Chapitre 3 : Code Citrouille.

Je sais à l’odeur du pain grillé qui me chatouille les narines qu’il est l’heure de me lever. Quand j’ouvre les yeux, sans surprise, le soleil perce à travers les rideaux. Commence alors le petit rituel auquel je m’adonne chaque matin. Dans ma tête, j’égraine : « Trois, deux, un… ». Charbon toque à la porte de ma chambre avant la fin de mon compte à rebours. À ma connaissance, les domovoïs ne possèdent pas de don magique mais la capacité de l’elfe de maison à prédire l’heure de mon réveil m’a toujours laissé dubitatif.

— Bonjour ! Monsieur a-t-il bien dormi ? me demande-t-il en attisant les dernières braises dans la cheminée.

Je baille et m’étire.

— Comme un bébé !

Je m’assois dans mon lit tandis qu’il ouvre les lourds rideaux qui obstruent ma fenêtre. La lumière du matin inonde la pièce. Sous les premiers rayons du soleil, posée contre ma tête de lit et le mur, mon attelle étincelle de mille feux. J’enfile avec hâte ma chemise et saute dans mon pantalon avant de faire claquer sur mes épaules la paire de bretelles qui y est pincée. Comme Camille me l’a montré hier, j’enfile mon attelle. Quand la dernière lanière est enfin attachée, je prends quelques minutes pour m’observer dans le miroir. Très fier de ma nouvelle allure, je pose mes deux poings contre mes hanches comme si je prenais la pose pour une photographie. Je souffle pour dégager mes yeux de mes boucles blondes trop longues. Je pourrais avoir découvert la tombe d’un pharaon que je ne serais plus fier !

Je quitte ma chambre d’un pas encore un peu lent à mon goût mais bien moins hasardeux qu’hier. Lorsque je dépasse le monte-charge, je ne résiste pas à l’envie de lui tirer la langue puis m’engouffre dans les escaliers.

Mon grand-père et moi prenons toujours notre petit-déjeuner dans les cuisines. Je pénètre dans la pièce damée d’un carrelage noir et blanc. Un œuf à la coque et des toasts m’attendent déjà. Les couverts de mon grand-père sont dressés et le journal livré par Camille la veille a été repassé par Augustine, notre cuisinière.

— Bonjour ! Dis-je.

— Bon matin, Dorian ! Dites-moi si vous avez besoin d’autre chose. Je crois qu’il reste un peu de marmelade rapportée par votre grand-père de son voyage à Londres.

Augustine dispose quelques sardines sur une assiette à dessert à l’attention de Gulliver avant de remplir de lait un verre à pied en cristal. Elle dépose le tout sur la table nappée au moment où je m’empare de ma première tartine.

Je profite de l’absence de mon grand-père pour prendre quelques libertés avec les bonnes manières et trempe mes mouillettes dans mon œuf à la coque avec les doigts. Alors que mon repas touche à sa fin, mon grand-père n’a toujours pas fait son apparition. 

J’interroge Augustine qui termine d’essuyer la vaisselle :

— Est-ce que grand-père est rentré tard hier soir ?

— Je n’ai rien entendu, Monsieur. C’est-à-dire qu’après ma tisane de feuilles de tilleul, je m’endors comme une pierre.

Faire la grasse matinée n’est pas dans les habitudes de mon grand-père. Compte tenu de l’heure tardive, je décide d’aller le réveiller. Dans le couloir qui mène à sa chambre, je croise Gulliver, encore ensommeillé. 

— Bonjour Gulli, est-ce que tu as vu grand-père ce matin ?

— Pas encore, gamin. Je viens tout juste d’ouvrir l’œil.

Je toque à sa porte tout en collant mon oreille au battant. 

— Papi ?

Pas de réponse.

Je me décide à entrer, persuadé de le découvrir en train de ronfler comme un sonneur sous ses couvertures. Mais à la place, je trouve les rideaux ouverts. Aucune trace de mon grand-père. Se pourrait-il qu’il ait déjà quitté l’hôtel particulier ?

Soudain, Charbon entre la chambre, un sac rempli de buches. Il s’arrête net, aussi surpris que moi.

— Monsieur Lenoir est-il déjà parti ? me demande le petit singe.

— J’allais te poser la même question.

— Il n’aurait quand même pas quitter l’hôtel sans avoir pris la peine de changer de tenue ? me demande Charbon en ouvrant les portes de l’armoire. Que vont penser les gens ?

 — Regarde, son lit est fait au carré. Je crois qu’il n’a pas dormi ici…

Un mauvais pressentiment m’étreint et, à en croire le regard inquiet que m’adresse le domovoï, je ne suis pas le seul. Dans un dernier espoir, je décide d’aller vérifier s’il n’est pas en train de régler quelques papiers dans son bureau. Mais lorsque j’ouvre la porte, je découvre la pièce exactement telle que je l’ai quittée hier. Désordonnée et poussiéreuse. J’en suis désormais certain : mon grand-père a passé la nuit dans les souterrains. 

    L’arrivée de ma préceptrice me force à ranger dans un coin de ma tête mon inquiétude grandissante mais, plus encore que d’habitude, je suis très distrait. Je n’ai de cesse de comparer l’heure de la grosse horloge comtoise du petit salon à celle inscrite sur ma montre à gousset. Aussi, quand, comme tous les jours à quinze heures précises, Camille sonne enfin à la porte, je me précipite pour lui ouvrir. Avant même qu’elle n’ait le temps de dire ouf, je m’empare du journal qu’elle tient coincé sous son bras.

    — Mais bonjour à toi aussi, Dorian. Je vais bien, c’est gentil de demander. 

    Sans tenir compte de son sarcasme, je me mets à feuilleter les pages du quotidien à la recherche de la rubrique des faits divers. L’angoisse de ne pas voir rentrer mon grand-père a fait naître en moi les pires scénarios possibles. Mon doigt parcoure avec nervosité les articles du jour. Un accident de carrosse. Un duel à coups de parapluies. Un homme qui assure avoir aperçu une femme palmée sortir de l’étang du parc Monceau. Voilà une nouvelle qui aurait retenue l’attention de mon grand-père, pensé-je. Je ressens un certain soulagement à ne pas trouver sa trace dans l’une de ses brèves incongrues. Je referme finalement le journal et le rend à Camille qui me regarde les bras croisés sur la poitrine :

— Tu m’expliques ce qui me vaut un accueil aussi chaleureux ? 

— Excuse-moi mais mon grand-père n’est pas rentré des souterrains. Il est parti soir rendre visite à Tibey. Il voulait juste vérifier que son épouse se portait bien. Elle vient d’avoir un bébé...

— Je comprends mieux, s’adoucit-elle. Il est sans doute resté auprès d’elle et du petit.

— Sans nous prévenir ? Non, il nous aurait envoyé une corneille…

— Il a peut-être oublié. J’oublie tout un tas de trucs, moi.

Mon grand-père aussi, ces derniers temps, pensé-je. 

— Bon, reprend Camille, mon père dit souvent qu’il faut pas crier avant d’avoir mal. Alors en attendant qu’il rentre, et il va rentrer, crois-moi, tu vas te concentrer sur notre programme du jour. 

En quelques minutes, Camille installe un véritable parcours du combattant qui s’étend dans tout le rez-de-chaussée. La marmite d’Augustine, l’escabeau du jardinier, sont autant d’obstacles sur lesquels je vais devoir grimper ou qu’il me faudra contourner. Tandis que Camille m’accroche une dizaine de spatules autour du cou, Gulliver apparaît soudain dans un nuage de fumée. Il s’installe sur le canapé et commence à en pétrir l’assise.

— Je n’aurais manqué ça pour rien au monde, annonce-t-il.

Camille se met alors à me briefer :

— Un seul mot d’ordre : agilité et discrétion. Ta mission : réaliser le parcours en moins de trente secondes et en faisant moins de bruit que Gulli…

— Pour toi, c’est Gulliver, fillette, la coupe le mandragot. Non, attend, essaie « Monsieur Gulliver », pour voir, c’est comme ça que m’appellent les souris du Marais.

— Je disais donc : en faisant moins de bruit que ce brigand à puces avec son sac d’or. T’en fais pas, ça devrait pas être compliqué. Il a la discrétion d’une oie à qui on aurait accroché des clochettes à chaque patte. 

Alors que je suis à deux doigts de m’élancer, la cloche de porte s’agite. Je me rue à jusqu’à l’entrée comme si mon grand-père pouvait se trouver derrière la porte ce qui, à bien y penser, est vraiment insensé. J’atteins l’entrée avant que Charbon n’ait pu actionner le loquet. Lorsque j’ouvre, un homme coiffé d’un haut de forme se tient dans l’encadrement. Ce n’est pas mon grand-père mais Alcide Deflandre. Il travaille au bureau des créatures du Peuple de l’Ombre.

Charbon s’empresse de l’accueillir :

— Bonjour M. Deflandre, je vous en prie, entrer.

L’homme, fin et étiré, se déleste de son manteau de fourrure et de son haut de forme. Il pénètre dans le petit salon avant de se laisser tomber sur le divan où Gulliver termine sa sieste.

— Pourriez-vous prévenir votre grand-père que je suis là ? Me demande-t-il.

Je réfléchis à toute vitesse. 

— Il est sorti régler une affaire urgente. Il ne devrait plus tarder.

Plus le temps passe, plus je doute de cette affirmation.

— Fort bien, je vais l’attendre dans ce cas.

— Vous apportez un nouvel ordre de mission ?

— Oui, dit-il en sortant d’une de ses poches une enveloppe rouge. Les nixies menacent de remonter à la surface et de mettre à feu et à sang Paris.

Mon cœur loupe un battement.

— Pour quelle raison ?

— L’œuf de coquatrix que couvait l’une d’entre elle a été volé cette nuit, m’explique l’homme.

L’article du journal me revient alors en mémoire. Se pourrait-il que la femme grenouille aperçue dans la nuit soit une nixie ? Voilà une enquête que mon grand-père aurait résolu en un rien de temps… s’il était là. Lorsqu’une créature manque de discrétion au point de révéler aux yeux du monde l’existence des cryptides, le bureau secret du Peuple de l’Ombre se met immédiatement au travail. Il se charge d’abord de  faire passer le témoin pour un illuminé ou un ivrogne afin de discrédité ses propos avant de faire intervenir mon grand-père pour mettre hors d’état de nuire la créature.

Alcide Deflandre sort une montre à gousset de la poche de son veston.

— Il se fait tard. Votre grand-père vous a-t-il dit où il devait se rendre ?

Alors que je cherche une excuse qui justifierait son absence, l’homme poursuit :

— Peut-être s’est-il encore perdu ?

Le sourire ironique qui prend naissance sur son visage me laisse penser que ce n’est pas l’inquiétude qui motive sa question.

— Ça jase au bureau, explique-t-il, Votre grand-père a toujours été, disons, un original… dit-il en jetant un coup d’œil aux louches d’Augustine qui pendent encore à mon cou.

— Ces derniers temps, néanmoins, c’est à se demander s’il ne perd pas les pédales. Il est peut-être temps pour lui de raccrocher.

L’homme décroise ses jambes et frotte le bout de sa bottine crasseuse derrière son mollet.

La remarque d’Alcide Deflandre me pique au vif. Je décide de jouer carte sur table mais veille à omettre la vérité sur l’heure du départ de papi.

— Il vient de partir porter quelques médicaments à Tibey. Son épouse a mis bas récemment. Mais qui sait combien de temps il sera retenu ? Je ne sais pas comment se portent la mère et l’enfant…

— Voyez-vous donc, dit l’homme en lissant sa bacchante entre son pouce et son index.

— Vous devez être un homme fort occupé et je m’en voudrais de vous faire attendre plus que de raison. Que diriez-vous de me confier la lettre ? Proposé-je. Vous pouvez compter sur moi, je me chargerai de remettre l’ordre de mission à mon grand-père dès son retour.

— Fort bien. L’Empereur veut que la situation soit sous contrôle le plus vite possible.

Sans avoir à argumenter davantage, Alcide Deflandre accepte de me confier la lettre. J’en suis le premier surpris mais je décide de prendre cela comme une marque de confiance. Après tout, je n’ai jamais loupé une seule de ses visites et mon grand-père m’a toujours laissé prendre part à leurs échanges.

 Lorsque la porte d’entrée claque derrière lui, je me retourne vers Gulliver :

— Il faut que quelqu’un parte à la recherche de mon grand-père !

— Je suis partante ! s’enthousiasme Camille en sortant de l’armoire dans laquelle elle s’est cachée à l’arrivée d’Alcide Deflandre.

— A la bonne heure ! proclame Gulliver. Qu’elle y aille ! Avec un peu de chance, elle se fera croquer par le menticore.

Camille grimace.

— Gulli, nous devons y aller !

— Tu rêves. Pas moyen que je mette une patte dans les égouts.

— Monsieur Lenoir, dois-je vous rappeler que vous n’êtes pas autorisez à descendre visiter le Peuple de l’Ombre ? Intervient le petit singe.

— Mais enfin, grand-père a quitter l’hôtel il y a plus de douze heures !

Gulliver s’étire sur le sofa.

— S’il s’est perdu, quelqu’un le raccompagnera jusqu’à la crypte. Comme la dernière fois, dit-il.

— Et s’il était blessé ?

— Henri Lenoir n’en n’est plus à son coup d’essai, m’assure Charbon. C’est un cryptozoologue chevronné…

— Qui ne sait plus quel jour on est et qui s’est perdu dans l’endroit qu’il est sensé connaître mieux que sa poche, le coupé-je. En plus, le temps presse, les nixies mettent en péril le secret de l’existence du Peuple de l’Ombre. Si personne n’intervient, papi n’aura plus aucune crédibilité. Vous avez entendu Alcide Deflandre ? Il ne manque plus grand-chose pour que tout le monde le pense sénile. 

— Je suis navré mais vous n’êtes pas… Prêt.

Comme papi, Charbon pense sans doute que mon handicap me rend incapable de déambuler dans les souterrains.   

— Alors je ne vois pas d’autre solution, dis-je.

Charbon jette un regard angoissé à Gulliver.

Il a déjà deviné.

— Code Citrouille !

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