Chapitre 4 : Virée shopping et Révélations

Statique devant une grande enseigne de magasin de cosmétique, je n'ai pas à chercher bien longtemps avant de repérer ma meilleure amie dans la foule qui commence à peupler le centre commercial. Il me suffit de suivre les regards insistants des hommes qui passent à côté d'une jolie femme tirée à quatre épingles, pour la trouver.

Si je devais nous comparer, je dirais que nous sommes tout bonnement les parfaits opposés. Ses jambes interminables donnent à sa silhouette une allure longiligne quand les miennes me rapproche plus du Minimoys que du joli mannequin de Victoria Secret's. Ses cheveux châtains sont toujours parfaitement coiffés, comme si elle sortait d'un salon Franck Provost, tandis que ma crinière blonde se contente d'un chignon fait à l'arrache avec mes nombreux petits cheveux qui tentent une échappée de toute part. Même à sa démarche gracieuse, je fais tache à côté. Je me dis souvent que les gens doivent se demander ce qu'une femme comme elle peut bien trouver chez quelqu'un d'aussi quelconque que moi. Toute fois, je garde un atout qu'elle n'a pas : mes yeux. Derrière leur apparence marron, ils ont ce reflet doré qui vient les éclairer quand la luminosité augmente, leur donnant une jolie couleur verte. Contrairement à moi, Tanya a les yeux d'un noir abyssal qui lui donne souvent un regard mauvais.

Cet après-midi "vidage d'esprit", comme nous l'avons baptisé, me fait un bien fou et pourtant il n'avait pas forcément bien débuté. Quand je lui ai annoncé mes projets professionnels, Tanya s'est mise dans tous ses états.

« Non mais tu te rends compte, tu ne vas quand même pas t'abaisser à ça. Tu es bien trop qualifiée pour ce genre de service... » Et j'en passe des meilleurs.

Mais, après avoir fait une petite mise au point et l'avoir informée que je commence sûrement lundi, elle s'est adoucie. La discussion a finalement dévié, pour finir sur elle et ses petits problèmes. J'ai beau l'adorer, j'ai parfois l'impression de n'être que l'ombre d'elle-même. Attention, je ne dis pas qu'elle ne me porte aucun intérêt. Seulement, elle a cette fâcheuse tendance à se placer au centre de toute les attentions. Heureusement, par le plus grand des hasards, nous avons croisé Liam, un autre de mes plus chers amis, ce qui a coupé net son petit monologue. Cela aurait pu être une heureuse rencontre si ces deux-là ne se vouaient pas un profond mépris depuis plus d'un an. Pourtant, cela n'a pas toujours été ainsi.

Avec Tanya, nous nous sommes rencontrées le jour de notre rentrée en première année et le moins que l'on puisse dire c'est que ça a tout de suite collé. Derrière son côté bimbo nombriliste, c'est une jeune femme très intelligente et pleine de vie avec qui je partage de nombreux points communs comme un goût prononcé pour l'adrénaline et les situations à risque. Un week-end, alors que ses parents étaient en voyage, elle avait organisé une énorme soirée lors de laquelle il y avait de nombreux invités, dont Liam. À l'époque, ils entretenaient tous les deux une relation étrange avec de l'attirance mutuelle, mais sans sentiments. Logiquement, j'avais longtemps pensé qu'ils étaient "amis avec avantage en nature". Et puis aucun des deux ne m'avait contredite dans cette idée. Au fil des soirées, j'avais appris à connaître Liam et une belle amitié a fini par se créer. Souvent, il se confiait à moi au sujet de sa relation avec Tanya, qu'il ne comprenait pas toujours, puis sur des sujets plus personnels comme sa famille ou ses projets. On formait un sacré trio de soirée ! Le genre à se faire remarquer tant par le bruit que par les blagues que l'on ne cessait de sortir. Puis un jour, sans que je ne sache pourquoi, une dispute a éclaté entre mes deux partenaires et depuis, ils ne se parlent plus.

Après une lourde négociation avec Tanya, Liam a finalement passé le reste de l'après-midi avec nous, pour mon plus grand plaisir. C'est tellement rare d'avoir les deux au même endroit que je me suis délectée de ce petit plaisir que m'a fait le hasard.

Vers dix-sept heures, Tanya a reçu un appel et a dû partir précipitamment, laissant à Liam le bon soin de me raccompagner chez moi.

Alors que l'on roule, un silence inhabituel plombe l'ambiance, si bien que je n'ose pas aborder le moindre sujet. J'observe l'homme châtain qui me tient compagnie, espérant trouver un indice concernant le malaise qui envahit l'habitacle. Son corps, ni rond ni sculpté, épouse parfaitement la courbure du siège en tissu. Son visage, aux joues rebondies, ne laisse entrevoir aucune émotion. Seuls ses yeux gris, rivés sur la route et à demi camouflés par l'épaisse monture noire de ses lunettes de vue, trahissent le conflit interne qui semble se jouer dans son esprit.

Face au mutisme de mon accompagnateur, je me mets à jouer sur mon téléphone pour tenter d'occuper mes petits neurones qui se mettent à cogiter. En trois ans d'amitié, c'est bien la première fois que la situation est aussi étrange entre lui et moi. Habituellement, il est bavard et taquin. Avec ses playlists des années quatre-vingt, les trajets se transforment régulièrement en concert d'Emile et Image version Liam le chanteur. Aujourd'hui, c'est comme si Johnny était décédé une seconde fois. Après plusieurs minutes, qui m'ont paru être une éternité, il se gare devant le grand portail en fer qui clôture la maison où j'ai grandi.

— Je suis content de t'avoir revue, Roxane, m'avoue-t-il, alors que je m'apprêtais à sortir de la voiture.

Je me rassois sur le siège vétuste de sa petite Toyota et lui fait face. Ses yeux me fixent fébrilement.

— Moi aussi, ça m'a fait plaisir. Ça faisait tellement longtemps qu'on ne s'était pas vus, que je me demande pourquoi on ne se voit pas plus souvent

Je lui adresse un petit sourire en coin.

— Je suis disponible souvent, tu sais, m'informe-t-il presque vexé. C'est juste que lorsque tu n'es pas prise par les cours ou par ton père, tu es avec Tanya.

Si je ne le connaissais pas aussi bien, je pourrais presque penser qu'il est jaloux. Après de longues secondes à réfléchir à une réponse, je claque les mains sur mes genoux en guise d'agacement. Cette histoire entre eux commence à me taper sur le système et je ne suis pas le premier prix d'une tombola. Le temps est venu de mettre les choses au clair et d'avoir des réponses.

— Mais que s'est-il passé entre vous enfin ? Je me souviens d'un temps où vous étiez proches, et c'est peu dire, alors pourquoi aujourd'hui vous vous comportez comme la Peste et le Choléra ? Je commence à en avoir assez d'être le cul entre deux chaises et devoir constamment choisir lequel des deux je veux voir.

Il se replace face à son volant, la tête droite, le regard lointain, et prend une grande inspiration.

— Vois ça directement avec Tanya, après tout c'est à cause d'elle si on en est là. Ce n'est pas à moi de te ressortir ses arguments bidons, lance-t-il sèchement. Vois ça avec celle qui se dit être ta meilleure amie. Maintenant, si tu veux bien, je suis attendu.

Bah dis donc, quel changement d'humeur. Je ne le connaissais pas aussi lunatique. Maintenant, j'en suis certaine, il s'est passé quelque chose qui a eu raison de leur amitié et qui me place au beau milieu de leur conflit.

Je rentre chez moi d'un pas rapide, sans me retourner. Ce changement soudain de comportement de la part de Liam a noirci ce bel après-midi. J'entre à la maison, claque la porte derrière moi et je me dirige vers ma chambre, sans me soucier de savoir si quelqu'un est présent dans la bâtisse. Je fais voler mes affaires sur le lit et pars en quête d'un bon livre pour me divertir.

Je suis plongée dans la lecture d'« Orgueil et Préjugé », quand je reçois un SMS de mon ami.

« Je suis désolé pour tout à l'heure, je me rends compte que mon comportement a été déplacé. Si je te fais des muffins, tu me pardonnes ? »

J'esquisse un petit sourire à la lecture de la dernière phrase. Avec de telles excuses, comment rester fâchée contre lui ? Je lui avais déjà pardonné à la minute même où j'ai claqué la portière de sa voiture. Je lui réponds, presque immédiatement.

« Pas de soucis. C'est oublié, mais je veux le fin mot de l'histoire entre Tanya et toi. PS: tout choco les muffins! »

« Je pense vraiment que c'est à elle de t'expliquer. PS: c'est noté »

Sa réponse pique ma curiosité. Qu'est-ce qui justifie que ce soit à Tanya et non à lui de me donner des explications ? Ne pouvant plus me retenir, j'appelle ma copine qui me dit sur un ton joeyux.

— Hey, bichette, tu es rentrée saine et sauve ?

— Bien sûr, j'ai été ramenée par le meilleur des chauffeurs.

Je me garde bien de lui dire que l'ambiance était tout sauf festive.

— Pas sûr que Liam puisse être considéré comme un bon conducteur, rétorque-t-elle d'un ton amer. Alors pourquoi cet appel ?

Je laisse planer le silence, le temps de formuler correctement les choses dans ma tête, et je me lance.

— Et bien ... euh... J'ai remarqué votre comportement à Liam et toi cet après-midi et je me souviens que ça n'a pas toujours été aussi froid entre vous. Tu ne m'as jamais raconté ce qu'il s'est passé.

— Oh ça... lance-t-elle de façon désintéressée. Figure-toi qu'un beau jour, il a décrété que j'étais trop possessive et que je l'empêchais d'aller butiner ailleurs, alors il a coupé court à notre relation.

Ça ne peut pas être l'unique raison, car, connaissant Liam, il n'aurait pas fait autant de mystère pour si peu. Et puis, vu les conversations que l'on avait ensemble, si la possessivité de Tanya le gênait, il m'en aurait parlé. Curieuse, je cherche à creuser un peu plus.

— Mais il avait des vues sur quelqu'un ? demandé-je pour en savoir davantage.

Le silence s'installe comme si elle cherche ses mots. Sa respiration forte laisse présager de grosses révélations.

— Il est dingue de toi depuis des années, m'avoue-t-elle finalement. Enfin, il a toujours nié, mais tout a commencé à déraper entre nous, quand vous avez commencé à vous rapprocher.

Non ? Cet aveu me fait l'effet d'une bombe. Ma conscience en est même tombée des nues

— Mais enfin, ce n'est pas possible, Tanya. Je l'aurais bien vu depuis tout ce temps.

— Il t'aurait envoyé un pigeon voyageur que tu n'aurais rien remarqué. Depuis toutes ces années, j'ai bien observé son comportement face à toi. Il est attentionné, le regard doux. Il rigole à tes blagues, même les plus nulles. Il se plie en quatre pour te faire plaisir. Et regarde, il a passé l'après-midi avec nous, alors que l'on ne peut plus se voir lui et moi et que l'on sait toutes les deux qu'il déteste le shopping. Il ne m'a jamais manifesté autant d'intérêt. Avec moi, il se contentait de prendre du bon temps.

Je dois admettre que son argumentaire tient la route, bien que j'aie encore du mal à y croire.

— J'ai toujours pensé que c'était justement ce que vous recherchiez tous les deux, répliqué-je naïvement, déboussolée par la soudaine tristesse de mon amie.

— Oui, bien sûr. Mais tu sais comment nous fonctionnons, nous les femmes. Même quand on dit que l'on ne veut pas s'engager, nous sommes vites rattrapées par nos petits coeurs tendres. Et j'ai fini par succomber à ses charmes.

Et bah ça alors. Si je m'y attendais. D'un coup, j'ai l'impression d'être passée à côté de ces trois dernières années. Comme si on m'avait injecté de beaux souvenirs pour m'empêcher de faire face au conflit qui se jouait entre mes deux amis, gênée , je lui réponds :

— Merci de me l'avoir dit. Sache seulement que je n'aurais rien tenté avec lui sans t'en parler avant. Et puis, la question ne s'est jamais posée puisque je n'ai pas du tout les mêmes sentiments pour lui.

— Je sais bien, Bichette. Je n'ai jamais douté de toi une seule seconde. Bon, je dois te laisser. Ma mère vient de rentrer et j'aimerais lui montrer mes achats de cet après-midi. À plus.

À peine le temps de la saluer qu'elle raccroche.

Mon portable en main, je suis toujours sous le choc de la révélation que m'a faite Tanya. Je n'en reviens pas d'être passée à côté des sentiments de Liam toutes ces années. Comment se fait-il que je n'ai rien vu ? Et maintenant que je le sais, est-ce que cela va changer quelque chose entre nous ? J'adore passer du temps avec lui, mais je ne l'ai jamais vu autrement que comme un ami.

Je me prends trop la tête. Je ferais mieux de me ressaisir et de préparer les questions que je peux avoir à poser demain à ma future équipe. Le stress me gagne de savoir que je vais devoir me présenter devant je ne sais pas combien de personnes, qui vont sans doute me scruter de la tête aux pieds pour savoir si je fais le poids, ou pas. En tout cas, si elles s'en tiennent au physique, elles vont être déçues. Même les bras levés, je ne mesure pas plus haut qu'un enfant de dix ans et j'ai beau manger comme un ogre, je pèse à peine plus de cinquante-quatre kilos. Autant vous dire que dans un combat de catch, je finis hors du ring.

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