La mine tranquille de Gulliver se tord de stupéfaction.
— Il ne peut pas vraiment faire ça ? Dit-il à l’adresse de Charbon.
— J’en ai bien peur…
— Il va se faire manger tout cru, c’est évident.
Le domovoï hésite.
— Pas si tu l’accompagnes…
— Hey, ho ! M’écrié-je soudain pour leur rappeler ma présence.
Je n’ai pas la moindre idée du pétrin dans lequel je viens de me fourrer mais, à en croire Gulliver, ça ne présage rien de bon. Tout ce que je sais c’est qu’un jour mon grand-père m’a pris entre quatre yeux pour me confier ce nom de code : « Citrouille ». En cas d’urgence, il me suffirait de le prononcer. Ce qui se passerait ensuite ? Je n’en n’avais pas la moindre idée.
— Hors de question que je descende là-dessous ! Je déteste les cryptides ! Sauf ton respect, mon vieux, ajoute le Mandragot à l’attention du singe de maison.
— C’est pourtant ce que tu es, toi aussi, lui rétorque Camille, trop heureuse de trouver une nouvelle occasion de l’agacer.
— Non, je n’ai rien en commun avec ces créatures, argue-il. Je suis un sorcier coincé dans le corps d’un chat, ça n’a rien à voir.
— Tu es pourtant un habitué des lieux mal-famés…
— Passer ses nuits à voler quelques piécettes dans les tavernes peu recommandables de Paris n’a rien à voir avec le fait d’errer dans les souterrains. Dehors, je risque tout au plus de recevoir un vilain coup de pieds alors que dans les égouts…
— Nous n’avons pas le choix, le coupe Charbon. L’alerte Citrouille vient d’être activée. M. Lenoir a été très clair à ce sujet.
J’aimerais que les choses soient aussi transparentes pour moi.
— Et… En parlant de ça… De quoi s’agit-il ? Demandé-je.
— Monsieur, suivez-moi, me demande alors le petit singe.
Je lui emboîte le pas dans les escaliers, l’agilité en moins. Camille et Gulliver sont sur mes talons et je vois bien qu’ils essaient de caler leur rythme sur le mien pour ne pas me dépasser. Le Domovoï pénètre dans le bureau de mon grand-père et referme la porte derrière nous. Il se coule jusqu’à la fenêtre dont il ouvre en grand les battants. Le vent glacé de décembre s’engouffre dans la pièce. Comme s’il avait répété mentalement ces gestes des dizaines de fois, Charbon glisse alors une patte par l’encolure de sa livrée avant d’en sortir un long sifflet ouvragé. Il porte le cylindre doré à ses lèvres et en tire un sifflement qui me rappelle celui d’un train qui entre gare. Soudain, un bruissement d’ailes transperce le silence de la nuit. Une corneille s’extirpe de l’obscurité pour se poser sur le rebord de la fenêtre. Sans hésiter, Charbon décroche de la patte de l’oiseau un minuscule bout de parchemin enroulé sur lui-même.
— J’avais pour consigne d’appeler la corneille, m’explique-t-il, et de vous remettre ce document.
— C’est tout ? Demandé-je en saisissant le petit rouleau.
— Non. J’ai dû promettre de vous laisser faire vos propres choix.
Voilà donc pourquoi, malgré les lugubres prédictions de Gulliver, Charbon ne s’est pas opposé à mon idée folle de descendre dans les souterrains.
Camille se joint à moi au moment où je déroule le petit papier.
« Cher Dorian, Rappelle toi l’histoire du golem.
Fais attention à toi, ce prototype n’est pas terminé.
Papi
P.S. : Gulliver, tu es un chat mouillé. »
Rappelle toi l’histoire du golem ? Je me demande bien ce que le golem vient faire là dedans ?
— C’est quoi, l’histoire du golem ? Me demande alors Camille, en écho à mes propres pensée.
— Un jour, mon grand-père a été alerté qu’un géant rodait près des marais, dis-je. C’était un golem. A chaque fois qu’il pensait le piéger, l’homme d’argile réussissait à s’échapper. Papi remarqua sur son front une inscription composée de trois symboles. Ce n’était pas des hiéroglyphes, ni du sanskrit pas plus qu’un dialecte chinois...
— Qu’est-ce que c’était, alors ?
— Pour le découvrir, il se plongea dans tous les manuels de langues qu’il avait pu se procurer. C’est dans un livre hébreu qu’il finit par trouver sa réponse. Il s’agissait du mot « vérité ». A force de recherches, grand-père découvrit que ce nom possédait trois idéogrammes en commun avec un autre. C’était la clef de son énigme, il en était certain. Alors, lorsqu’il rencontra à nouveau la créature, il se débrouilla pour lui sauter sur le dos. D’une main, il s’agrippa au cou du golem tandis qu’il effaçait le dernier symbole du mot de l’autre.
— Je ne comprends pas…
— La « vérité » était devenue la « mort ». Le golem se transforma en un tas de poussière.
— C’est bougrement malin ! Mais, qu’est-ce que ça a à voir avec le code Citrouille ?
De tout évidence :
— Rien…
Soudain, la corneille traverse la pièce et se pose au sommet de la bibliothèque. Du bout de son bec, elle se met à picorer la tranche d’un épais livre.
— Attend ! M’écrié-je.
Je grimpe sur l’échelle, tant bien que mal. Soit, plutôt mal, si bien qu’il me faut quelques minutes pour mettre la main sur le volume que s’évertue à picorer l’oiseau.
Hébreu : Méthode élémentaire.
Je saisis la tranche du manuel avant de l’attirer vers moi. Un craquement sourd, suivi de tremblements diffus, ébranlent alors l’échelle sur laquelle je suis perché et me font suspendre mon geste. Les soubresauts décollent des étagères une myriade de poussière. Soudain, l’un des pans de la bibliothèque s’ouvre sur une pièce dont j’ignorais l’existence.
— C’est un passage secret ? Me demande Camille en s’approchant.
— Allons vérifier ça…
A peine redescendu, je m’empare de la lampe à huile posée sur le bureau afin d’éclairer la pièce. Je découvre alors un petit atelier sans fenêtre meublé de façon rudimentaire. Je m’avance prudemment, encore abasourdi par ma découverte, et découvre bientôt un coffret en satin pourpre posé sur un établi jonché de pièces métalliques, de pignons, de ressorts et d’une fiole d’huile à graisser. Au milieu du désordre, la préciosité de l’objet me laisse penser que le prototype dont a parlé mon grand-père se trouve peut-être dans cet écrin. Je m’en empare avant de rejoindre Camille.
— J’ai peut-être trouvé quelque-chose, annoncé-je.
Entouré par Camille, Charbon et Gulliver, j’ouvre le coffret et découvre un médaillon en or circulaire. Il semble flotter au creux d’un second disque légèrement incurvé. Quand mes doigts frôlent sa surface, l’amulette s’ouvre en déployant quatre branches ponctuées d’étranges symboles. De minuscules tuyaux parcourent aussi l’objet. Ils en alimentent surement en huile les rouages. En son cœur, je devine un emplacement vide. Est-ce pour cela que mon grand-père à parler de prototype ?
— C’est de l’hébreu ? M’interroge Camille en posant son doigt sur l’un des symboles.
— Je ne sais pas…
— En tout cas, c’est vraiment génial. J’ai plus de points communs avec ton grand-père que ce que je pensais. Je ne savais pas qu’il bricolait des drôles de trucs en douce.
— Moi non plus, je dois bien l’avouer…
Je me sens un peu bête. Moi qui pensait tout connaître de l’homme qui m’a élevé...
— A quoi ça sert, à ton avis ? Demandé-je à mon amie.
Après tout, c’est elle l’experte de la mécanique. Elle me l’a encore prouvé, pas plus tard qu’hier !
— Ça ressemble à une boussole, non ?
— C’est un vegvisir, intervient alors Gulliver.
Camille et moi interrogeons le chat sorcier du regard.
— Ne me regardez pas comme ça. Je vous rappelle que j’ai déjà eu six vies. Croyez-moi, ça laisse assez de temps pour voyager de par le monde, découvrir tout un tas de pays et de peuplades. Ce médaillon est une sorte de boussole viking. J’ai déjà vu quelque-chose de similaire quand je vivais chez un pêcheur islandais. Je n’ai jamais mangé de poissons aussi frais qu’à cette époque…, se remémore Gulliver, l’eau aux babines.
— Ils s’en servait pour retrouver leur chemin en mer ? Demandé-je.
— Oui, en la faisant flotter dans un seau d’eau embarqué à bord de leurs navires.
Je réfléchis alors à voix haute :
— Si ce médaillon est bien une boussole, il nous sera possible de nous diriger dans les égouts… Papi a tout prévu !
Ensuite, c’est comme si Camille et moi connections nos pensées :
— On va retrouver grand-père…
— Et récupérer l’œuf volé des Nixies !
⁂
Il me faut plus d’une heure pour rassembler les affaires dont je pense avoir besoin pour notre excursion dans les égouts. Difficile de savoir à quoi s’attendre… Enfin, si. Il y a une chose que nous devons nous préparer à rencontrer : le Menticore. La créature est le gardien des sous-terrains. Mon grand-père en parle comme d’un chien pataud mais la description qu’en a fait Gulliver me laisse en douter.
Quand, enfin prêts, nous rejoignons le rez-de-chaussée. Comme toujours, la porte qui sépare l’hôtel particulier des égouts est fermée.
— Chat mouillé, chat mouillé… ressasse encore Gulliver.
Le félin se frotte contre le battant comme il l’aurait fait entre les jambes d’Eugénie. Une rune griffée à même le bois apparaît soudain. Je comprends au cliquetis de la serrure que Gulliver vient de désactiver le sortilège qui sépare le monde du Peuple de l’Ombre du notre.
Quand j’ouvre la porte, je découvre un dédale d’escaliers.
— Quand faut y aller…
— Faut y aller ! Complète Camille.
A mesure que nous descendons, les marches en bois se transforment en pente douce creusée à même la paroi rocheuse. Je m’efforce d’être prudent mais manque deux fois de déraper. Nous arrivons finalement dans une crypte obscure d’où émerge un ponton auquel une barque est arrimée. Nous montons à bord et j’accroche ma lanterne au crochet de la petit embarcation prévu à cet effet.
— Il n’y a pas de rames, me fait alors remarquer Camille.
Je m’appuie alors contre le bastingage et distingue au fond de l’eau une multitude de petites lumières.
— Je sais ! M’écrié-je.
Je fouille dans mon sac à la recherche d’un sachet duquel je ne tarde pas de sortir une dizaine de gros criquets séchés.
— C’est répugnant, annonce Gulliver.
— Oui, mais les poissons lanterne adorent ça ! Dis-je tout en jetant à la surface de l’eau ma poignée d’insectes.
— Ça n’a pas l’air de fonctionner, remarque Camille après quelques minutes.
— Laisse leur un peu de temps.
Soudain, la surface de l’eau se trouble. De grosses bulles émanent des profondeurs. La barque, bien qu’encore accrochée au ponton, commence même à tanguer. Tandis qu’une ombre gigantesque serpente jusqu’à la surface, je doute de plus en plus sur l’identité de la créature que je viens d’attirer…
— C’est un Olgoï-Khorkhoï ! J’hurle quand la tête du ver géant fend les flots. Sa bouche circulaire est munies de plusieurs rangées de petites dents qui s’ouvrent et se ferment comme un coupe œuf à la coque.
— Je savais que je n’aurais jamais dû mettre un coussinet dans cet endroit maudit ! Feule Gulliver.
Je dois réfléchir vite avant que la cryptide ne ventouse sa mâchoire hideuse à notre embarcation et ne nous engloutisse tout cru. Que disait le livre sur les cryptides aquatiques, déjà ? C’est toujours quand on en a le plus besoin que la mémoire fait défaut. C’est alors que j’aperçois les yeux de l’Olgoï-Khorkhoï. Deux petites billes atrophiés par l’obscurité.
— La lumière ! Il faut de la lumière ! J’exulte.
A mes mots, Camille s’empare d’une fiole tirée de sa poche qu’elle jettent contre les parois de la crypte. En explosant, elles donnent naissance à des dizaines et des dizaines de flammèches dansantes qui illuminent la grotte. La lumière arrache à l’Olgoï-Khorkhoï un cri plaintif que l’eau finit d’étouffer au moment où il disparaît.
— Comment tu as fais ça ? Demandé-je à Camille, le cœur battant.
— C’est de l’hydrogène phosphoré.
— De l’hydro quoi ?!
— C’est un gaz. Lorsqu’il entre en contact avec du méthane, il produit…
— Cette enfant vient du futur, annonce Gulliver, péremptoire. Ça expliquerait beaucoup de choses.
Soudain, je comprends :
— Des feux follets ! Tu as créé des feux follets !
— Exactement ! Confirme mon amie avec fierté.
Gulliver, encore sous le choc, tente de défriser ses moustaches.
— Je ne veux même pas savoir ce que tu t’apprêtais à fabriquer avec ça, lance-t-il.
— Tu fais bien. Je serai obligée de te faire disparaître si je te le disais, s’amuse Camille.
Pendant que Gulliver et Camille se chamaillent, je suis envahi par le doute : comment pourrais-je retrouver mon grand-père si je n’arrive même pas à appâter les poissons sensés guider la barque dans le canal ?
— Alors, où est-ce qu’on va ? Me demande Camille.
— Poser des questions aux nixies.
— A la bonne heure ! S’exclame Gulliver. J’espère que tu as le cœur bien accroché !