Chapitre 40: La fin d'un rêve

La retrouvée au travers du sommeil éphémère n'avait été qu'un mirage, un instant de répit illusoire arraché à l'inexorable tourment qui consumait Elena. À peine ses paupières s'étaient-elles refermées qu'elle s'était éveillée, le cœur battant à tout rompre, la poitrine écrasée sous le poids d'une douleur sourde et implacable. Trois semaines. Trois semaines à errer dans un monde privé de couleurs, amputé de son éclat depuis qu'elle avait quitté Alec et Harry. Trois semaines où chaque jour d’eux lui paraissait être une éternité. La douleur ne faiblissait pas malgré le temps passé. Elle s'insinuait dans chaque battement de son cœur, chaque souffle qu'elle prenait, chaque seconde qui s'écoulait avec une lenteur exaspérante.

Julia avait eu raison. Elena avait découvert l'amour dans les bras d'Alec et s'y était abandonné, bercée par cette illusion d'éternité, aveuglée par une félicité qu'elle croyait inaltérable. Elle avait pendant un temps occulté le danger qui pesait sur elle et potentiellement ceux qu’elle aimait. Elle avait goûté au bonheur avec une intensité qu'elle n'aurait jamais crue possible, pour finalement se le voir arraché. Cooper n’y était pour rien. Au fond d’elle même elle le savait mais c’est lui qui lui avait annoncé l’ordre de la ramener à New-York et elle l’avait détesté pour ça. Elle lui avait dit des horreurs qu’il ne méritait pas. Cooper avait toujours été un amour, celui dont Julia s’était entichée adolescente. Si seulement elle était sortie avec un type comme Cooper… Elle réprima la douleur. Elle ne pouvait pas lui en vouloir, ce n’était pas lui qui l’avait forcé à rompre avec Alec, à se comporter comme une garce avec tous ceux qu’elle avait aimé. Mais voilà, face à l’approche du procès, elle ne pouvait plus se mentir quant au danger qu’elle faisait peser sur eux. Elle s’était montrée égoïste en voulant habiter leur monde à eux. Cooper lui avait juré qu’Alejandro Marquez n’était pas au courant de son existence, qu’Alec et tous ses amis ne couraient aucun danger. Alejandro était un homme dangereux et elle en était persuadée il finirait par la tuer. Que ce soit avant le procès ou après pour se venger. Il était donc inutile de penser à l’avenir et il valait mieux qu’Alec et tous les autres la détestent. Mission réussie. Elle frissonna en repensant aux dernières paroles de Harry. Il avait raison, elle aurait mieux fait de ne jamais revenir… Elle s’était laissé convaincre, elle avait surmonté la perte de Julia, elle avait ri à nouveau et elle avait aimé… pour tout perdre encore. Aujourd'hui, les moments passés dans les bras d’Alec n’étaient plus que des souvenirs qui la hantaient et lui lacéraient l'âme. Elle aurait voulu que Julia la voie amoureuse, qu'elle découvre celle qu'elle était devenue dans bras d'Alec, grâce aux sentiments qu’ils partageaient. Elle n'en aurait jamais l'occasion. Parce qu'elle avait échoué à la protéger. Parce que Julia était morte. Parce que tout ce qu'Elena touchait finissait par disparaître.

La mort de Julia l'avait précipitée dans un gouffre sans fond, mais la simple pensée d'une vie où Alec n'existerait plus l'achevait d'avance. Elle n'aurait pas pu s'en remettre. Déjà qu'il lui semblait agonir alors qu'elle était simplement loin de lui...

Son départ l'avait à nouveau brisé, autant qu'il l'avait anéanti lui. Elle revoyait encore son visage ce jour-là, la détresse qui avait creusé ses traits, l'effondrement brutal de son être tout entier. Elle n'avait pas mesuré l'ampleur de son amour, pas compris à quel point il tenait à elle, pas plus que la profondeur de ses propres sentiments, jusqu'à ce qu'il soit trop tard. L’amour valait-il cette souffrance ? Cette agonie insoutenable ?

Lorsqu'elle échappait aux cauchemars, les rêves ne lui apportaient qu’un répit de courte durée. Julia l'y attendait toujours, rieuse, lumineuse, insouciante, avant que son image ne s'efface brusquement, remplacée par Alec. Alec et son regard incandescent, Alec et ses bras qui la serraient contre lui, Alec et ses lèvres qui murmuraient son nom avec une tendresse infinie. Puis venait le réveil, brutal, cruel, impitoyable. Chaque matin était une sentence, une condamnation à revivre encore et encore cette perte inacceptable. Une punition dont elle ne voyait pas la fin. Une pénitence qu'elle acceptait, comme si elle la méritait, un poids à payer pour avoir échoué à sauver ceux qu’elle aimait.

Son téléphone vibra sur la table de chevet, arrachant Elena à son abîme de douleur. Elle prit une profonde inspiration avant de tendre la main et de décrocher sans même regarder l'écran.

« Hey, Elena. Comment tu vas aujourd'hui ? » La voix chaleureuse de Carl résonnait à son oreille, teintée d'une douceur qu'elle n'avait que trop rarement entendue ces derniers mois. Son oncle. Le seul à avoir encore le droit de la joindre, le seul sans doute avec Cooper à se soucier encore d'elle après l’horrible façon dont elle s’était comporté auprès de ses amis.

Si son début de relation avec Carl avait été compliqué, elle avait toutefois appris à le connaître, à lui faire confiance et à l’aimer. Ils étaient devenus une vraie famille. Il était toujours là pour elle, un pilier auquel elle pourrait toujours se raccrocher mais, serait-ce suffisant ? Il avait tout abandonné pour elle. Agent du FBI, il avait quitté son poste sur le terrain pour rejoindre la criminelle, cherchant une vie plus stable pour s'occuper d'une adolescente brisée. Il n'avait jamais été parfait, souvent maladroit, parfois dépassé, mais, il n'avait jamais cessé d'essayer. D'être là, sans condition. Il avait même tenté d'introduire des figures féminines dans sa vie, espérant qu'elles pourraient combler l'absence maternelle qui pesait sur ses épaules. Aucune n'était parvenue à occuper cette place auprès de sa nièce. Finalement, il avait compris et, au lieu de s'acharner, il l’avait accepté. Elena n’avait plus de mère, ni de père et en l’accueillant à New York il lui avait arracher sans le vouloir son frère, son ami, son père de cœur. Elle n’avait plus que lui alors, lorsque Julia est entrée dans sa vie façon bulldozer, il l’a accueillie à bras ouvert, pour elle, avec l’espoir qu’elle parvienne à combler la béance affective d’Elena. Julia était devenue sa sœur, son ancre, son repère durant toute leur scolarité jusqu’à leurs années à l’université. Cependant, Julia, l'avait quittée à son tour.

Carl avait vu Elena sombrer après sa mort. Il l'avait crue perdue, irrémédiablement brisée, jusqu'à ce que l'espoir renaisse dans ses yeux à l'idée de retrouver Harry et Alec. Il l'avait laissé partir sans hésiter, convaincu que c'était la meilleure chose à faire malgré l’inquiétude et la tristesse qui accompagnaient son départ. Il avait cru avoir pris la bonne décision. Aujourd'hui, il en doutait. Elle lui mentait. Elle lui disait qu'elle allait bien, qu'il n'y avait rien de grave mais, il voyait au-delà de son masque. La douleur suintait d'elle comme une plaie béante qui refusait de cicatriser. Seule la perspective du procès et la quête de justice pour Julia semblaient la maintenir en vie, et cela l'effrayait plus que tout. Qu’allait-elle devenir après ?

« Ça va, arrête de t'inquiéter. C'est juste un petit chagrin d'amour. Rien de bien méchant, je vais m'en remettre. »

Il ne la croyait pas. « Rien ne t'empêche de retourner auprès d'eux après le procès. Tu pourrais retrouver Alec et... »

« Arrête ! » le coupa-t-elle brutalement. « Je t'ai déjà dit que c'était terminé ! Je n'aurais jamais dû m'engager. »

« Mais pourquoi tu dis ça, Elena ? »

« Parce que les gens ne sont jamais en sécurité à mes côtés. Je ne veux pas qu'il lui arrive quelque chose par ma faute. Ils pourraient très bien chercher à se venger par la suite ou je ne sais quoi. Les gens meurent autour de moi. »

Carl serra les dents. « Tu dis n'importe quoi ! Ce sont des conneries, tout ça ! »

Un rire amer s'échappa des lèvres d'Elena. « Des conneries ? Toi, plus que quiconque, devrais comprendre ce que je ressens. Cassie est morte et depuis, tu n'as jamais eu de relation sérieuse. Alors ne me fais pas la morale. Pas à moi. »

Carl se tut. Son cœur se serra en entendant son nom. Cassie. L'amour de sa vie, fauchée trop tôt. Il comprenait ce que ressentait Elena, bien trop. Pourtant, il ne pouvait se résoudre à laisser sa nièce emprunter le même chemin que lui. « Elena... » murmura-t-il doucement.

« Non!!! »

Un silence pesant s'installa. Finalement, Carl céda. « Je suis désolé. J'aurais aimé tellement mieux pour toi. Tu étais heureuse avec lui. »

« Oui, je l'étais. » Sa voix se brisa. « Mais je ne survivrais pas s'il lui arrivait quelque chose. Il est plus en sécurité loin de moi. »

Carl expira lentement. « Très bien, je n'insiste pas. C'est juste que je t'aime et que j'aimerais te voir sourire à nouveau. »

Un voile de lassitude recouvrait Elena tandis qu'elle s'abandonnait un instant au flot de ses pensées. Elle avait la sensation d'avoir déjà connu la mort, pas une, mais deux fois. La première, le jour où Julia avait cessé de respirer, emportant avec elle une partie de son âme. La seconde, lorsqu'elle avait quitté Alec, déchirant d'un coup sec ce qui restait de son cœur déjà en lambeaux. Contrairement à ce qu'il pensait, elle n'était pas un chat. Elle n'avait pas sept vies. Elle n'en avait plus aucune. Tout était terminé pour elle. Elena garda ces pensées pour elle. Elles n'apporteraient rien, sinon davantage de douleur à son oncle. Carl l'aimait trop pour supporter de la voir sombrer, et elle l'aimait trop pour le laisser porter ce poids. Pourtant, son silence en disait long, bien plus que tous les mots qu'elle aurait pu prononcer.

Carl resta silencieux un instant de plus, puis, dans un soupir, il changea de sujet. Il savait, mais il respectait son silence. « Comment tu te sens à l'approche du procès ? »

Elena expira lentement, soulagée qu'il ne cherche pas à creuser plus profondément dans ses tourments. « Ça va. J'ai hâte de faire tomber cette pourriture. »

Bien qu’Elena ne puisse pas le voir, Carl acquiesça lentement, son regard assombri par la rage qui grondait en lui, « Je comprends. Moi aussi, j'ai hâte qu'il paie pour ce qu'il a fait à Julia. Avec ton témoignage, il ne pourra pas s'en sortir. Il est fichu, il va tomber et pour un long moment. » Sa voix était vibrante de colère, chaque syllabe tonnant comme un orage d’été. La douleur liée à la mort de Julia avait été la leur, une blessure béante qui ne cicatriserait jamais vraiment. Elle faisait partie de leur famille. Elle aurait dû être là, à rire avec eux, à illuminer leur quotidien.

« C'est tout ce que je demande. » La voix d'Elena s'était faite plus douce, plus posée, mais une ombre passa dans son regard. Un soupir s'échappa de ses lèvres. La fatigue pesait sur ses épaules comme une chape de plomb. « Je vais te laisser. Je dois encore aller me laver et zoner devant une série débile avec Brian. Il a des goûts de chiotte, mais je vois bien qu'il s'inquiète pour moi et... je préfère encore regarder un truc avec lui que subir ses séances de psy à deux balles. » Une pointe d'amusement perça dans son ton, contrastant avec le poids écrasant de son quotidien.

Carl esquissa un sourire. « Sois sympa avec lui. Il essaie de faire au mieux, c'est un cœur tendre. »

« Ça, j'avais remarqué, un vrai cœur d'artichaut. »

Elle fit rouler son téléphone entre ses doigts, le regard perdu dans le vide, puis reprit d'une voix plus lasse, « On se rappelle bientôt... ou pas d'ailleurs. Te sens pas obligé d'appeler tous les jours. Mon quotidien est d'un ennui mortel, je n'ai rien à raconter. »

Carl ne répondit pas immédiatement. Il ressentit un pincement au cœur face à ce nouveau silence. Il n’était pas dupe, ce malaise témoignait de l’éloignement qui s’installait entre eux. Il lui semblait chaque jour perdre un peu plus sa nièce et son impuissance le terrifiait, « Peut-être, mais moi, j'ai besoin d'entendre ta voix. Alors je te dis à demain. Essaie de manger et de dormir un peu. À ce qu'il paraît, tu as une mine affreuse. »

Un sourire fugace passa sur les lèvres d'Elena, aussi éphémère qu'un éclat de lumière dans l'obscurité. « Oui, papa, sans faute. »

Le rire de Carl résonna à travers le combiné, « Je t'ai déjà dis de pas m'appeler comme ça. Ça me donne un coup de vieux et entache mon sex-appeal auprès de la gente féminine. Je t’aime mini-pouce, ne l’oublies pas. Je serais toujours là pour toi ». Il raccrocha sur ces mots, laissant de nouveau Elena dans une solitude oppressante.

Le téléphone glissa de ses doigts et tomba sur le matelas dans un bruit feutré. Sans même s'en rendre compte, elle se laissa retomber sur son lit, fixant le plafond d'un regard vide. Ses doigts agrippèrent machinalement le tissu du t-shirt qu'elle portait chaque nuit. Celui d'Alec. Son odeur s'était estompée, mais elle s'accrochait à ce vêtement comme à une bouée de sauvetage.

Elle inspira profondément, cherchant désespérément cette fragrance qui l'apaisait autrefois. Mais elle s'effaçait, douloureusement.

Un frisson lui parcourut l'échine alors qu'elle se recroquevillait sur elle-même, ramenant le tissu contre son visage pour s’y enfouir, tentant d’étouffer sa souffrance. Les larmes montèrent, brûlantes, prêtes à couler, mais elle les ravala avec une obstination désespérée. Elle ne pleurerait pas. Elle ne pouvait pas.

Son esprit s'accrocha à Alec, à ce qu'ils avaient été, à ce qu'elle avait détruit. Elle espérait qu'en étant partie comme une lâche, en lui faisant croire qu'elle ne l'aimait plus, en agissant comme une conne insensible, il aurait pu avancer, l'oublier plus facilement. Mais paradoxalement, l'imaginer entre les bras d'une autre lui tordait le ventre d'une douleur insoutenable.

Elle ferma les yeux, espérant que le sommeil l'emporterait et emporte avec lui la souffrance, du moins un moment.

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