Chapitre 4 - Viv Pax-Helf

Par MarineB

Harmas se réveilla en sursaut la nuit suivante. Un fracas immense venait de retentir dans la ville endormie. Il quitta son lit et se dirigea vers la fenêtre. Un attroupement se formait déjà deux rues plus loin. Une tour venait de s’effondrer.

— Que se passe-t-il ? cria Félix au loin.

— La tour des Lazarus vient de s’effondrer. Je vais descendre pour aider et voir ce qui se passe. 

Un énorme tapage se fit entendre à l’étage supérieur. On aurait dit que Félix essayait de bouger les meubles de son atelier. Un léger nuage de poussière se décolla du plafond pour atterrir sur le crâne d’Harmas.

Paniqué, il quitta la fenêtre et se précipita vers l’escalier central. Il monta deux à deux les marches pour déboucher au sixième étage. Son père était au sol, à côté de son lit.

Harmas fut soulagé lorsqu’il le vit rire.

— Quel spectacle je fais ! pouffa-t-il, je voulais venir avec toi mon fils. C’est la seconde fois que la tour des Lazarus s’écroule. J’étais là il y a dix ans pour les aider, j’étais là…

— Je sais papa que tu étais là, confirma Harmas en taisant le fait que Félix n'avait pas été d'une grande aide ce jour-là. 

Harmas vit les yeux de son père s’embraser dans cette nuit noire d’automne. Il le prit contre lui et sentit son corps se relâcher. Félix ne riait plus et entourait son fils de ses bras fatigués.

— Le départ pour la fête est après demain Harmas, j’aimerais prendre un moment avec toi, demain soir, pour qu’on se lise des histoires. Comme avant ! 

Harmas cacha sa réticence. Félix Fèvre aimait les contes et les légendes des anciens. Il aimait ces histoires qui peignaient un autre monde que le nôtre, celles qui sous entendent que des forces supérieures nous observent et régissent notre monde.

Félix aimait toutes les histoires interdites au Pays de Lavasse.

Harmas n’avait jamais eu le souvenir d’avoir assisté à une quelconque célébration spirituelle dans son pays. Seule la bonté des Juges étaient célébrées et priée. Il éprouvait même des difficultés à comprendre ce que signifiait le mot spirituelDes histoires d’un autre temps, se disait-il souvent. Les contes et légendes avaient toujours été mal vues, les croyances ont toujours été interdites dans le pays. La frontière était fine et Félix aimait en jouer.

Le père Fèvre possédait sous son lit, un nombre incalculable de livres reliés. Il se laissait parfois tomber de sa paillasse, pour atteindre son cabinet caché et lire à même le sol des histoires qui semblaient le guérir. Harmas en connaissaient une bonne partie et il avait appris à s’en méfier. Ce que Félix avait toujours regretté. 

— Oui papa, demain soir, rendez-vous dans ton atelier pour écouter tes histoires. J’irai acheter du pain ambré si ça te dit.

— Évidement que ça me dit fils, merci de supporter ton père…veux-tu bien me reposer sur ma couche à présent ? Je ne tiens plus. »

Harmas passa son bras sous les jambes de son père et le souleva sans aucun effort. Il le déposa sur son lit et glissa une couverture de laine sur ses épaules. Félix dormait déjà.

La matinée était déjà bien avancée lorsque Viv Pax-Helf frappa à la lourde porte du rez-de-chaussée. Harmas l’attendait et passa la tête par la lucarne du deuxième étage pour lui dire de monter. Les bras plongés dans une énorme malle rouillée, il sourit lorsqu’il vit la jeune fille pénétrer dans la pièce de vie. Le froid de cette matinée avait coloré son visage rond.

— Oh merci, enfin une pièce capable de réchauffer mes os glacés ! lança-t-elle tout en se frottant les bras.

Harmas la regardait et le rouge lui monta aux joues. Il avait toujours trouvé Viv très délicate et fragile. Le contraire de sa mère, ce qui lui plaisait forcément.

— Je te sers une infusion ? proposa Harmas.

– Oui s’il te plait, répondit Viv tout en s’installant près de l’âtre de la cheminée centrale.

Harmas ouvrit plusieurs pochons tissés et en sortit des feuilles d’orties et des bourgeons de pins qu’il jeta dans un récipient rempli d’eau qui était déjà sur le feu.

Viv le regardait faire comme une enfant perdue au milieu des adultes. Elle semblait très souvent ailleurs et dépassée par les évènements qui l’entouraient. Si on ne connaissait pas Viv Pax-Helf, on lui attribuerait difficilement une quelconque responsabilité. Pourtant, c’était très précisément son rôle : être au service des habitants de Fort-Erèbe.

Viv faisait partie de la classe des Bras-Aidant. Leurs missions étaient de se mettre au service des familles de la capitale. Aménagement et reconstruction des tours, soin des habitants, compagnie pendant les longues nuits d’hiver, leurs tâches étaient nombreuses et leur savoir renommé. Mais c’est principalement pour les difficiles travaux d’évacuation de la ville deux fois par an que les Bras-Aidants parcouraient les rues de Fort-Erèbe. Ils ordonnaient alors les convois de départ, préparaient les listes des voyageurs, aidaient les Lavassiens à vider les deux premiers étages de leurs habitants et à isoler ce qui était précieux. Choisir cette voie n’était pas une tâche aisée pour les jeunes hommes et femmes qui s’engageaient. Ces derniers devaient alors abandonner leur nom pour adopter celui de Pax-Helf dès l’obtention de leur uniforme de service. Etre Pax-Helf au Pays de Lavasse était un rôle honorifique et beaucoup de jeunes Lavassiens embrassaient cette carrière. Les Pax-Helf avaient en effet le privilège de loger dans la Tour Aidante, située au sud de la ville. Étant l’une des plus solides de la capitale, elle apportait chaleur et sécurité à ses habitants.

Harmas posa un gobelet brulant devant Viv. Elle le remercia d’un bref mouvement de tête.

— J’ai pris beaucoup de retard cette année sur la préparation du départ pour la fête, dit Harmas, le rez-de-chaussée a été vidé mais il faut que je m’occupe du premier et du deuxième étage. Est-ce que tu pourras te charger d’empaqueter les affaires de mon père ?

– Oui sans souci ! Je m’occuperai de lui prendre ses vieux recueils, il n’avait pas pu faire la lecture de ses contes préférés lors de la première soirée de la fête l’an dernier et je m’en été voulu ! »

Harmas marqua un silence. Il avait volontairement laissé les histoires de son père dans son atelier l’an dernier.

Il savait pourtant que les enfants de Fort-Erèbe attendaient impatiemment les récits de Félix Fèvre à chaque transhumance. Depuis qu’il éprouvait des difficultés à se déplacer, Félix avait aménagé l’arrière d’une charrette en une grande litière chaude et confortable. De lourdes couvertures richement brodées tapissaient le fond de la voiture tandis que de fins coussins de feutres invitaient les enfants à se délasser avant le début de la lecture.

Les places devenaient chères pour voyager avec Félix et Harmas avait un souvenir douloureux des reproches faits par les parents à son père. Félix était en droit de lire ses histoires mais leurs nombreuses références mystiques laissaient croire à Harmas qu’elles finiraient par apporter leurs lots de problèmes.

Il avait alors ignoré l’an dernier la caisse contenant les ouvrages de son père et avait organisé le voyage ainsi. C’était sans compter la bonne mémoire du paternel qui avait alors récité les deux mêmes histoires aux enfants de sa charrette et durant les trois jours des fêtes de la transhumance. Les forgerons glacés et Le Royaume d’Obisus étaient devenus les deux récits qu’Harmas ne pouvaient plus écouter sans risquer de perdre la raison.

— Pas plus de cinq textes s’il te plait, nous manquons de bras cette année avec l’effondrement de la tour des Lazarus, précisa Harmas. Fais également attention aux petits voleurs de Gargoulette, le papier qui n’est pas rongé par le sel est un bien précieux…

— Promis ! Félix sera heureux, merci pour lui ! répondit Viv en vidant son gobelet d’une traite. Elle se leva et d’un pas décidé grimpa l’escalier laissant derrière elle une senteur boisée. Sa longue jupe verte dissimulait un pantalon fluide qui lui permettait de lever les jambes sans soucis. Un liseré doré suivait l’interstice de sa jupe et se tortillait au rythme de ses pas. Elle disparut à l’étage supérieur sous le regard d’Harmas.

Le reste de la journée fut chargé. Harmas déplaça tout le contenu du premier étage dans la pièce de vie. Coffre lourd et réserve d’acier, tonneaux de vin et caisses de poisson séché renforçaient les bras du jeune Fèvre. Il avait récemment dépassé sa seizième année et on pouvait commencer à deviner le début d’une carrure solide bien que sa maigreur soit encore l’objet de moquerie. Les traits fins du jeune homme laissaient entrapercevoir le visage de sa mère. Il paraissait sous une certaine lumière, plus féminin qu’Alris et Felinel était souvent le premier à lui faire remarquer. Il maudissait régulièrement les nombreuses boucles qui ornaient son front et ne l'aidaient pas à perdre son air juvénile. 

Le charretier passa ce jour-là réclamer son dû pour la traversé du pays et Harmas n’osa pas négocier lorsqu’il constata que les prix avaient augmentés. Le vieux Bram transportait depuis bien longtemps la famille Fèvre et semblait vouloir capitaliser sur les histoires de Félix. Bram voyait d’un mauvais œil les récits du père Fèvre mais n’avait pas abandonné le poste par respect envers Alris.

La nuit commençait à tomber sur cette journée fraîche quand Harmas quitta le Donjon Tordu pour se rendre au sud du quartier des forges. Étonnement loin du secteur des boulangers, on pouvait y trouver l’échoppe du Pain Gâté. La boutique faisait grise mine dans les rues sombres et étroites du sud de la capitale.

Sa façade, comme étouffée entre deux tours adjacentes, semblait implorer qu’on ouvre sa porte pour la libérer. Le dessin maladroit d’un petit pain jaune ornait la vitrine crasseuse. Seule la lumière orangée qui émanait de la façade apportait assez de réconfort pour oser franchir la porte principale.

Harmas entra au Pain Gâté et sentit l’odeur moelleuse du pain soulager son humeur maussade. Il posa son sac en tissu sur le comptoir. Attendant que quelqu’un se présente, il s’accouda et eut la désagréable surprise de rester collé sur la surface. Une quantité honteuse de vieux miel séché retint le coude du fils Fèvre lorsqu’il voulut se dégager. C’était le principal piège du Pain Gâté : son intérieur collant. Fort du succès de ses petits pains ambrés, l’échoppe gérait difficilement les caractéristiques du miel. Cela ne nuisait en rien aux affaires mais le lieu portait ainsi définitivement bien son nom.

— Harmas ! lança une jeune fille au teint rosé sortant du nuage de fumée qui occupait le fond de l’échoppe.

— Salut Juline ! J’aurais besoin de six petits pains ambrés s’il te plait, demanda Harmas.

— Vous faites des réserves pour la traversé n’est-ce pas ? Vous avez bien raison. 

Elle disparut à nouveau dans le nuage de vapeur et réapparut avec un plateau contenant une bonne vingtaine de petits dômes brillants et marbrés. Sous un certain angle, les pains ambrés ressemblaient à de petits joyaux incrustés de pépites d’or. Le spectacle était ravissant.

— Comment va ton père ? demanda Juline tout en plaçant les gourmandises dans le sac d’Harmas.

— Il ne va pas mieux si c’est la question que tu poses. J’ai l’impression que plus le temps passe plus il semble se ratatiner dans son vieux siège. Il a l’air si sec, tu le verrais ! Sans parler de sa respiration sifflante… Mais il ne perd pas la tête et il est toujours aussi casse-pieds quand il s’agit d’insister pour lire ses histoires jusqu’aux Monts-Tranchés… 

Juline avait fini depuis bien longtemps d’emballer la commande d’Harmas, et l’écoutait attentivement, accoudée au comptoir. L’idée de rester coller ne semblait pas incommoder la jeune fille. Harmas ne sut que dire de plus. Le regard de Juline l’intimidait mais il se sentait plus léger. L’odeur sucrée du pain, la chaleur du lieu et l’oreille attentive de la boulangère soulageaient ses tourments.

— Je te dois combien ? demanda Harmas.

— Rien du tout, petit ferronnier ! Tu payeras ta dette durant la fête ! »

Harmas baissa la tête et évita le regard de la jeune fille. Elle était à peine plus âgée que lui mais son audace était suffisante pour le rendre soudainement muet. Il la salua et quitta le lieu avec une furieuse envie de courir. Un sourire se dessinait pourtant sur son visage. Il se disait que la soirée allait être agréable. 

Le Donjon était calme lorsque Harmas pénétra au deuxième étage. Le feu était toujours vif. Viv s’était occupée de tout. Harmas entendit un rire puis une toux essoufflée. Il vit son père, le visage rouge mais radieux lorsqu’il entra dans l’atelier du dernier étage. La lumière de deux chandelles éclairait le visage de Félix et de Viv. Un fin manuscrit à la couverture verte était ouvert dans les mains du père Fèvre.

La pièce était ordonnée et les affaires de Félix étaient toutes empaquetées. Une caisse posée sur le lit débordait d’ouvrages reliés et de tablettes de cire. Viv n’avait pas réussi à limiter l’enthousiasme du conteur.

La jeune fille se leva lorsque Harmas se rapprocha.

— Ses affaires sont dans le balluchon jaune. Il a voulu prendre quelques outils de feuillagiste. J’ai tout mis dans votre petit coffre en osier qui est dans l’entrée. Quant à ses livres…

— Ne t’en fais pas Viv, ça ira comme ça. Merci beaucoup. »

Viv respira de nouveau. Ses traits tirés manifestaient l’inquiétude qu’elle portait.

— Oh tu m’en vois soulagée ! admit-elle. Je passerai demain à la première heure avec une Pax plus solide que moi ! Elle s’occupera de transporter Félix dans sa charrette. Il prendra le premier départ pour les plateaux de la transhumance. J’aurai le temps de lui installer sa tente aux histoires une fois arrivés ! »

Harmas sourit en hochant la tête. Viv était un réel soutien pour le Donjon Tordu. Cela faisait bientôt cinq ans qu’elle était au service de la famille et Félix l’adorait comme sa propre fille.

Une fois Viv partie, Harmas déplaça la table de travail de l’atelier au centre de la pièce. Il dressa ensuite une table agrémentée d’infusions fraiches et piquantes, de poissons et d’algues séchées et de petits pains sucrés. Félix avait patiemment regardé son fils disposer les mets sur la table, comme un enfant devant une sucrerie. Les yeux brillants, il arborait un sourire fixe tout en tenant fermement un ouvrage contre lui.

 

 

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