Chapitre 3 - Les forgerons de l'Héliée

Par MarineB
Notes de l’auteur : Rappel des chapitres précédents : Harmas est un apprenti ferronnier. Il s'occupe de son père semblant souffrir d'un mal mystérieux. Harmas préfère la solitude et la création artistique, ce qui rend son travail d'apprentissage plus difficile. Ses relations avec sa mère sont difficiles et le contremaître de la forge (Arthriel Müs) lui mène la vie dure tandis que son fils (Félinel Müs) est jaloux de la relation du jeune homme et de son père.
TW : Mort et violence

Arthriel arpentait depuis l’aurore les cinq étages de la forge. Sa barbe cachait difficilement son visage rougi par l’effort. Les forgerons de l’Héliée devaient récupérer la commande la plus importante de l’année pour la forge nord de la capitale : deux grilles d’honneur en fer forgé d’une hauteur de vingt mètres. Chaque année, la Tour des Juges gratifiait une forge de la capitale en lui commandant la réalisation de ses grandes portes. Elle envoyait alors ses plus fidèles émissaires, les forgerons de l’Héliée, pour contrôler et récupérer l’ouvrage. La commande était la même depuis plus de cinquante ans et Arthriel avait attendu cinq ans avant de pouvoir à nouveau travailler sur les grilles. Il connaissait par cœur leur réalisation et y prenait un réel plaisir.

Il fut tout de même surpris cette année à la lecture des instructions : la Tour avait exigé l’ajout de deux bagues d’un diamètre de vingt centimètres en haut de chaque porte. Le contremaître avait bien rit en se disant que la Tour des Juges se complaisait de plus en plus dans le luxe. Il était évident que ces deux bagues étaient destinées à l’ajout de deux belles pierres précieuses. De la taille d’un poing, vous vous rendez compte ? avait-il répété pendant les six mois qu’avaient nécessité la réalisation de ces portes.

Harmas observait la scène les bras croisés à côté de sa mère. Les deux portes prenaient la totalité de l’espace de la forge et cela faisait une semaine qu’on ne pouvait plus fermer l’accès principal.

« Je ne sais pas si je suis prête à subir le mépris des forgerons à nouveau, bougonna Alris. Il y a cinq ans, ils avaient ri à la vue de ce pauvre Raphin. Il s’est senti si peu à sa place qu’il avait quitté la forge dès le lendemain pour débuter un apprentissage de pluviers comme sa mère lui rabâchait depuis des années. »

Alris sembla peinée mais elle releva immédiatement le menton.

« Qu’ils essayaient de t’humilier, ils m’auront encore sur le dos ! » ajouta-t-elle.

Harmas lui jeta un coup d’œil suspicieux, ne sachant comment prendre sa remarque. Il regardait d’un air songeur la grande porte de la forge Nord. Les bras croisés, il n’avait lui-même pas remarqué l’étrange ressemblance avec Alris qui se tenait de la même manière. Deux têtes les différenciaient tout de même et Harmas se rapprochait plus de la taille d’Arthriel Müs que de la petite Alris Fèvre. Pourtant, une étrange complémentarité émanait de la mère et son fils.

Felinel Müs, Bras de Fer comme Harmas, lustrait les grilles comme son père lui avait demandé. Le fils d’Alris l’observait d’un air mauvais, s’imaginant à nouveau le discours victorieux que le fils Müs avait pu tenir dans la taverne voisine.

Le chaos des charrettes qui circulaient dans la rue des forges s’interrompit soudainement et un silence irréel se posa comme un voile sur le quartier. On venait de couper le trafic de la rue. Les roues de bois n’écrasaient plus les pavés. Les forgerons de l’Héliée arrivaient. Arthriel cessa à son tour sa course folle. A la manière d’un soldat, il se planta raide devant la porte principale, la tête levée, le torse bombé et les bras joints dans le dos. Harmas sourit en regardant son contremaître et trouvait qu’il avait tout de même fière allure dans son uniforme des forges, tout de cuir vieilli et bruni.

Un homme franchit le seuil de l’atelier. Son allure contrastait avec celle d’Arthriel. Le dos droit, la mâchoire carrée et l’œil brillant, Cornell Benett scruta l’intérieur de la forge. Tout l’atelier s’était arrêté et attendait de connaître le sort que le contremaître en chef des Forges de Limaille leur réservait. Son regard se porta dans un premier temps sur Alris et son œil noir scintilla. Puis, ignorant Harmas, il tourna mécaniquement la tête et posa son dévolu sur Arthriel. Il ne l’avait pas cherché mais semblait pourtant l’avoir repéré bien avant de pénétrer dans la forge.

« Contremaître Müs, Bras d’Or, je vous salue, lança-t-il d’un ton solennel.

– Contremaître Benett, Bras de Diamant, corps dévolu de la Tour des Juges, répondit Arthriel, bienvenue dans la Forge Nord de Fort-Erèbe ! Nous sommes honorés de votre présence en cet humble lieu, puis-je…

– Est-ce la commande ? coupa Cornell sans plus d’égard envers Arthriel. Il pointait du doigt les gigantesques portes qui l’empêchaient d’avancer davantage dans l’atelier.

– Oui, hésita Arthriel, Alris Fèvre, Bras d’Acier va vous en faire la présentation et vous narrer rapidement la procédure de création. »

Cornell sourit et sa beauté frappa Harmas. S’il pouvait définir le charisme qu’il rêvait de dégager, il répondrait sans hésiter Cornell Benett. L’homme donnait l’impression d’avoir lui-même été forgé dans les ateliers de Limaille. Ses épaules larges et solides contrastaient avec ses hanches étroites. Sa peau au teint caramel donnait sous une certaine lumière l’image d’une poupée de cire.

Alris quitta Harmas et s’avança vers Cornell. La tête haute et fière, elle le regarda de ses grands yeux gris.

« – Alris Fèvre, dit-elle froidement. Je vais être brève. Ces deux grilles sont une création des Bras d’Acier et de Fer de cet atelier. Nous avons conformément au règlement, utilisés les moules fournis lors de la commande de la Tour. Le soudage a été réalisé par mes soins et ceux d’Arthriel. La création des éléments articulés revient aux Bras de Fer ainsi que le polissage. Comme vous nous l’avez spécifié cette année, nous avons ajouté deux bagues d’acier en haut de chaque porte. Une fois les pierres disposées, nous vous conseillons de serrer la bague à l’aide d’une p…

– Qui vous dit que nous allons y mettre une pierre ? lança Cornell, le ton dur. Nous vous demandons de forger des grilles, pas de nous donner vos suppositions douteuses.

–Très bien, dit Alris sans plus d’émotion.

– Alris…, Cornell retrouva le sourire, j’ai entendu parler de vos talents pour débaucher nos forgerons, c’est bien vous n’est-ce-pas ?

Il jeta un regard à Harmas puis continua :

– Vous nous rejoindrez prochainement. Les forges de Limaille ne peuvent se passer d’un talent comme le vôtre et d’un caractère si… particulier. »

Il émit un souffle bruyant. Alris avait plongé son regard dans celui de Cornell. Elle ne cillait pas et ne daignait pas répondre. Le temps parut éternel et le silence du lieu devenait troublant.

Il y a cinq ans, Alris avait mouché ce même Cornell par son franc parlé et son attitude fière. Arthriel étant souffrant, elle avait accueilli seule les forgerons de l’Héliée. Les grilles de la Tour des Juges avaient cette année-là, été modelées par elle seule. La forge Nord ne disposait alors pas des Bras qui la composaient maintenant. Elle avait impressionné Cornell Benett et n’avait pas laissé passer les remarques acerbes faites par ce dernier au jeune Raphin. Cela lui avait valu un séjour de deux mois dans les geôles de la Tour des Juges et une fermeture de la forge Nord pendant un mois complet. Alris en était revenue plus dure et exigeante, surtout envers Harmas. Arthriel quant à lui faisait encore des cauchemars de cet épisode.

« Allons allons, couina Arthriel, est-ce que l’ouvrage vous convient ?

– Il me convient. » répondit Cornell le regard baissé vers Alris.

Il détourna brutalement les yeux comme si cette dernière n’avait jamais existé et interpela les hommes restés à l’entrée de l’atelier.

Une dizaine de forgerons entrèrent soudain et se disposèrent mécaniquement le long des grilles. La beauté de l’ouvrage mêlée aux uniformes nacrés des artisans de l’Héliée donnaient à la scène une dimension merveilleuse. Aucun des hommes et des femmes prêts à intervenir ne semblaient avoir dépassé la vingtaine d’année. C’était une des caractéristiques des forgerons de l’Héliée et une des recettes de leur succès : la jeunesse de ses membres. Dès l’âge de quatorze ans, il était autorisé au Pays de Lavasse de rejoindre les forges de Limaille. Les apprentis devaient alors s’engager dans une vie de labeur et d’honneur tout en renonçant à une quelconque ambition personnelle. Il leur était en effet interdit de quitter Limaille et de fonder une famille une fois le vœu formulé. Ce sacrifice participait à l’admiration de la population pour ses forgerons.

Une femme robuste glissa une paire de gants d’un pourpre soyeux et saisit un barreau de la grille. Elle fut immédiatement imitée par les autres forgerons. En quelques secondes, les grilles furent déplacées et quittèrent l’atelier pour être disposées dans les chariots argentés garés devant la forge. Un petit attroupement de spectateurs s’étaient formés autour du véhicule pour admirer le spectacle.

Cornell salua Arthriel d’un petit mouvement de tête et quitta le lieu d’un pas nonchalant. Dans un bruit sourd, on entendit le chariot quitter la rue et le vacarme reprendre aussi soudainement qu’il avait cessé.

« Personne ne part en prison cette année, c’est pas beau ça ? hurla Arthriel, le visage bientôt violacé. Alris, tu n’es qu’une fouteuse de merde ! J’ai le cœur qui a failli lâcher avec tes conneries ! »

Harmas s’aperçut qu’Arthriel n’avait plus de destinataire et qu’Alris avait quitté l’atelier. Felinel pouffa, le contremaître haussa les épaules et saisit deux apprentis par le cou, les entrainant vers Le Chat Endormi, la taverne voisine. L’alcool allait lui fournir une nouvelle nuance de rouge à assortir à ses joues charnues.

Harmas songea à rejoindre sa mère qui devait être montée à l’étage mais il ressentit une pudeur vis-à-vis des sentiments d’Alris qui le retint au rez-de-chaussée.

« Il va être tout seul Harminou lorsque sa maman sera entrée à Limaille et que son papa sera crevé, n’est-ce-pas ? »

Un frisson parcourut la colonne d’Harmas et une raideur dans le cou le saisit. Felinel se tenait à bonne distance de lui mais n’avait pas pu contenir une nouvelle remarque acerbe. Conscient que son père avait quitté les forges pour la journée, il se sentait assez en sécurité pour interpeler le fils d’Alris. Le regard des deux hommes se croisèrent et le cœur d’Harmas cogna si violemment dans son torse qu’il en eut la vision trouble. Un rictus de haine lui déforma le visage et Felinel perdit le sourire qu’il arborait depuis quelques minutes. Il comprit alors la remarque que son père lui avait faite quelques années auparavant, lorsque la relation entre les deux garçons avait changé :

« Méfis-toi mon fils, je ne sais pas de quoi ce garçon est fait. Il traine quelque chose qui le dépasse. C’est le truc des Fèvre, reste loin. »

Felinel avait ri face à ce conseil. Il avait perçu cette remarque comme une énième tentative de protéger le fils d’Alris.

Harmas prit un appui solide et fonça sur Felinel qui cavala immédiatement en dehors de l’atelier. Harmas, les pensées éteintes, le poursuivit. Felinel pénétra dans la grande rue de l’Orient pour se glisser dans la ruelle étroite et odorante de Gargoulette. Il se tourna et ne vit aucun signe du fils Fèvre. Il ralentit l’allure et poursuivit sa route en quittant le cœur de la ville pour déboucher sur les Grandes Digues des Juges puis sur les dunes surplombant la mer. Felinel n’avait jamais fui face à Harmas et une pointe de honte lui serra la gorge. La douceur du paysage l’apaisa et il avança d’un pas trainant vers les touffes denses du chiendent des dunes. Le vent donnait à ces touffes d’herbe hautes l’image de cheveux caressés par l’air marin. Les fleurs jaunes des pavots rappelèrent à Felinel les bouquets que sa mère faisait avant l’effondrement de leur tour. Elles avaient toujours fière allure au milieu de la pièce rouge du troisième étage. C’était ces fleurs qu’il avait retrouvées dans les décombres de chez eux juste avant de comprendre que sa vie n’allait plus jamais être comme avant.

Felinel sentit une pression au niveau des genoux et s’effondra brutalement, la tête dans le sable. Harmas l’avait rattrapé et son visage tordu de haine n’avait pas changé. Il observa son ancien ami au sol et sans un instant d’hésitation décocha trois violents coups de pied dans le ventre du fils Müs. Felinel cracha le sable qu’il venait d’avaler. Il jeta un œil humide et vide vers Harmas avant de s’effondrer, inconscient.  

Harmas observait ce dernier, l’air piteux dans le sable, les épaules secouées et le souffle court suite à la course qu’il venait de mener. Son cœur tapait à lui rompre les entrailles. Les larmes quittèrent ses yeux et sa colère s’estompa comme si elle ne lui appartenait pas. Le vent giflait le visage du garçon et sa gorge se serra. Il sut au fond de lui qu’il avait couru ainsi dans l’intention de le tuer. Harmas lui avait fait mal, pas autant qu’il l’aurait souhaité mais assez pour lui faire honte. Il se sentit profondément anormal et malade. Il vit comme un doux euphémisme le mauvais caractère que sa mère aimait lui attribuer. Qu’allait-il faire ?

Il se tourna vers la mer et observa le sable humide un instant. La mer descendait et ne risquait pas de noyer le garçon inconscient à ses pieds. Il pouvait laisser Felinel ici, il se réveillerait probablement avant la prochaine marée. Harmas, hésitant, fit un pas en arrière vers la ville. Il jeta un dernier regard vers Felinel, l’air paisiblement endormi sur la plage. Il lui tourna le dos puis partit le pas pressant.

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Erwel.le
Posté le 03/03/2023
Je vois que Harmas revient à la forge. Moi qui croyais qu’il allait changer de voie, suite aux différents événements, je vois donc qu’il a une vraie place là-bas, malgré ses propres doutes. Je comprends et situe un peu mieux sa place et celle des autres personnages grâce à ce chapitre et je vois que cette forge s’inscrit dans un ensemble plus grand, avec une hiérarchie strict et sévère, représentée par ce Cornell qui m’est bien antipathique.

Au début du chapitre, je ressens une difficulté à déterminer de quel point de vue on se place. On suit d’abord la progression du forgeron, puis on rejoint Harmas qui est bras croisés, mais c’est Alris qui prend la parole. Puis on revient au point de vue du forgeron qui compare la mère et le fils ? Mais il n’est pas mentionné.

Cornell fait semblant de ne pas connaître Alris ? Je me suis demandé pourquoi.
Qu'est-ce qu’Alris a fait de si grave pour qu’Arthriel l’enguirlande à la fin à ce point ? Au contraire, elle a pris sur elle de ne pas répondre.

J’ai été très satisfait-e que Harmas flanque une raclée à Felinel, même s’il le regrette ensuite (ces regrets en disent long, je trouve, sur la maturité d’Harmas et son rapport à la violence).

Je relève ces coquilles :
«  règlement, utilisé »
« vingtaine d’années »
« saisit les deux apprentis »

Merci pour ce chapitre !
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