nous amena dans son bar karaoké préféré : le K-Style Cafe.
Immédiatement, on se retrouva plongé dans un bâtiment riche en néons, avec une ambiance légère, aux lumières tamisées. Il y avait évidemment un espace bar avec des tabourets pour le moins confortables, son plan de travail en quartz bleuté, une télévision déployant ses programmes musicaux avec des groupes féminins de J-Pop un peu (beaucoup) dévêtus, une vieille clim qui n’était littéralement pas du tout dans le style de l’établissement et une penderie artisanale. L’autre espace était dédié au chant, et personne ne me verra l’approcher d’un centimètre. Eun-Jung nous avait prévenu que pour le karaoké, ils ne passaient que des artistes de K-Pop comme EXO, NTC ou BTS pour ne citer qu’eux.
Je regardai le menu, rien d’exceptionnel, mais cela avait l’avantage de ne pas coûter cher : huit euros pour du poulet, de la pizza ou du fromage grillé, moins de six euros pour des gyozas. Il était remarquable qu’en Asie, aller manger en ville coûtait moins cher que de se faire la nourriture soi-même. Pour l’alcool, c’était une autre histoire. Mais cela n’était pas mon problème, j’aurais pu me noyer dans ce liquide, mais ma situation était déjà assez critique pour que j’empire les choses. Alors je regardai Mitchel et Eun-Jung se livrer à un concours de shots. Ryu nous avait accompagné, il sirota un cocktail dans son coin, souriant par moment et répondant à quelques questions du Britannique sur les coutumes de son pays.
Dieu que je le trouvai insupportable, avec son air hautain, à toujours en faire trop, à se croire au-dessus du monde. Je pris des gyozas comme mon acolyte japonais, tandis que Mitchel se jeta sur des morceaux de poulet et qu’Eun-Jung sur des boulettes de Takoyaki, avec du poulpe à l’intérieur. Je mangeai mes gyozas sans appétit, machinalement, évitant le plus possible les questions quant à mon changement de look. Qu’ils détaillent leur histoire s’ils le souhaitent, mais qu’ils ne me forcent pas à en faire de même.
Mitchel arracha la peau de son poulet qu’il tenait entre ses doigts, cela me coupa l’appétit. C’est avec autant de peu de ménagement qu’on avait maltraité mon corps. Il y a quelques mois, cela ne m’aurait même pas fait tilter, mais maintenant... Je ressentis comme un profond dégoût, presque un haut le coeur. J’avais été moi aussi ce morceau de chair.
Ryu sortit prendre l’air, sûrement lui aussi lassé de l’attitude de Mitchel, qui avait totalement sombré dans l’ivresse, accompagné par Eun-Jung. La ruelle était peu rassurante, et mes jambes se mirent à trembler comme pour m’alerter du potentiel danger. Mais non Sam, tu t’es teint les cheveux, ils ne pourront plus te reconnaître, tu es devenu invisible. Fort heureusement, la présence de Ryu me prodigua comme un petit calmant. Je n’étais pas seul. Je le surpris alors en train de fumer, acte très contesté au Japon. Ses petits yeux en forme de croissant s’écarquillèrent à ma vue.
— Tu ne le répètes à personne hein ?
Il me lança presque son invective comme un enfant apeuré de se faire attraper par ses parents.
— Ne t’inquiète pas, je ne suis pas du genre à balancer.
Il me sourit. Non en effet, je n’étais pas du genre à raconter ce que je voyais, et encore moins ce dont j’étais moi-même victime. N’importe qui se serait rendu dans un commissariat de police pour dénoncer cet acte odieux. Mais non, pas au Japon, et pas un homme. On m’aurait rit au nez, on m’aurait demandé pourquoi je ne m’étais pas défendu. Pis encore, et si mes agresseurs étaient des Yakuzas ? Puis la police n’avait-elle pas autre chose à faire que de s’occuper d’un étranger au pantalon trop fin ? Je l’avais jeté à la poubelle, après tout c’est vrai qu’il était moulant, et que c’était peut-être un appel trop explicite.
— Tu te plais ici ? Me demanda-t-il.
La question me piqua en plein coeur.
— Oui beaucoup, c’est tellement beau le Japon.
— Tu supportes notre mode de vie ?
— Je m’y fais ! C’est pas forcément facile pour un étranger, mais on s’habitue vite. On doit bien le faire, sinon comment survivre à toutes ces épreuves ?
Je me giflerais volontier, mais je le ferai sûrement en rentrant. Quel intérêt de parsemer mes discours d’indices aussi inutiles soient-ils de la sorte ? Que devrais-je attendre de lui d’ailleurs ? Qu’il voit clair dans mes yeux sombres, qu’il y lise la vérité et qu’il me sorte de cette misère ? Bien sûr que non.
— Tu fais quoi de tes soirées sinon ?
Je pleure.
— Je lis, je suis un peu sur mon ordinateur, j’essaye aussi un peu de visiter les environs. Mais bon, terminer tous les jours à vingt-deux heure c’est un peu compliqué, et le week-end, j’en profite pour me reposer.
— Tu as raison, moi je suis énormément sur l’ordinateur, je joues à des jeux vidéos. Il faudrait que je me limite d’ailleurs, mais je ne sais pas comment faire.
— Peut-être qu’on devrait tous les deux se motiver à sortir un week-end.
Son visage s’illumina pour la première fois depuis mon arrivée. Ma proposition était sortie d’un coup, sans même que ma conscience n’en saisisse toute la portée. Peut-être était-ce mieux ainsi d’ailleurs. Mon instinct me poussait à sortir, à voir des gens, c’est donc cela qu’on appelait “l’instinct de survie” ? Il termina sa cigarette, qu’il écrasa au sol. On salua nos deux compères trop ivres pour tenir debout, et l’on prit tous les deux le métro pour rentrer.
Finalement, j’avais passé une bonne soirée.