Guillaume arpentait les couloirs d’un pas anxieux à la recherche du Penseur Perrault quand il se retrouva nez à nez avec la servante de la reine, Mayeva, qui leva des yeux inhabituellement durs sur lui. Il haussa un sourcil surpris.
— Bonjour Mayeva, la salua-t-il d’un ton égal. Pourquoi n’êtes-vous pas auprès de la reine Jade ?
Pour toute réponse la servante lui fit un signe de la main, pliant son petit doigt vers l’intérieur de sa paume, et tourna les talons. Ahuri, le Premier ministre l’observa s’éloigner en direction de l’entrée du couloir et des escaliers, jusqu’à ce qu’elle se retourne pour lui jeter un coup d’œil impatient.
— Vous souhaitez que je vous suive ? demanda-t-il, incrédule.
Devant l’immobilité parfaite de Mayeva, il comprit qu’il n’aurait pas de réponse à sa question s’il n’obtempérait pas. Alors, il suivit la servante dans le dédale des couloirs du Palais des Lumières. Le silence régnait dans les couloirs sombres, à peine éclairés par la lumière grise, morose du ciel nuageux qui transperçait les hautes fenêtres. Le premier ministre s’accorda quelques regards en direction des tentures qui recouvraient les murs, et dut reconnaitre qu’elles étaient toutes dans un état reluisant.
Puis, Mayeva se figea. Guillaume s’arrêta derrière elle et leva les yeux vers les grandes portes qui leur barrait la route, immenses battants de bois sombres. Le premier ministre fronça les sourcils de plus belle tandis qu’il se plaçait sur le côté droit de la servante pour apercevoir l’expression de son visage, qui demeurait illisible.
— Vous souhaitez que je rende visite à la reine, conclut-il.
La vielle dame glissa la petite clé dorée dans la serrure et ouvrit la porte dans un grincement. Dans un mouvement leste, elle s’effaça pour laisser passer le premier ministre qui entra sans rechigner. Il décrivit un pas prudent dans la pièce, balayant la grande chambre plongée dans une obscurité bleutée du regard. Lorsque ses yeux tombèrent sur des prunelles vertes brillantes de satisfaction, il s’immobilisa.
Face à lui, la reine était assise sur la chaise de bois devant le boudoir. Devant le miroir de ce dernier avait été déposé un immense tableau représentant la reine Katherine. Guillaume d’Arsénis attendit patiemment que la reine prenne la parole, ce qu’elle ne tarda pas à faire dans un sourire mielleux.
— Monsieur le Premier Ministre, je vous remercie d’avoir accepté mon invitation.
— Invitation, Votre Majesté ? répéta Guillaume, dans un rire contenu. Ce n’est pas vraiment ce que j’appelle une invitation. Votre servante m’a guidé ici sans que je n’en sache la raison ni le but.
— Et pourtant, vous l’avez suivie, et vous êtes entré, rétorqua Jade, son rictus se faisant sournois.
Guillaume serra les dents, et prit enfin le temps d’observer la reine, affalée nonchalamment, presque lascivement sur son siège. Elle était vêtue seulement d’un dessous en lin, une longue robe fine ocre qui collait aux formes de son corps. Le premier ministre détourna les yeux aussitôt.
— Votre Majesté, enfin, vous ne pouvez pas accueillir des invités ainsi. Mayeva, appela-t-il par-dessus son épaule, s’il vous plait, veuillez aider Sa Majesté la reine à…
— Non, l’interrompit Jade, catégorique. Votre pudeur vous honore, Monsieur le premier ministre, mais je vous assure : je me sens parfaitement à mon aise dans cette tenue. En revanche, vous semblez mal à l’aise. Je dois avouer que j’ai bien du mal à en saisir la raison. Après tout, vous restez maître de votre regard, n’est-ce pas ? Et puis, entre nous…
Dans un geste d’une lenteur calculée, la reine se leva, laissant le jupon de la robe glisser jusqu’à ses pieds. Son geste semblait infiniment lourd, comme si chaque mouvement lui demandait un effort surhumain. Pourtant, l’air provocateur, elle plaqua les mains sur ses hanches.
— Nous savons parfaitement que mon corps est bien loin de vos intérêts et préoccupations.
Guillaume d’Arsénis fronça les sourcils et tendit une main hésitante vers la reine.
— Qu’insinuez-vous au juste, Votre Majesté ? Naturellement que votre corps est à mille lieues de mes préoccupations. Dois-je vous rappeler que vous êtes promise au roi et à personne d’autre ?
La jeune femme tressaillit légèrement et une grimace discrète frossa le coin de ses lèvres. Elle tourna la tête vers le corbeau qui était posé sur le rebord de la coiffeuse non loin du cadre d’or qui entourait le tableau. L’oiseau lui rendit son regard, profond et affectueux.
— Pour être effectivement promise à quelqu’un, comme vous le dites si bien, ne doit-on pas être prête à tout lui donner ? Corps et âme ?
Guillaume laissa échapper une légère expiration courroucée et croisa les bras sur sa poitrine.
— Bien évidemment. C’est justement à cela qu’est dédiée la cérémonie du Renouveau dont vous avez bénéficié il y a quelques semaines.
— Et…
La voix de Jade diminua jusqu’à devenir un simple murmure enroué.
— Qu’advient-il lorsque l’on a plus rien à offrir ?
La bouche du Premier ministre s’ouvrit en grand devant le regard vert obscur qui le transperçait de part en part. Sans le vouloir, il décrivit un pas, puis deux, en direction de la reine, qui détourna les yeux avec violence, sa main posée, crispée sur le bois du petit boudoir.
— Enfin, voyons, Votre Majesté, tenta Guillaume, son ton soudain doux, mesuré, prudent. Vous… Vous aurez toujours quelque chose à offrir. Et le roi Christian est un homme juste et bon. Il acceptera, peu importe ce que vous avez à lui offrir.
La reine reporta son attention sur lui pour observer son visage et pencha la tête de côté, l’air sincèrement étonnée. Puis, un rictus abattu gagna ses lèvres roses.
— Jeanne a parlé.
Il ne s’agissait ni d’une question ni d’une supposition.
— Vous… De quoi parlez-vous, Votre Majesté ?
Le sourire de Jade se fit alors moqueur, arrogant.
— Il est inutile de nier, Monsieur le Premier Ministre. Je le vois dans la courbe de vos lèvres, le froncement de vos sourcils, l’éclat de vos yeux. Vous marchez sur des œufs en ma compagnie. Je dois dire que je trouve cela insupportable. Plus encore que lorsque vous me traitiez comme une criminelle.
Le premier ministre ne répondit pas, la mâchoire serrée. Pour se donner contenance, il laissa ses yeux bleus se perdre dans le décor et s’arrêter sur la silhouette du corbeau.
— Vous avez enfin compris ce que le général Ighnar attendait de ma part, en échange des informations qu’il m’a données. Vous savez donc que j’avais une excellente raison de désirer sa mort.
Guillaume d’Arsénis tourna la tête vers elle dans un mouvement brusque, néanmoins aucun son ne sortit de sa bouche pincée.
— Alors, monsieur le Premier Ministre ? Qu’allez-vous faire ? Allez-vous m’escorter jusqu’à une véritable geôle pour y attendre ma sentence de mort ?
— Vous savez pertinemment que la peine de mort n’existe pas en Indeya, grinça Guillaume.
— Vous m’en voyez ravie, railla Jade. Alors, dites-moi, Guillaume. Quel sort me réservez-vous ?
Les sourcils fins du premier ministre s’enroulèrent dans une expression déchirée, puis il baissa les yeux, vaincu.
— Aucun, Votre Majesté, dit-il, sa voix soudain faible. Je ne ferai rien à votre encontre. Rien.
Jade haussa un sourcil circonspect.
— Ah, vraiment ? Voilà qui est étrange… Oserais-je dire que je suis presque déçue de vous voir capituler si vite à mon égard ? Il y a quelques semaines, j’étais il me semble la première sur la liste de vos ennemis jurés. Et, tout comme Gina, vous aviez parfaitement raison ! s’exclama Jade dans un sourire fou Je suis la Panthère Noire. Je suis un danger pour Indeya, un danger pour le roi Christian, un danger pour la dynastie. À cela s’ajoute le cadavre de votre dévoué général retrouvé dans ma chambre. Cela parait évident : je suis une menace, une nuisible. Alors, par Augusta, qu’attendez-vous pour me mettre hors d’état de nuire, Monsieur le Premier Ministre ?
À chaque mot qu’elle prononçait, elle décrivait un pas supplémentaire vers le bras droit du roi. Sa démarche était déstructurée, penchante, disgracieuse.
— Arrêtez, je vous en supplie.
La faiblesse, le déchirement qui fit trembler la voix du premier ministre imposa le silence à la reine, qui le fixa alors d’un air scrutateur, presque curieux. Elle demeura coite tandis que Guillaume d’Arsénis poussait un profond soupir, évitant toujours son regard.
— J’ai eu certes raison sur une part de votre personnalité, lâcha-t-il presque à contre-cœur. Mais il n’en demeure pas moins que mes certitudes m’ont poussé à prendre des décisions irresponsables et dangereuses.
La reine haussa les épaules avec nonchalance.
— Vous n’avez fait que protéger votre roi et votre royaume, vous n’avez rien fait de foncièrement mauvais.
— C’est là que vous vous trompez, l’interrompit Guillaume, osant enfin lever ses yeux bleus brillant de détermination vers elle. Je n’ai écouté que ma rancœur… et ma jalousie.
Jade s’éloigna de la coiffeuse pour se planter face à la lui, la tête penchée, détaillant les moindres rides qui déformait le visage contrarié du premier ministre.
— Et… qu’en est-il désormais ? Qu’écoutez-vous ?
Guillaume laissa ses prunelles se noyer dans les iris vert émeraude de Jade, comme une punition.
— Mes remords, ma culpabilité. Mes craintes et ma méfiance ont justifié pleinement mes choix politiques. Mais jamais mon égoïsme et mes sentiments personnels n’auraient dû influencer mes décisions. Je suis le seul responsable du sort tragique que vous avez subi. Et jamais, jamais je ne pourrai me le pardonner.
— Allons, allons, monsieur le premier ministre, ricana Jade avec amertume. Ne vous accaparez pas si prestement les fautes d’autrui. Laissez donc le privilège de la culpabilité aux coupables.
— C’est impossible, nia Guillaume, secouant la tête avec vigueur. Je me suis rendu aussi coupable qu’Ighnar. En faisant le choix de vous isoler de la sorte, alors même que je ne pouvais ignorer le danger d’une telle décision, j’ai trahi la Justice, la sincérité d’Indeya… J’ai trahi le roi Christian, ajouta-t-il, la voix éraillée.
Jade lui offrit un regard pensif, illisible, avant d’esquisser un sourire mélancolique.
— Tous ces remords, tous ces regrets, tous ces malheurs… pour une simple jalousie infondée. Quelle ironie.
Guillaume ouvrit de grands yeux, avant de se reprendre très rapidement et de plisser les yeux d’agacement.
— Avec tout le respect que je vous dois, Votre Majesté, je sais que vous comprenez pertinemment ce que je sous-entend par là. Et je ne crois pas que l’on puisse parler de jalousie infondée.
— C’est justement parce que je sais pertinemment de quoi vous parlez que je sais également que vous vous trompez sur mon compte, et ce depuis le début.
— Comment cela ? Mais… si je puis me permettre, Votre Majesté, je crois que vous ne vous rendez pas compte. J’étais le bras droit, le soutien, le confident du roi, j’étais tout… Depuis que vous êtes arrivée, le roi ne jure plus que par vous. Il vous demande conseil, il vous écoute, il recherche votre compagnie, il vous nomme Parlante. Et cela fait parfaitement sens. Vous êtes l’épouse du roi, vous êtes la reine d’Indeya, vous…
— Oui, vous avez raison, la coupa-t-elle d’une voix apaisante. Je suis tout cela. Mais il y a une chose que je ne ne suis pas et ne serai jamais, monsieur le Premier Ministre.
Guillaume fixa la reine avec une insistance telle que Jade ne put marquer une trop longue pause. Dans un sourire vainqueur, elle ajouta :
— L’amante du roi Christian.
Guillaume tressaillit violemment, et détourna la tête, ne supportant plus la vue de l’éclat mesquin dans les yeux verts.
— Je… Vous…
Jade rit avec la légèreté et la mélancolie d’un ange déchu.
— Vous aviez les yeux rivés sur le roi, si bien que vous avez été aveugle aux regards, autour de vous, qui s’évadaient dans d’autres directions.
— Attendez, Votre Majesté. Veuillez m’excuser, mais êtes-vous en train de dire que…
— Je ne serai jamais plus qu’une amie, une confidente – peut-être une sœur du roi Christian, en effet. La place à ses côtés est vacante, Guillaume. Et elle l’a toujours été.
— Pas lorsque Katherine était en vie, murmura Guillaume.
— Hm… Sans doute. Mais la reine Katherine est décédée, et je suis persuadée qu’elle serait heureuse de voir Christian aux côtés de celui qu’il cherche.
Les yeux azur de Guillaume s’ouvrirent en grand, et sa bouche forma un o de stupeur. Rapidement, il retrouva ses esprits. Il esquissa un rictus désolé et secoua la tête, faisant virevolter sa longue queue de cheval ébène.
— Non. Vous vous trompez. Le roi Christian ne sait pas… Il ne peut me voir comme je le vois.
— Eh bien, eh bien… surgit une voix sortie de nulle part. Pour quelqu’un qui se vante de ne pas quitter le roi une seconde des yeux, vous semblez passer à côté de nombreux détails, mon cher Guillaume.
Guillaume posa des yeux éberlués sur Jade, dont les lèvres n’avaient pas bougé d’un pouce lorsque la voix féminine, berceuse avait empli la pièce. Apeuré, ses yeux balayèrent la pièce de long en large, avant de se poser sur le tableau de la reine Katherine.
— Non… C’est… impossible, chuchota-t-il.
— Je ne crains pas l’impossible, mon cher Guillaume, répondit Katherine dans un sourire chaleureux.
Le premier ministre décrivit un pas hésitant vers la peinture, suivi par la reine d’Indeya.
— C’est incroyable… Comment…
Il tendit une main pour la poser sur le cadre. Les yeux outremer de la femme aux cheveux d’or suivit son mouvement, et apeuré, il retira sa main prestement.
— Mademoiselle Gina possède un grand pouvoir, intervint Jade, un sourire dans la voix.
Ahuri, les yeux de Guillaume volèrent entre la femme du tableau et la reine d’Indeya.
— J’ai toujours su qu’elle avait un don particulier, confirma Katherine.
— C’est le moins que l’on puisse dire, en effet, renchérit Guillaume, le regard rivé sur les traits de peinture qui s’animaient.
Puis, le premier ministre tomba à genoux aux pieds du tableau, une main posée à plat sur son cœur.
— Reine Katherine, c’est un immense honneur, un splendide soulagement de pouvoir vous parler à nouveau.
— Le plaisir est partagé, mon cher Guillaume. Mais je vous en conjure, mon cher, faites-moi plaisir. Arrêtez de vous fustiger de la sorte. C’est indigne de la part du Premier ministre d’Indeya.
Guillaume baissa les yeux, penaud.
— Non, reine Katherine. Au contraire. C’est mon attitude égoïste et aveugle qui était indigne d’Indeya.
— Si vous regrettez tant que cela, minauda Katherine, je suis certaine que vous trouverez un moyen de vous racheter auprès de ma chère nièce.
La femme du tableau ponctua ses mots d’un clin d’œil brillant. Guillaume laissa couler un regard hésitant vers la reine Jade.
— Vraiment ? Croyez-vous que quoi que ce soit pourrait me permettre de me racheter auprès de vous ?
Un sourire malicieux déforma le coin des lèvres roses de Jade.
— Vous rachetez, je ne saurais trop dire. Mais vous pouvez sans aucun doute m’apporter votre aide, dont j’ai, je dois l’avouer, désespérément besoin.
Guillaume lança un coup d’œil vers Katherine dont le sourire éclatant lui donna le courage dont il avait besoin. Il hocha la tête avec sollicitude.
— Bien, Votre Majesté. Dites-moi simplement : pour quoi avez-vous besoin de mon aide ?
Jade regarda alors le tableau, puis le premier ministre.
— En fait, je crois que je vais avoir besoin de votre aide à tous les deux.
Guillaume suivit son regard vers le tableau et haussa un sourcil sceptique.
— Vous avez besoin du tableau ? Pourquoi donc ?
Jade esquissa un sourire triste.
— Je sais que c’est probablement fou, désespéré même, mais… en vérité, la reine Katherine est ma seule témoin.
Le premier ministre virevolta vers le tableau.
— Est-ce vrai, reine Katherine ? Avez-vous assisté au meurtre d’Ighnar ?
À son tour la femme du tableau baissa la tête, et la lumière du tableau devint soudain plus sombre.
— Malheureusement, oui.
Soudain, Jade posa une main sur l’avant-bras du premier ministre, ce qui lui valut un léger sursaut de ce dernier.
— Et j’aurai besoin de vous, monsieur le Premier ministre, pour présenter ce tableau au soutien de ma défense.
Guillaume resta longuement fixé sur le tableau, avant de pivoter légèrement vers la reine. Dans un sourire crispé, il posa à son tour une main sur le poignet de la reine. Cette dernière eut un léger mouvement de recul, alors dans un éclair, il retira sa main.
— Je suis navré, Votre Majesté, soupira-t-il, avant de lever les yeux pour capter le regard brillant de la reine. Mais je peux vous le promettre : vous pouvez compter sur mon soutien. Je vous innocenterai.
Dans un sourire attendri, Jade acquiesça avec lenteur.
— Je vous remercie sincèrement, monsieur le Premier ministre.
Ce dernier décrivit un pas en arrière et adressa un regard doux mais solennel en direction de l’ancienne reine défunte et de la nouvelle reine.
— Je commence à comprendre pourquoi vous avez sommé au roi Christian de faire de la princesse des Ospales la reine d’Indeya, dit-il à l’adresse de Katherine.
La femme aux boucles d’or esquissa un sourire éblouissant.
— Je suis heureuse que vous le voyiez enfin, Guillaume.
Alors que le premier ministre se dirigeait vers la porte, il fut interrompu par la voix autoritaire de Jade.
— Attendez, un instant, monsieur le Premier ministre. Pourriez-vous à tout hasard m’accorder un dernier petit service ?
Curieux, il se tourna vers la reine.
— Bien, je vous écoute ? demanda-t-il, cachant son amusement.
— Pourriez-vous, à tout hasard, demander à Gin… Mademoiselle Gina de venir me rendre visite ?
— Mademoiselle Gina ? répéta-t-il, perplexe. Mais pourquoi…
Il s’interrompit devant le sourire victorieux de Jade, le scintillement sincère de ses iris.
— Non. Ne me dites pas que…
Deux rires, mélodieux et aériens, furent les seules réponses qu’il reçut. Vaincu, il secoua la tête, amusé.
— Je vois. Et moi qui croyais que…
Il s’interrompit dans un petit rire amusé.
— Quel idiot je fais.
Jade lui adressa un regard attendri et taquin, balayant son idée d’un revers gracieux de la main.
— Oh non, voyons. Disons plutôt… quel gâchis, monsieur le Premier ministre. Quel gâchis.
Et dans un sourire libéré, satisfait, Guillaume d’Arsénis quitta les appartements de la Panthère Noire.
***
Jade avait une main délicatement posée sur son ventre, dissimulé sous sa chemise de nuit. Elle bâilla en silence et jeta un œil à son reflet qui ne lui offrait que des traits tirés et des traces bleutées. Elle savait qu’elle aurait dû céder au sommeil et accepter les bras tendus de son lit bien plus tôt, mais elle n’avait pu se résoudre à se coucher tôt.
Le sommeil était encore bien trop cruel avec elle.
Avec son corps, son esprit.
Dès que le noir s’allongeait sur elle, ils se souvenaient.
Et elle voulait oublier.
Alors elle avait lutté pendant de longues heures, jetant régulièrement des regards furtifs vers la porte-fenêtre. Durant tout ce temps qu’elle avait passé éveillée, derrière les vitres, tout était demeuré immobile et invisible. Pas une seule forme, pas un seul son à l’horizon. Elle avait attendu à chaque instant de voir apparaitre une tignasse folle et des yeux gris, mais seuls les ténèbres lui avaient répondu. Même Neven avait fini par s’assoupir sur son perchoir sur la commode, las de l’attendre.
Au creux de la nuit, elle avait cédé néanmoins.
Mais seule l’aube lui avait apporté réconfort.
Il était bien trop tôt encore pour que Mayeva pointe le bout de son nez et procède à sa toilette matinale. Pourtant, elle n’attendait que cela. Pouvoir admirer le visage serein, sage de la femme qui ne parlait jamais. Écouter le silence, le respect de chacun de ses gestes. Voir ses pensées défiler sous ses paupières et sur ses lèvres closes. Mayeva était un être de paix, et Jade avait désespérément besoin de paix.
Et plus elle la cherchait, plus elle semblait s’en éloigner.
Alors qu’elle était plongée dans ses pensées profondes, elle mit un certain temps à distinguer un bruit parasite. Le son entêtant, assourdissant d’un cours d’eau qui s’écoule. Perplexe, Jade se leva et inséra sa tête dans l’entrebâillement de la porte de la salle d’eau. Ni la baignoire ni le robinet ne comportait de l’eau. Les sourcils froncés, elle se retourna, et en se dirigeant de nouveau vers sa coiffeuse, un mouvement dans le coin de sa vision attira son attention.
La porte d’entrée.
Une large flaque d’eau s’était introduite dans sa chambre par l’interstice entre le bas de la porte et le parquet, et s’écoulait lentement sur le sol. Les yeux écarquillés, elle marcha lentement vers l’étrange marre translucide. Alors qu’elle se penchait au-dessus de la flaque, elle sentit comme une bouffée de chaleur insupportable brûler ses joues. Dans un hoquet de douleur, elle recula brutalement…
À temps pour voir un rideau de flammes avaler les battants de bois qui la séparaient du couloir.
Bouche bée, elle fixa le bûcher qui dévorait lentement le bois dans un craquement cruel. Puis, entre les planches déchirées et noircies, elle aperçut deux ambres incandescentes posées sur elle. Elle marqua un mouvement de recul.
Un trou béant fait de cendres et de flammes apparut au centre de la porte. Puis, une jambe s’introduit par le trou, et bientôt une tête recouverte de flammes, un buste habillé d’une robe rouge de braises apparurent à leur tour, pour finalement se dresser droit devant Jade.
— Reine Marina, lâcha-t-elle, ahurie. Que faites-vous ici ?
Les yeux mordorés léchés par les flammes se posèrent sur elle, et la reine d’Elesther tendit une main dans sa direction.
— Écartez-vous.
Interdite, Jade obtempéra néanmoins. La porte de feu et de cendres fut soudain recouverte d’une rivière d’eau coulant de bas en haut, telle une cascade sortie tout droit du Néant. Le feu disparut et laissa derrière lui une vapeur grise et une odeur d’humidité et de chaleur torride. L’eau s’écoula toute entière sur le sol, et de la flaque naquit une haute silhouette toute de bleu vêtue.
Cette fois-ci, Jade prit la parole sans surprise.
— Kiryana, bonjour. Dites-moi, ajouta-t-elle au bénéfice des deux femmes qui venaient de détruire sa porte. Avez-vous une bonne explication qui pourrait justifier votre… zèle ? Et peut-être un objectif, qui ne pouvait être obtenu en ouvrant simplement la porte ?
— Nous ne cherchons pas d’explication, répliqua Kiryana de sa voix mécanique.
Jade lui jeta un regard exaspéré.
— Je suis navrée pour notre visite impromptue et quelque peu mouvementée, s’excusa Marina, sincère. Le Premier ministre a refusé de nous donner la clé, alors j’ai ouvert la porte… sans clé. Tout ceci doit permettre de nous faire gagner du temps.
— Bien, je vois. Vous ne me donnerez pas plus d’informations, grommela Jade. Alors, offrez-moi simplement le motif de votre visite. Je m’en contenterai sans doute pour l’instant.
— La Table des Sept reprend ce matin, répondit la reine d’Elesther d’un ton sans appel. Et je veux que vous y siégez.
Jade laissa échapper un rire nerveux.
— Vous voulez que j’y siège ? Mais Madame la Présidente, avec tout le respect que je vous dois, ce n’est pas vraiment à vous de choisir cela. Le roi Christian a fait son choix…
— Nous ne sommes pas les seules à désirer votre retour, la coupa Kiryana. Le roi Christian changera d’avis.
— C’est pourquoi nous sommes venues vous rendre visite ce matin, acquiesça Marina, solennelle. Nous sommes venues pour vous libérer.
Jade ouvrit de grands ébahis, mais brillants d’une émotion contenue. Elle n’eut cependant pas le temps de répondre, car déjà une étrange fumée bleutée l’entourait de part et d’autre. Ahurie, elle baissa les yeux sur sa robe de nuit qui était prise dans un tourbillon d’un bleu cyan. Elle sentit des picotements la transpercer de part en part, de ses orteils jusqu’à la pointe de ses cheveux.
Devant elle, les silhouettes rouge et bleu devenaient de plus en plus floues, inaccessibles. Elle put néanmoins entendre un murmure.
— Nous nous retrouverons à la Table des Dix, reine Jade.
Et soudain, elle fut engloutie dans un noir complet. Un noir sans fond, sans sensation, sans odeur, sans vision.
Était-ce là le Néant ?
Un rire cynique retentit dans l’infini de son esprit.
Et soudain, des formes réapparurent dans son champ de vision. Deux murs de pierre, creusés dans la roche de chaque côté, un couloir sinueux qui menait à une porte de bois sombre. Puis elle sentit une présence à sa droite, tout près, odeur de terre et de rosée, glaciale. Elle tourna la tête lentement.
Tomba nez à nez avec une bouche pourpre, enroulée dans un rictus sarcastique. Le visage blafard, livide, semblait comme incrusté dans le mur, ou flottant dans les ténèbres. Sous le capuchon, elle devinait les yeux qui la fixaient avec amusement, deux perles, bleu mort, bleu vie, fixées sur elle.
— Saphira, l’accueillit-t-elle dans un sourire amusé. Ne m’aviez-vous pas dit que vous n’aideriez pas à ma libération ?
Le sourire devint cynique.
— Un léger coup de main n’a jamais fait de mal à personne… Et la personne qui veut vous voir libérée est dans l’incapacité de le faire, alors elle a chargé les personnes compétentes de s’acquitter de cette tâche.
— Je vois, répondit Jade dans un petit rire. Mais tout de même, tout ce stratagème uniquement pour m’extraire de mes appartements. N’y avait-il pas une solution plus simple et moins… extrême ?
— La violence est parfois nécessaire. Et elle a l’avantage de distraire les hommes, au moins assez longtemps pour pouvoir réaliser un objectif.
Jade ouvrit la bouche pour répliquer, mais la voix caverneuse résonna encore dans le creux de sa tête.
— Au bout du couloir, Votre Majesté. J’espère que vous y trouverez ce que vous cherchez. La liberté…
Lentement, le visage d’un blanc éclatant se fondit dans le mur jusqu’à disparaitre totalement, comme s’il n’avait jamais existé.
Dans le silence du couloir obscur éclairé par quelques torches, Jade suivit la direction de la porte de bois qui l’attendait. Une fois arrivée devant, elle tendit la main pour se saisir de la poignée, mais alors que ses doigts se posaient sur le bois, une épaisse fumée noire engloutit sa main.
Comme si elle venait de se brûler, elle retira sa main et l’examina sous toutes les coutures. La fumée grimpait à présent le long du mur de roche. De cet amas grouillant et compact de ténèbres sortit lentement une longue silhouette informe qu’elle aurait reconnue entre mille.
Malgré elle, un sourire satisfait germa sur ses lèvres.
— Tiens donc…
L’immense silhouette informe lui offrit un sourire béant comme les abysses. Puis, elle lui tendit une main tout aussi immense et rachitique.
— Votre Majesté, susurra la voix venue d’outre-tombe. Êtes-vous prête à goûter au Chaos pour découvrir ce qui se trouve derrière cette porte ?
Un rire cristallin échappa à la reine d’Indeya. Sans hésiter, elle plaça sa petite main entre les doigts désarticulés de la Ministre.
— Évidemment. Je suis plus curieuse que jamais.
Après un dernier regard vers le sourire abyssal de Ren, Jade se laissa entraîner, et rapidement, elle sentit toutes ses cellules se tordre et se contracter pour détruire, modifier et remodeler la matière tout autour d’elle.
Dans une tornade de fumée noire, elle s’enfonça dans une faille à travers la roche.
Et dans le sillage de Ren, elle traversa le mur.
Ton histoire me manquait !!! Ca fait ultra plaisir de revenir ici (=
J'ai adoré retrouver tes personnages, ton écriture et tes dialogues après cette petite pause. La conversation entre Guillaume et Jade était délicieuse ! C'est plaisant de voir le masque du Premier Ministre tomber, de l'entendre dire ce qu'il pense vraiment. J'aime vraiment bien ce perso, on sent qu'il a bon fond malgré ses apparences parfois un peu froides. D'ailleurs, comme tu le soulignes dans ce chapitre, il avait effectivement raison de se méfier de Jade. Même s'il ne voit pas tout, il est quand même pas si naïf ^^
La révélation de l'amour de Guillaume est pour le roi est super bien amenée, clairement je ne l'ai pas vu venir et pourtant ça fonctionne très bien. Ca ne semble pas sortir de nulle part, ça paraît presque logique après coup et ça explique certaines de ses actions.
Et la chute promet un prochain chapitre animé ! Je me lance de ce pas (=
Mais bref me revoici ^^
Ton commentaire me fait chaud au coeur, vraiment ! Je suis trop heureuse que t'aies aimé le dialogue Jade/Guillaume. Effectivement, ce dernier se confie un peu, et surtout montre un peu ses faiblesses, assume ses erreurs et je pense qu'effectivement ça fait du bien un peu ahah
Et comme tu le dis, il avait beau être très extrême, sa méfiance envers Jade était justifiée ;)
Trop contente si la révélation de ses sentiments est bien amenée ! Il y avait des petits indices très légers, certains l'avaient vu venir et d'autres pas du tout je trouve ça rigolo ahah ! Et comme tu l'as compris, ça explique beaucoup de ses actions et ses pensées, c'est pour ça qu'il était si pénible, si méfiant, si dur envers Jade aussi x) De la jalousie mal placée, et un instinct très (trop) protecteur envers le roi :)
Merci pour ton commentaire comme toujours, à de suite ;)
"Puis, Mayeva se figea. Guillaume s’arrêta derrière elle et leva les yeux vers les grandes portes qui leur barrait la route, immenses battants de bois sombres. " barraient ?
" Il décrivit un pas prudent dans la pièce, balayant la grande chambre plongée dans une obscurité bleutée du regard. " Si tu veux laisser " du regard" à la fin de la phrase, il faudrait mettre une virgule après "balayant " jusqu'à "bleutée" pour qu'on raccroche la fin au début ;)
"Face à lui, la reine était assise sur la chaise de bois devant le boudoir. Devant le miroir de ce dernier avait été déposé un immense tableau représentant la reine Katherine. Guillaume d’Arsénis attendit patiemment que la reine prenne la parole, ce qu’elle ne tarda pas à faire dans un sourire mielleux." Peut-être glisser un Jade pour remplacer un des 3 reines dans ces lignes qui se suivent pour éviter le sentiment de redondance ?
"La jeune femme tressaillit légèrement et une grimace discrète frossa le coin de ses lèvres. " froissa ?
"— Vous… De quoi parlez-vous, Votre Majesté ?"Putain, c'est un abruti, je peux lui en coller une pour sa lenteur xD ?
"— Ah, vraiment ? Voilà qui est étrange… Oserais-je dire que je suis presque déçue de vous voir capituler si vite à mon égard ? Il y a quelques semaines, j’étais il me semble la première sur la liste de vos ennemis jurés. Et, tout comme Gina, vous aviez parfaitement raison ! s’exclama Jade dans un sourire fou Je suis la Panthère Noire. Je suis un danger pour Indeya, un danger pour le roi Christian, un danger pour la dynastie. À cela s’ajoute le cadavre de votre dévoué général retrouvé dans ma chambre. Cela parait évident : je suis une menace, une nuisible. Alors, par Augusta, qu’attendez-vous pour me mettre hors d’état de nuire, Monsieur le Premier Ministre ?" J'ai mal au coeur pour elle, ces mots démontrent tant de souffrance...
"
Jade s’éloigna de la coiffeuse pour se planter face à la lui, la tête penchée, détaillant les moindres rides qui déformait le visage contrarié du premier ministre.
" déformaient ?
"— Oui, vous avez raison, la coupa-t-elle d’une voix apaisante. Je suis tout cela. Mais il y a une chose que je ne ne suis pas et ne serai jamais, monsieur le Premier Ministre." double "ne" ;)
"Les yeux azur de Guillaume s’ouvrirent en grand, et sa bouche forma un o de stupeur." Bordel, je fais la même xD
"— Non… C’est… impossible, chuchota-t-il." Bien sûr que si, c'est possible 8D
"Il tendit une main pour la poser sur le cadre. Les yeux outremer de la femme aux cheveux d’or suivit son mouvement, et apeuré, il retira sa main prestement." suivirent
"— La Table des Sept reprend ce matin, répondit la reine d’Elesther d’un ton sans appel. Et je veux que vous y siégez." Oh magad, elle a dit JE VEUX ! Par contre, c'est pas la table des dix ? Bon après, elle peut se tromper x)
"— Saphira, l’accueillit-t-elle dans un sourire amusé. Ne m’aviez-vous pas dit que vous n’aideriez pas à ma libération ?
" J'AVOUEEEEEEEEEEEE
"— Votre Majesté, susurra la voix venue d’outre-tombe. Êtes-vous prête à goûter au Chaos pour découvrir ce qui se trouve derrière cette porte ?" MAgad, cette invitation !!!!!
Mais il s'en passe des choses dans ce chapitre, j'ai rien vu venir à propos du ministre, c'est dingue, mais j'adore l'idée !!!! Et alors la suite, mais la suite, mamah !!! Pourquoi, j'ai l'impression d'être juste une fangirl pas foutue d'être constructive pour un sou, xD ? (parce que c'est le cas, chuchote ma conscience ) ouai, il est un poil tard là (2h du mat' ) je commence à dérailler un poil ahah. je me demande comment le roi va réagir 8D J'ai trop trop trop hâte !!!!
Encore désolée pour mon retard dans ma réponse, mais est-ce que tu n'es pas habituée depuis le temps ? Lol
Merci beaucoup pour ton commentaire adorable comme toujours ! Tu commentes presque du tac au tac quand je publie et ça me fait juste trop plaisir <3
Merci encore d'avoir relevé toutes ces coquilles et remarque, je m'en vais de ce pas corriger tout ça avant d'oublier ^^
Et non, vraiment je t'assure, Guillaume est loin d'être un abruti, il est juste ultra mal à l'aise et maladroit face à Jade, il sait vraiment pas comment agir et Jade en joue à fond, cette petite rigolote (et sadique sur les bords sur ce coup-là) xD
Oui, en fait l'arrogance et la provocation de Jade essaient de cacher son mal-être et sa souffrance mais derrière sa hargne on la sent en vrai :/ Contente si ça t'a touchée en tout cas <3 Et Guillaume est vraiment impuissant face à ça malheureusement... :(
Et si, c'est bien la Table des dix, c'est plus l'autrice qui se trompe que ses persos malheureusement mdr xD Merci de la remarque !
Contente que tu aies apprécié la petite révélation sur Guillaume, il y avait des petits indices disséminés partout mais trop contente si tu l'as pas vue venir ça veut dire que j'ai bien fait mon taff héhé :p
(T'en fais pas, j'aime quand tu es en mode fangirl, tes coms sont juste des pépites xD)
Sur la réaction du roi, eh bien... ça arrive, ça arrive :P
Merci pour ton commentaire adorable comme d'hab, à tout bientôt ma petite Skla <3