Mes yeux s’ouvrirent tout doucement, contemplant ma fenêtre où quelques rayons rosés venaient illuminer le ciel tout aussi endormi que moi. Il était cinq heures et quart du matin, moi qui avais souhaité profiter de mon samedi à dormir, ce fut raté. Mon coussin était légèrement humide, j’avais dû pleurer dans mon sommeil. Je préférais presque ça à vrai dire, plutôt que de fondre en larmes et en avoir conscience. J’en avais marre de pleurer pour rien, mon cerveau tentait tant bien que mal de me faire relativiser. Ce ne fut qu’un viol après tout, d’autres vivaient dans la famine, étaient atteints d’une maladie grave, avaient perdu leurs enfants. On m’avait juste pénétré, et je m’en été sorti vivant.
Ce ne fut qu’un viol après tout.
Est-ce que je venais vraiment de penser ça ? Est-ce qu’il fallait passer par-là pour s’en sortir ? Minimiser la barbarie humaine en pensant toujours à un quelconque autrui plus mal loti que soi ? Et en même temps, je ne pouvais pas ramener toute la misère du monde à ma seule personne, combien de femmes, d’hommes ou pire, d’enfants, se faisaient violer chaque jour ? Pourquoi est-ce que la terre entière aurait dû pleurer pour moi, alors qu’elle ne le faisait pas pour les autres ? Mon esprit était plongé dans un chaos infernal entrechoquant mes idées et dynamitant ma raison. Il fallait que j’arrête de penser.
Mon petit déjeuner fut à son tour très frugal, un simple café suffit à remplir l’estomac. Je me demandai si j’avais maigri ? Très certainement, mais avec un peu de chance, cela fit perdre mes rondeurs qui avaient suscité tant d’émois chez mes agresseurs. Je dus me préparer à sortir, puisque nous avions conclu avec Ryu d’un commun accord de nous retrouver pour un déjeuner dans la capitale nippone. Je restai je crois une vingtaine de minutes devant ma maigre penderie, contemplant des vêtements que je n’aimais plus. Je voulus m’enlaidir, que l’on me trouve moche afin qu’on ne me regarde plus. Je voulus ne plus me coiffer, ne plus mettre de parfum, avoir mauvaise haleine, porter des habits à peine lavés pour être sûr de n’attirer aucun regard ni aucune main sur ma personne. Et en même temps, je ne pus faire endurer ça à Ryu, qu’allait-il penser ? Que je n’eus aucun respect pour lui au point d’être répugnant ?
J’optai alors pour un T-shirt large et un jean une taille au-dessus, que j’avais acheté en vitesse dans un magasin le lendemain de la soirée au K-Style Cafe. L’avantage fut que cela ne moulait aucune de mes formes, et que les T-shirt trop larges étaient à la mode, grâce à l’importation du style coréen au Japon. Heureusement, le soleil fut de sortie, et je pus enfiler une casquette qui cachait un peu mon visage.
Je pris le métro pour me rendre à Kayabacho Station. J’étais toujours mitigé quant au fonctionnement de ce dernier. Loin du système français où l’on paye un ticket valable sur n’importe quelle distance, ici, il fallait savoir à l’avance où l’on allait, car le prix du billet dépendait de la distance parcourue. Il fallait aussi faire attention aux changements de lignes, puisque les rames étaient soumises à la libre concurrence et qu’au moins deux grandes compagnies géraient le trafic : la Tokyo Metro et le Toei Subway. Si vous preniez un ticket pour l’un, il n’était pas valable pour l’autre. Je trouvai l’idée d’ajuster le prix en fonction de la distance original et pas idiot, mais quand on était étranger et qu’on avait envie de se laisser guider par les aléas de la vie, cela devenait très vite contraignant.
Je me sentais bien dans le métro, les Japonais regardaient leur smartphone, ne parlaient pas, ne te regardaient pas. Tu étais invisible et anonyme. Quel plaisir ! J’avais l’impression d’être enfin à ma place. J'aurais pu rester des heures dans cette rame, tellement je me sentais en sécurité.
J’arrivai dans l’avenue Eitai-Dori entourée de très grands immeubles vitrés gris et bleu, et je repérai très vite le petit “restaurant” devant lequel Ryu m’attendait. Le Yoshinoya se situait d’ailleurs juste à côté d’un salon de massage. Comme beaucoup de restaurants au Japon, il était petit et incrusté dans quelques mètres carrés. Mon acolyte japonais était plutôt bien habillé, paré d’une chemise à carreaux bleus et noirs, d’un pantalon bleu marine, d’une petite ceinture assortie et d’une casquette noire. Pour un geek, l’effort était saluable.
— Konnichiwa ! Fis-je.
Il sourit.
— Yaa ! Me répondit-il de manière beaucoup familière, j’appréciai.
Nous entrâmes dans le petit restaurant où le menu n’était écrit qu’en japonais, mais que j’arrivai à déchiffrer rapidement. Je me contentai d’un poulet au curry, et je ne fus pas déçu des proportions, aucune idée si j'arriverai à tout finir.
— Comment tu as trouvé la soirée d’hier ? Me demanda-t-il.
— Bof à vrai dire, je pense que se sont surtout Mitchel et Eun-Jung qui se sont amusés.
Il acquiesça. Nous mangeâmes en silence, sans savoir s’il s’agissait de la timidité, d’une gêne ou rien de tout cela. Je me sentis plutôt bien, j’aimai le caractère un peu réservé de Ryu, il ne parlait pas beaucoup, mais ce n’était pas pour autant qu’il était antipathique ou asociale. En tout cas pas plus que moi. Une fois notre repas terminé, il me proposa de nous promener un peu dans les rues pour profiter du beau temps de septembre. Il me montra quelques bâtiments, et on traversa un pont pour se rendre dans un petit parc. C’est après une trentaine de minutes que nous arrivâmes à notre destination. On se posa sur un banc. L’air y était frais, le soleil réchauffait nos âmes sans les brûler, c’était très appréciable.
— Tu habites seul ? Déclara-t-il.
— Oui, et toi ?
— Aussi, comme beaucoup de Japonais...
Sa mine était moins souriante, il souffrait de cette solitude et de ce mode de vie productiviste et si peu attentionné de la condition humaine.
— Tu arrives quand même à voir du monde ? Ou tu restes reclu chez toi ? Osai-je demander.
— Un peu, mes amis d’enfance seulement, et mes parents de temps en temps. Mais sinon je ne vois personne. Vous les Occidentaux, vous avez beaucoup plus d’amis.
Sa réflexion me fit sourire, tant elle était mignonne et innocente. Mais c’était vrai, nous étions beaucoup moins sous pression, ce qui nous permettait aisément de faire connaissance.
— Tu as une petite amie ? Me questionna-t-il.
— Oh non !
Ma réponse fut sèche et rapide ce qui m’étonna moi-même. Il acquiesça de la tête en rétorquant un “moi non plus” tout en baissant les yeux vers le sol. Pauvre petit, il était terriblement seul. Ce fut une sensation étrange, mais je m’épris de pitié pour Ryu plus que pour moi-même. Ma condition semblait tellement moins triste que la sienne. J’avais su apprivoiser ma solitude, et encore plus aujourd’hui, mais lui non, il vivait avec comme un fardeau, comme une collocation insupportable. Il est vrai que les Japonais étaient tellement pris par leur boulot, qu’ils n’arrivaient même plus à faire de rencontre, certains prenaient même des cours de drague ne sachant plus comment faire.
— Si tu veux, on peut se retrouver tous les samedis midi, comme ça on se sentira moins seuls tous les deux.
Ma proposition suscita en lui une grande émotion, ses yeux brillaient et me souriaient. On lui proposait d’être son ami, quelle situation inespérée ! On se salua en fin d’après-midi, très poliment, avant de vaquer à nouveau à nos occupations respectives. J'étais bien avec Ryu, j'attendais avec impatience ces moments uniques, et j’avais l’impression d’être dans une bulle, complètement effacé du temps et du monde horrible dans lequel nous nous trouvâmes. Je n’avais envie d’une seule chose.
Revoir Ryu.