Guillaume d’Arsénis plissa les yeux face au sourire chaleureux de Damian de Rochevelle. Son inquiétude ne se reflétait absolument pas sur le visage du frère du roi d’Indeya.
Le Premier Ministre avait choisi de convier ce dernier dans son boudoir personnel afin d’obtenir des informations sur Esma, et plus Damian parlait, plus les traits de Guillaumes se tendaient et se froissaient.
— Esma était donc la fille…
— Probablement adoptive, le coupa Damian, toujours souriant. Enfin, on ne sait pas.
— Oui, admettons, concéda Guillaume, la mâchoire serrée. Esma était donc probablement la fille adoptive de la gouvernante de la reine Marina, c’est bien cela ?
— Tout à fait. Et lorsqu’elles étaient enfants, les deux petites ne pouvaient passer plus de quelques heures l’une sans l’autre. Enfin, cela a duré jusqu’au jour où la reine Marina a accidentellement tué son propre père, le roi Aloïs.
Guillaume écarquilla les yeux devant le calme déconcertant de son interlocuteur, mais choisit néanmoins d’attendre qu’il poursuive.
— À cet instant, la gouvernante a pris peur. En l’absence de tout souverain et de tout adulte au Palais, elle a exercé une régence non officielle. Quant à moi, je n’étais pas présent parce que j’officiais à l’époque au Cloître des Dévoués. Elle a conseillé à Marina de se reclure dans sa tour le temps d’apprendre à maîtriser ses pouvoirs meurtriers, et la princesse était alors si terrorisée qu’elle n’a pu qu’accepter. La gouvernante a envoyé Esma chez sa sœur, Charlotte, qui tient une auberge dans le royaume de Percée. Mais le problème…
Damian s’interrompit, ses sourcils noirs légèrement froncés, premier signe de nervosité.
— Quel est-il ? l’encouragea Guillaume, cachant son impatience.
— Eh bien, lorsque Marina… la reine d’Elesther est montée sur le trône le jour de ses seize ans et est entrée dans sa folie meurtrière, j’ai pensé être capable de la ramener à la raison, mais j’ai bien dû reconnaitre que cela ne serait pas suffisant. Alors j’ai cherché Esma, son amie d’enfance. Elle était la seule à pouvoir la calmer, comme elle l’avait toujours fait – d’ailleurs j’ai longtemps soupçonné que la folie de Marina provenait de l’absence d’Esma. Je suis donc allé rendre visite à Charlotte. Elle m’a dit qu’Esma venait certes lui rendre visite régulièrement, mais qu’elle n’avait jamais séjourné chez elle pendant plus de deux jours.
Guillaume haussa les sourcils.
— Et je suppose que vous n’avez aucune idée d’où elle pouvait bien se trouver lorsqu’elle n’était pas à l’auberge de Charlotte ?
— Aucune, reconnut Damian en secouant la tête. Je dois avouer que j’ai toujours trouvé cette jeune fille étrange. Elle a toujours eu le don pour… apparaître de nulle part exactement au moment où l’on a besoin d’elle.
— Croyez-vous qu’elle possède la magie ?
— C’est possible, mais je n’ai jamais rien ressenti chez elle en ce sens.
Damian haussa les épaules, admettant la défaite avec un air indifférent, son sourire toujours ancré sur ses lèvres sombres. Le Premier Ministre d’Indeya tiqua, et leva un doigt vers son interlocuteur, qui le fixait avec une intensité palpable. Les yeux noisette de Damian étaient plus obscurs que ceux de Christian, tout comme sa peau était légèrement plus foncée, mais ses cheveux noirs soyeux, tout comme l’éclat bienveillant dans ses prunelles kaki ne laissaient aucun doute sur leur lien de parenté.
— Voulez-vous dire que vous pouvez ressentir la magie ?
— Tout à fait, répondit Damian, son rictus s’élargissant encore. Je crois que je possède moi-même un peu de magie, j’imagine que ça aide.
Le regard perçant et inquisiteur de Guillaume suffit à Damian pour comprendre la question qu’il ne posait pas.
— Oh, rien de bien extraordinaire ! rit-il avec chaleur. J’ai simplement une affinité avec la musique, et il semblerait que cette affinité soit liée à la magie de l’Air. Elle offre à ma musique une vertu apaisante, il semblerait.
— Mais insuffisante pour apaiser le chaos de la reine Marina ?
Damian baissa les yeux, un voile opaque recouvrant ses iris brillantes de regret.
— Oui. Mais Esma… Je ne sais pas. Elle a toujours réussi à l’apaiser. C’était une enfant très joyeuse, emphatique, lumineuse.
— Je dois vous avouer que j’ai du mal à y croire, objecta le premier ministre d’un ton grinçant. D’après ce que j’ai pu entendre, elle parait bien loin de la description que vous m’en faites.
Damian esquissa une grimace contrariée.
— Oui, j’avoue que j’ai bien du mal à reconnaitre Esma dans la description que m’en a fait Christian. Je dois être parfaitement honnête avec vous : je ne comprends pas. La description physique correspond à la perfection, mais le reste…
— Et auriez-vous une idée, à tout hasard, de la raison qui aurait pu la pousser à entrer au service de la reine Diane ?
— Aucune, non, soupira Damian. Mise à part sa séparation de la reine Marina, imposée par la gouvernante, mais cela me semble un peu léger comme explication, tout de même…
Il passa une main pensive sur le ruban orange qui retenait ses cheveux en arrière.
— La Esma que je connais n’aurait aucun intérêt à s’associer avec quelqu’un comme la reine Diane. Mais je ne sais pas… Peut-être s’est-il passé quelque chose pendant toutes ces années où elle a été tenue éloignée de la reine d’Elesther ?
— Oui, sans doute avez-vous raison. Si vous me dites que la reine Marina a très mal vécu la séparation, il est probable qu’Esma en ait souffert également. Et la reine Diane a pu profiter de cette situation pour la recruter, mais ce qui est étrange, c’est la tardiveté de son apparition. La reine Jade est formelle : elle n’avait jamais vu Esma auparavant, alors même qu’elle a vécu au palais des Ospales pendant toute son enfance. Son association avec la reine Diane semble donc très récente.
— Peut-être agissait-elle seulement dans le royaume des Ospales et en secret, avant l’incident d’hier ?
— C’est une possibilité, acquiesça Guillaume.
Comprenant que la discussion touchait à sa fin, Damian se leva lentement de son siège et épousseta son pantalon de velours rouge bordeaux. Le Premier Ministre l’imita, faisant virevolter sa longue queue de cheval dans son dos.
— Ce qui est certain, reprit-il, c’est que nous ne pouvons plus compter sur les capacités apaisantes d’Esma aujourd’hui…
Damian lui offrit un sourire resplendissant de malice.
— Oh, qui sait ? Peut-être bien que… Le chaos apaise le chaos ?
Guillaume haussa un sourcil sceptique, mais ne dit mot. Au lieu de cela, il escorta Damian de Rochevelle jusqu’à la porte de chêne.
— Je vous remercie de m’avoir accordé de votre temps, monsieur le Chancelier. J’espère qu’à l’avenir, nous pourrons de nouveau compter sur votre soutien ?
Damian se retourna pour faire face au Premier Ministre d’Indeya, dans ses yeux de charbon dansait une lueur taquine et enchanteresse. Lentement, il posa une main sur l’épaule de Guillaume. Sa paume était chaude et semblait renfermer une énergie pure, revigorante qui réchauffa le premier ministre de l’intérieur.
— Bien sûr que vous pouvez compter sur moi, répondit-il avec douceur.
Il pencha la tête légèrement de côté et son sourire se fit provocant, juste avant qu’il se retourne pour tourner la poignée.
— Mon frère a de la chance. Je crois qu’il a enfin trouvé celui capable d’avancer en rythme à ses côtés.
Damian ouvrit la porte et se faufila dans le couloir, lui adressant un dernier regard plein de sollicitude.
— N’ayez crainte, Guillaume, murmura-t-il, son sourire scintillant dans l’obscurité du couloir. Mon frère saura reconnaître la mélodie qui le transporte. Je pense sincèrement qu’il l’a déjà entendue, et qu’il est désormais prêt à l’écouter.
Damian réalisa une courte révérence, et disparut dans l’ombre du corridor, laissant Guillaume d’Arsénis bouche bée face à sa haute silhouette rouge carmin se fondant dans les ténèbres.
***
— Le choix vous appartient, Jade. Personne ne peut vous le prendre.
La reine d’Indeya jeta un œil dans le reflet du miroir de sa coiffeuse d’où elle pouvait apercevoir le portrait de la reine Katherine qui s’était exprimée d’une voix affectueuse, berçante.
— Je le sais. Néanmoins, je ne peux m’empêcher de penser aux conséquences de ce choix, notamment pour le royaume d’Indeya, et pour le roi Christian. Si je choisis de le garder…
Jade marqua une pause, baissant les yeux sur son ventre dissimulé sous le buste de sa robe de soie turquoise.
— Indeya aura un héritier, finit-elle, l’air absent.
— Vous avez toute la vie devant vous pour cela. Je vous en prie, insista Katherine, ne choisissez pas pour Indeya. Ce choix est le vôtre.
— Et qu’en est-il du roi Christian ? demanda Jade, se retournant sur sa chaise pour poser ses yeux directement sur le tableau.
— Il n’est pas le père, objecta l’ancienne reine d’un air sombre. Je comprends votre préoccupation, mais je suis certaine que si vous lui expliquiez la situation, il se rangerait de mon côté.
Les lèvres roses de Jade se courbèrent dans une grimace déconfite.
— Je crois que je ne suis pas prête à décider de cela. Pas maintenant, pas si vite, et… Pas seule.
— Je crois que je comprends.
Jade hocha la tête imperceptiblement quand elle aperçut Mayeva qui ouvrait la porte de la salle d’eau pour revenir à ses côtés. La reine Katherine sembla se reculer dans l’ombre de la toile, son visage se fondant parfaitement dans le décor, sobre et immobile.
La servante lui adressa un petit sourire discret, que la reine lui rendit dans le reflet du miroir. Puis sa servante s’attela à détacher avec lenteur et précaution les perles et les barrettes d’or qui retenaient ses tresses rousses à l’arrière de son crâne. Le sourire de Jade s’élargit lorsqu’elle remarqua le regard calme mais fasciné de sa servante figé sur sa chevelure de feu.
— Mayeva, appréciez-vous mes cheveux ?
La vieille femme s’interrompit, les doigts figés dans l’air, et lui adressa un regard ahuri qu’elle capta dans le reflet du miroir.
— Vous savez, poursuivit Jade en soutenant son regard, imperturbable, lorsque j’étais petite fille, ma mère ne s’occupait pas de moi. La toilette, le lever, le coucher, l’éducation, l’apprentissage, l’étiquette… tout cela revenait à des employés, à ma gouvernante pour les premières tâches, et à mon précepteur, Emile Cujas, pour les dernières. Mais il y a une chose que la reine Diane ne laissait aucun autre faire.
Les yeux noirs de Mayeva étaient toujours braqués sur elle, ses sourcils gris froncés dans une expression d’interrogation.
— Le soir, elle avait institué un rituel, toujours le même, jusqu’à mes onze ans. Après la toilette réalisée par ma servante, ma mère entrait dans ma chambre avec une brosse à cheveux, toujours la même, avec un manche, des picots et une structure toute faite d’argent. Elle semblait extrêmement lourde, mais ma mère la tenait comme s’il s’agissait d’une vulgaire brindille. Et elle me peignait les cheveux, chaque soir, sans faute. Personne d’autre n’avait le droit de toucher mes cheveux.
Plus la voix douce de Jade déroulait les mots comme sur un fil de soie, plus les yeux de Mayeva s’ouvraient en grand d’incrédulité. Imperturbable, elle poursuivit, ses yeux émeraude perdus dans la contemplation d’un point à l’horizon, loin au-delà du reflet du miroir.
— Elle disait qu’il ne fallait jamais couper les cheveux d’une femme car ils sont le symbole de sa force et de sa ténacité. C’était étrange, déclara-t-elle, sa voix éteinte, fuyante. Elle paraissait presque penser que plus une femme a les cheveux longs, plus sa lutte fut longue et ardue. C’est absurde, ne trouvez-vous pas ?
La servante ne répondit pas, mais hocha la tête avec conviction. Jade haussa les épaules dans un sourire amusé.
— C’est pourquoi la reine Diane a toujours refusé que mes cheveux soient coupés, et s’est toujours assurée qu’ils bénéficiaient des meilleurs soins, des meilleurs produits. Pourtant, lorsqu’elle me coiffait de ses mains, elle le faisait comme elle fait tout.
Elle marqua une pause pour plonger ses yeux illuminés par la flamme des bougies dans ceux, curieux, de Mayeva.
— Sans pitié, souffla-t-elle.
La servante tressaillit visiblement, et baissa la tête, l’air désolé.
— Alors, oui, reprit la reine, son ton soudain dur et sec, j’espère sincèrement que vous appréciez ma chevelure, Mayeva.
Cette dernière passa de longues secondes à la fixer d’un regard indéchiffrable, les mains toujours pendantes, immobiles au-dessus de son crâne. Puis, elle sembla reprendre ses esprits et elle continua son travail, les épaules voutées et les yeux voilés.
— Ensuite, continua la reine dans un sourire effacé, ma mère me racontait toujours ce même conte. Elle l’appelait « la fille sans larme et la rivière d’argent », un drôle de conte… Cette jeune fille qui n’avait pas le droit de pleurer et avait décidé de laisser pousser sa chevelure jusqu’à ce qu’elle se transforme en rivière.
La reine d’Indeya pencha la tête de côté, reposant son menton sur le dos de sa main dans un air pensif.
— Je me suis toujours demandé pourquoi elle me racontait toujours cette même histoire. Et le dernier soir avant que ce rituel ne cesse, elle m’a posé cette question très étrange… « Que doit faire la jeune fille pour que ses cheveux deviennent rivière comme elle le désire ? » Qu’auriez-vous répondu, vous, Mayeva ?
La vieille dame cligna des yeux plusieurs fois, et Jade laissa échapper un petit rire aérien.
— Oui, je sais. Non, évidemment, vous n’auriez pas répondu. Eh bien, sachez que moi, tout ce que j’ai trouvé à répondre, ce fut : « elle n’a qu’à s’allonger dans l’herbe au milieu de la forêt et fermer les yeux ». Naturellement, cela n’a pas amusé Diane. À ce moment-là, elle a tiré sur mes cheveux un peu plus fort avec sa brosse d’argent, mais je n’avais pas le droit de rechigner. Je n’y pensais même pas à vrai dire. Puis elle m’a regardé droit dans les yeux, avec ses yeux plus clairs que la glace, et elle m’a dit : « la fille aux cheveux d’argent se penche au-dessus de la rivière. Elle n’y voit que le reflet de la vérité. Ses cheveux sont devenus larmes. »
Les mains de Mayeva se figèrent à nouveau tandis que ses iris se perdaient dans les profondeurs insondables du regard de Jade, reflété par le miroir. Puis, au bout de quelques instants, elle secoua la tête, vaincue.
— Je sais, acquiesça Jade dans un rictus songeur. Cela n’a aucun sens. Ou tout du moins, à mes onze ans, cela n’en avait aucun. Mais aujourd’hui, lorsque je vois mon reflet et qu’il me regarde en retour… Je ne sais plus. Peut-être que les illusions sont plus puissantes que la vérité, après tout. Et si les cheveux d’argent se transforment en larmes dans le reflet de la rivière, alors peut-être…
Mayeva fronça les sourcils, mais elle se concentra de nouveau sur sa tâche et sur la chevelure de Jade pour y retirer la dernière attache, qu’elle déposa dans un écrin de velours sur la coiffeuse. Jade lui adressa un sourire de remerciement et l’observa quitter la pièce après une révérence.
À peine quelques minutes après, un coup fut porté contre le battant de bois. Jade soupira, amusée.
— Entrez, Mayeva. Que se passe-t-il ? demanda-t-elle, se tournant pour regarder par-dessus son épaule. Il ne me semble pas que vous ayez oublié…
Sa voix s’éteignit d’elle-même lorsqu’elle découvrit la personne qui se tenait dans l’embrasure de la porte entrouverte.
— Dévoué Valmec, lâcha-t-elle d’un ton froid. Que faites-vous ici à cette heure tardive ? Comment avez-vous obtenu l’autorisation d’entrer ? N’êtes-vous pas en train de surveiller la reine Eléanor ?
Les prunelles violettes prirent une teinte chaotique, menaçante.
— Je ne surveille pas la reine Eléanor, grogna-t-il de sa voix nasillarde. Je…
D’un geste inquiet, il jeta un œil par-dessus son épaule et dans l’entrebâillement de la porte. Il semblait effrayé à la fois d’entrer mais également de sortir complètement de la pièce et refermer la porte derrière lui. La reine d’Indeya poussa un soupir agacé.
— Très bien. Entrez.
Lasse, elle se tourna vers le miroir et entreprit d’appliquer une huile onctueuse au parfum d’agrume sur son visage, jusqu’à ce qu’elle aperçoive dans la périphérie de son champ de vision une seconde silhouette qui pénétrait dans la pièce à la suite de Valmec. L’homme poussa les immenses battants de bois derrière lui. Jade s’immobilisa, les mains sur son front, le regard happé par le reflet du miroir.
— C’est impossible, murmura-t-elle, la voix chevrotante. Maître Cujas…
— Bonjour, princesse.
Le vieil homme à l’apparence rachitique avait répondu d’un ton léger. Il était enveloppé dans une cape d’un blanc éclatant et familier. Ses courts cheveux et sa barbe duveteuse resplendissaient à la lueur des bougies, mais pas autant que son sourire mystérieux. Des petites lunettes rondes aux verres cassés sur le coin échouaient à dissimuler l’éclat de ses yeux bleu électrique, scintillant d’intelligence et d’une jeunesse éternelles.
— Maître Cujas, que faites-vous ici, en Indeya ? Et aux côtés de Valmec, qui plus est ?
Avec précipitation, elle étala le reste de crème sur ses pommettes afin de s’en débarrasser et se leva, faisant face aux deux arrivants.
— J’ai pensé que revoir votre précepteur vous ferait plaisir, glissa Valmec, les yeux rivés sur le sol, comme honteux. Enfin, votre précepteur… Plutôt votre complice.
— Et vous avez eu raison, concéda Jade presque à contre-cœur. Mais depuis quand cherchez-vous à me faire plaisir, Dévoué Valmec ?
L’interpellé marmonna quelque chose entre ses dents, refusant toujours de redresser la tête. Puis, Emile Cujas posa une main aux doigts osseux et amaigris sur l’avant-bras du Dévoué. Ce dernier sursauta légèrement, son regard se posant subrepticement sur cette main aventureuse.
— Nous dirons simplement que Flaurent avait une dette envers moi.
Jade fronça les sourcils légèrement, tandis que Valmec se dégageait violemment du toucher de Cujas, les lèvres tordues dans une grimace enragée.
— Ne m’appelle pas comme ça ! Tu sais que cela fait des années que je ne porte plus ce nom.
— Flaurent est votre prénom, insista Jade, l’un air curieux. Nous ne l’avons jamais entendu auparavant, c’est étrange…
— Absolument pas, grogna Valmec en réponse. Les Penseurs et les Dévoués perdent l’usage de leur prénom lorsqu’ils entrent en service.
— Je vois, acquiesça Jade. Et parce que Maître Cujas a quitté les rangs des Penseurs, j’imagine qu’il a pu retrouver l’usage de son prénom.
— Je suis ravie de voir que vous n’avez pas perdu une once de votre perspicacité, princesse, la taquina Cujas.
La reine d’Indeya ne put retenir un sourire attendri.
— Naturellement. Mais dites-moi, comment connaissez-vous le Dévoué Valmec ? Il a officié au Cloître des Dévoués, et vous à celui des Penseurs. Sans oublier que vous êtes des ennemis, aussi bien dans vos discours que dans vos écrits. Je dois vous avouer que j’ai du mal à trouver la raison qui expliquerait votre présence à tous les deux ici, devant moi…
Elle tapota son menton de son index, le regard perdu dans la contemplation du plafond.
— C’est parce que nous n’avons pas toujours été ennemis. J’ai exercé quelques années au Cloître des Dévoués avant de rejoindre les rangs des Penseurs, expliqua Cujas d’un ton calme, presque indifférent. J’ai proposé à mon ami Flaurent de me suivre mais… Il a catégoriquement refusé, à mon grand désespoir.
Cujas posa une main sur l’épaule de Valmec, mais ce dernier la repoussa encore dans un mouvement tout aussi violent, ses yeux violets brillant de colère.
— Évidemment que je n’allais pas te suivre, idiot ! siffla-t-il. Toi et ton projet futile, aberrant, tu allais tous nous mener droit dans le mur ! Une pure folie !
— Ah, il est vrai que tu as toujours redouté le changement…
Valmec lui offrit un regard plein de venin. Jade ne put s’empêcher de hausser un sourcil amusé.
— Et quel était donc ce projet ? demanda-t-elle, sans cacher son intérêt.
— Oh, rien de bien passionnant, répondit Cujas, l’air égal, balayant la question d’un revers de main.
Son sourire énigmatique le trahissait cependant.
— Il avait la folle ambition de ressusciter la déesse de l’Intelligence, ricana Valmec. Pff, la belle affaire ! Comme si trois malheureux Penseurs pouvaient prétendre ramener l’Intelligence sur terre…
— C’était néanmoins un très beau projet, murmura Cujas, son regard électrique se perdant dans le vague, son sourire devenant comme un fantôme flottant sur ses lèvres.
— Un projet absurde !
— Trois Penseurs ? répéta Jade.
— Oh, oui ! se souvint son précepteur, perdu dans ses pensées. Ah, ce pauvre Perrault…
— Attendez une minute. Voulez-vous dire que le Penseur Perrault était avec vous au Cloître des Dévoués ? s’enquit Jade, les yeux écarquillés de surprise.
Valmec tressaillit et détourna les yeux immédiatement. Emile Cujas quant à lui hocha la tête d’un air absent.
— Hm, naturellement, oui. Il était très jeune à l’époque. Nous étions bien plus âgés que lui alors…
— Peu importe ! l’interrompit Valmec avec précipitation. Vous êtes partis tous les deux et vous n’avez jamais atteint votre but absurde.
— Mais quel était donc l’objectif concret visé par cet étrange projet ? l’interrogea Jade.
— Pff, une stupidité sans nom, grommela Valmec. Ce cher Emile avait beaucoup trop écouté les légendes de son village natal et était venu à se persuader que la déesse de l’Intelligence, Augusta, avait déserté notre planète et qu’il fallait la ramener. Des sottises…
— C’était une époque fascinante, commenta Cujas d’une voix lointaine. Croire était si merveilleux. Espérer semblait possible aussi, oui…
Soudain, il parut se reprendre, et posa ses yeux rieurs sur la reine d’Indeya.
— J’espère que le jeune Perrault se porte bien.
Valmec darda sur lui de grands yeux exorbités.
— C’est une plaisanterie ? Et moi ? T’es-tu jamais soucié de moi, Emile ?
Lentement, Maître Cujas tourna la tête en direction de son ancien ami, l’air soudain inquiet.
— Naturellement je me suis soucié de toi. Mais tu m’as assuré que tu ne voulais plus jamais entendre parler de moi, aussi…
Les lèvres fines de Valmec se tordirent dans une grimace enragée lorsqu’il se détourna et croisa les bras sur son torse.
— Idiot.
Jade se racla la gorge doucement dans un sourire gêné.
— Hm, eh bien, je dois dire que le Penseur Perrault se porte comme un charme. Il semble très heureux ici à la bibliothèque du Palais des Lumières.
— Tant mieux, tant mieux, déclara Cujas dans un sourire triste. Après tout, il n’a pas eu une vie tendre au Cloître… Pauvre Perrault, les Dévoués plus âgés n’étaient pas tendres. Nous ne l’étions pas non plus, d’ailleurs, ajouta-t-il avec un regard las, désolé en directement de Valmec.
— C’était ainsi que ça fonctionnait, au Cloître, répondit sèchement Valmec, la mâchoire contractée. On se formait comme ça. Et encore… ajouta-t-il, ses iris violets traversés par une lueur mesquine. À l’époque, le Léopard Blanc n’était pas encore né. N’est-ce pas, cher Emile ?
Emile Cujas lui adressa un regard évasif, distant, avant d’acquiescer avec une certaine réticence.
— Il est vrai. Le Léopard Blanc est né lorsqu’il a vu pour la première fois la reine Diane s’asseoir sur le trône des Ospales.
— S’opposer à la reine des Ospales, grogna Valmec, quelle folie. Cela ne m’étonne guère de ta part, Emile. Toujours impliqué dans des projets insensés.
— Ce projet n’est pas insensé, contra Jade avec fougue. Et la bataille n’est pas terminée.
— Ah, ricana Valmec, j’oubliais que je parlais à la Panthère Noire et à son Léopard Blanc… Evidemment que vous n’allez pas abandonner si facilement. Mais si je pouvais vous donner un conseil…
— Sans façon, je vous remercie, l’interrompit Jade, le menton relevé dans un geste suffisant.
Puis son regard capta les prunelles brillantes de son ancien précepteur.
— Maître Cujas, maintenant s’il vous plait, expliquez-moi : comment vous êtes-vous fait capturer ? J’espère que vous n’avez pas pris de risque inconsidéré après mon départ ?
Cujas demeura silencieux pendant un court instant, ses yeux désormais animés d’un éclat sombre.
— Savez-vous qu’Iris a connu la mort dans la Chambre Noire ?
Jade tressaillit, et baissa les yeux.
— Oui, murmura-t-elle. Je l’ai appris lors de la Table des Dix. Je suis tellement désolée, jamais je n’aurais cru que Diane réussirait à mettre la main sur elle, je…
Emile Cujas secoua la tête dans un sourire triste.
— La faute ne vous appartient pas, Panthère Noire. Avant le départ de la reine pour Indeya, Iris a été emprisonnée. J’ai essayé de monter une opération pour la sauver, au moins de la… question, mais…
— Vous avez échoué, compléta Jade d’un ton morne. Et vous avez été capturé.
Cujas hocha la tête avec désolation.
— Elle a tenté de me faire croire qu’elle avait besoin de ma présence en Indeya en tant que conseil de la couronne. Mais pendant le voyage, elle a pris connaissance des révélations d’Iris, elle m’a confondu, et de conseiller je suis devenu prisonnier. Je la soupçonne néanmoins d’avoir toujours su que j’étais la personne dissimulée derrière le Léopard Blanc.
— Mais si elle était en route pour Indeya, l’interrogea Jade, comment a-t-elle pu apprendre les évènements qui se sont déroulés en Ospales dans la Chambre Noire ?
Une étincelle lugubre traversa les prunelles bleues d’Emile Cujas lorsqu’il secoua la tête, faisant cliqueter ses lunettes rondes.
— Je l’ignore. Elle semble avoir un lien particulier avec son nouveau bourreau. Si la reine Diane a toujours été perturbée, désormais elle…
Valmec lui lança un regard perplexe, tandis que Jade détournait la tête, comme refusant d’entendre ce qui allait suivre.
— Elle a tout bonnement perdu la raison, finit Cujas d’une voix éteinte. Pendant tout le trajet, elle a eu un comportement très déconcertant… effrayant. Parfois, elle semblait parler à la nuit, au vide, ou alors à elle-même. Elle a congédié Lambert, estimant son travail trop clément et incompatible avec l’office d’un bourreau.
Jade esquissa une grimace mi-attristée mi-attendrie.
— Lambert n’était vraiment pas fait pour être bourreau.
Cujas acquiesça dans un sourire insaisissable.
— Naturellement pas. En revanche, celle qui l’a remplacé…
Jade se figea de la tête aux pieds, ses prunelles vertes se fichant droit dans les yeux de son ancien précepteur.
— Non. Par Augusta, je vous en prie, Maître Cujas, ne me dites pas que c’est Esma qui a repris l’office de Lambert.
Ce dernier hocha la tête avec lenteur, désolation, et Jade laissa échapper une longue expiration.
— Depuis que cette femme a repris le flambeau, expliqua Cujas, la reine Diane semble à chaque instant menacer de sombrer un peu plus dans les abysses de la folie.
— Je ne sais pas bien qui est cette Esma, mais d’après ce que j’en ai entendu, elle paraissait plutôt être quelqu’un de bienveillant. Je ne comprends pas ce revirement. Aurait-elle changé drastiquement ? Ou alors, a-t-elle toujours dissimulé sa véritable nature ?
— Nul ne peut en être sûr, répondit Cujas, l’air grave. Mais vous devez être prudente, princesse, même depuis l’intérieur de vos appartements. Si la reine Diane a un jour reconnu des limites à ses ambitions folles, ces limites n’existent plus désormais.
— Malheureusement, j’ai pu vérifier cela de mes propres yeux, grinça Jade. Dites-moi, Maître Cujas, le Premier Ministre a-t-il découvert votre présence dans les appartements de Diane ?
— Oui. Il a estimé prudent de garder cette information pour les seuls gouvernants d’Indeya, mais…
— Il a eu raison. Diane ne doit pas savoir qu’un de ses précieux secrets a été découvert. De cette manière, nous pourrons la surprendre. Et qui sait ? Peut-être même la devancer.
Les lèvres fines et ridées de Cujas s’enroulèrent dans un rictus indéchiffrable, tandis que ses yeux s’illuminaient d’une étincelle hypnotique.
— Qu’avez-vous donc en tête, chère Panthère Noire ?
Jade lui rendit son sourire avec une satisfaction éblouissante, et elle osa même poser son regard malicieux sur Valmec pendant quelques instants.
— N’ayez crainte, mon cher Léopard Blanc, minauda-t-elle. Enfermée dans cette chambre, il n’est pas beaucoup de folies que je peux commettre, enfin…
Elle s’interrompit, une lueur obscure traversant son regard aussi rapidement qu’un éclair zébrant le ciel.
— Aucune folie dangereuse, en tout cas, soyez-en assurés. Maintenant, tout ce qui me reste à faire, c’est quémander une audience avec le Premier Ministre, et…
Elle jeta un œil vers le tableau posé contre la commode, un rictus victorieux étirant ses lèvres rosées.
— Faire parler les tableaux.
Chapitre intéressant, on découvre le Léopard Blanc. Encore une fois, je suis un peu frustré qu'on ait pas plus parlé de la panthère noire en première partie (je suis lourd hein) parce que ça aurait rendu l'introduction de ce personnage encore plus intéressante. Je n'ai pas bien compris comment les deux avaient pu se trouver en relation alors qu'ils sont prisonniers.
Intéressant aussi d'en apprendre plus sur Valmec. Le fait de développer son passé étoffe un peu le personnage, on ne s'imagine qu'il puisse avoir un lien avec le Léopard Blanc.
Les histoires sur Esma sont encore un peu floues pour moi mais c'est sûr que c'est intriguant. On se demande ce qui a pu la pousser à changer à ce point...
Le choix de garder ou non l'enfant est très dur pour Jade. Aucun choix ne semble bon dans ces situations là. Je suis vraiment curieux de savoir ce qu'elle va finir par décider et surtout quelles seront ses raisons.
Rien sur la forme.
Très content de reprendre ma lecture après une petite pause^^
A bientôt !
Ahah, contente que tu aies trouvé l'introduction du Léopard blanc intéressante et OUI, je sais que je dois plus développer les Panthères dans la première partie ahah c'est prévu dans les corrections (t'as vu moi aussi je me répète :P non je rigole hein, je te taquine en plus tu as tout à fait raison ^^)
D'ailleurs j'en profite pour te dire : c'est le pdv de ce personnage que je voulais rajouter en première partie ! Dans 1 ou chapitres. Tu sais je t'avais dit que je voulais plus parler des Panthères en ajoutant un pdv interne ? Et bien je pensais au Léopard blanc, sans dire que c'est le Léopard blanc, mais sous forme de correspondance, avec la Panthère noire ou pourquoi pas avec Valmec ça interrogerait aussi plus sur ce dernier. Je pourrais faire d'une pierre deux coups ! Et en parallèle, montrer un peu sa situation avec Diane ^^ Les correspondances avec Jade se faisaient par l'intermédiaire de Neven le corbeau de Jade au fait ;)
Voilà je ne sais pas ce que t'en penses :)
Oui comme tu dis le choix de Jade va être extrêmement compliqué... je te laisse découvrir ce qu'elle va décider et comment elle va se débrouiller :/
Merci encore pour ton commentaire, j'admire énormément ta ténacité et ta régularité vraiment ^^
Je reviens très vite sur ADD, juste les HO me prennent pas mal de temps ahah !
A très vite ;)
J'aime beaucoup ces idées, ça peut être très intéressant !
"j'admire énormément ta ténacité et ta régularité vraiment ^^" ahah merci, après je suis bcp moins actif que l'an dernier^^
A bientôt !
Bah écoute à mes yeux t'es toujours super rapide et investi, donc je t'avoue que j'imagine mal comment tu as pu être plus actif ^^
Mais avec les études, le boulot tout ça c'est normal ;)
À bientôt !
"Damian baissa les yeux, un voile opaque recouvrant ses iris brillantes de regret." brillants, plutôt, non ?
"— Aucune, non, soupira Damian. Mise à part sa séparation de la reine Marina, imposée par la gouvernante, mais cela me semble un peu léger comme explication, tout de même…" J'avoue, c'est trop étrange x)
"Puis, elle sembla reprendre ses esprits et elle continua son travail, les épaules voutées et les yeux voilés." voûtées ? C'est triste en vrai que Diane n'ait pas réussi à montrer un minimum d'attention ( réelle je veux dire ) à sa fille.
"— Je ne surveille pas la reine Eléanor, grogna-t-il de sa voix nasillarde. Je…" Et mon derche, c'est du poulet ?! Qu'est-ce qu'il veut lui è-è
"— Et vous avez eu raison, concéda Jade presque à contre-cœur. Mais depuis quand cherchez-vous à me faire plaisir, Dévoué Valmec ?" J'avoue !!!
"— Nous dirons simplement que Flaurent avait une dette envers moi." Ah oui, je me disais bien aussi...
"— Hm, naturellement, oui. Il était très jeune à l’époque. Nous étions bien plus âgés que lui alors…" Mais que c'est intéressant cette discussion !!!
"— C’est une plaisanterie ? Et moi ? T’es-tu jamais soucié de moi, Emile ?" ouèche le jaloux xD
"— Naturellement je me suis soucié de toi. Mais tu m’as assuré que tu ne voulais plus jamais entendre parler de moi, aussi…" Voilà, tu vois ? Pourquoi tu viens jouer les victimes :') ?
"Nous ne l’étions pas non plus, d’ailleurs, ajouta-t-il avec un regard las, désolé en directement de Valmec." en direction plutôt, non ?
"— Depuis que cette femme a repris le flambeau, expliqua Cujas, la reine Diane semble à chaque instant menacer de sombrer un peu plus dans les abysses de la folie." Alors ça, c'est foutrement intriguant O.O
"— Faire parler les tableaux." Oh oui, oh oui, oh ouiiiiiiiiiiii. Mille fois oui, oui et re oui 8DDD
Je m'attendais pas à tout ça !!!! Esma est tellement mystérieuse, j'ai trop envie d'en savoir plus sur elle. Et aussi de comprendre comment elle peut influencer Diane à ce point ? J'ai trooooooooooop plein de question <3
J'ai hâteuuuu de lireuuu la suiteeuuuuu <3 <3 <3
Merci d'avoir relevé les coquilles, encore une fois je sais pas pourquoi mais dans ces derniers chapitres y en a vraiment plein xD Je vais corriger ça !
S'agissant de Diane, oui c'est vraiment triste qu'elle n'ait pas su lui offrir l'affection dont elle avait besoin :/ Elle a cru que l'éducation par la dureté lui apporterait plus et c'est bien triste... Même si ça lui a servi quand même (Jade serait pas Jade sinon xD), ça aurait bien un peu de douceur quand même :/
Oui, Valmec sait être sympa et serviable quand il veut même si être agréable ça il y arrivera jamais mdr Mais oui, sa relation avec Cujas est un peu spéciale et du coup pour elle, il fait vraiment des efforts, Cujas est assez important pour lui, et c'est ce qui a participé à le transformer en gros rageux ahah xD Mais j'l'aime bien en vrai x)
Contente si la discussion entre Cujas Jade et Valmec t'a intéressée, on apprend pas mal de choses sur le passé des persos et notamment sur celui des penseurs et des dévoués, donc contente que ça t'ait plu :D
Ahah, oui de nouvelles questions arrivent encore une fois :D Esma, Diane... deux personnages bien mystérieux qui ont pas l'air prêtes à nous révéler leur petit secret hein ? Surtout Esma, qui est sans doute la plus mystérieuse, encore plus quand il s'agit de Diane... Promis tu sauras bientôt :)
Merci beaucoup pour ton commentaire encore trop trop adorable, merci merci c'est adorable <3
A tout de suite et je te fais de gros bisouilles <3