Les jours passent et les échanges se poursuivent entre les deux jeunes adultes. Les parents de Gabriel voient un changement significatif dans le comportement de leur benjamin. Ce dernier sourit plus. Il sort de sa chambre et communique avec eux sans qu’ils aient besoin d’entamer la moindre conversation. Le petit garçon qui n’aimait plus la vie avait mûri en un homme qui l’appréciait un peu plus chaque jour. Le papillon sortait peu à peu de sa chrysalide pour le plus grand bonheur des parents. Et cette évolution revenait à une seule et unique personne : Clara Duquesnes.
L’amitié qu’elle lui procurait le poussait à agir, à changer suffisamment pour que la vie lui sourit. Enfin.
Jusqu’à maintenant, il n’avait considéré la vie que d’une seule manière. Il s’était rendu compte qu’elle n’était pas dépourvue de couleur. Au contraire, une palette de différentes nuances, de différents tons constituaient la vie qu’il s’évertuait à voir en noir. Ces couleurs prenaient des formes variées et diverses, tantôt claires, tantôt plus sombres, et elles le poussaient à assouvir sa curiosité, son envie d’en découvrir toujours plus. Oui. Gabriel apprenait enfin à vivre.
Armé de son appareil photo, il se rendait désormais dans sa cour sans prendre la peine de revêtir des couches de vêtements pour cacher son visage. Cette action, certes banale pour certains, représentait une prouesse pour Gabriel et sa famille. Peut-être qu’un jour, ses clichés de fleurs et de gazons deviendront ceux de pyramides et de châteaux…
– À quoi tu penses ? demande Charlotte en voyant le jeune homme absorbé dans ses pensées.
– À l’avenir.
– Tu sais déjà où tu vas demander pour l’année prochaine ? J’aimerais bien étudier la cosmétique, mais bon, mes chances d’être acceptée sont proches de zéro.
– Je ne sais même pas si je vais continuer mes études.
– Tu ne trouveras pas de boulot avec un bac général.
Le balafré se redressa quand l’enseignante entra dans la classe. Il rangea son smartphone dans la poche de son jean et écouta des bribes du cours. Son esprit était désormais accaparé par le futur. Comme tous les jeunes gens de son âge, il réfléchissait à son avenir. Un avenir qui commençait l’année prochaine. Il posa sa joue sur son poing et fit mine d'écrire la leçon. À la place, des mots comme “jeux vidéo”, “série”, “photographie” furent inscrits. Gabriel n’avait pas beaucoup de centres d’intérêt. Son crayon retira d’un trait les deux premiers, irréalisables à ses yeux, et resta quelques instants sur le dernier, la mine en suspens.
Il débutait à peine la photographie. Pouvait-il en faire un métier ? De nouvelles recherches l’attendaient dans la soirée.
– Gabriel. Lis ce passage s'il te plaît.
Les mains subitement moites, il s'éclaircit la gorge pour entamer le paragraphe. Confus par la ressemblance de certaines lettres, la progression de sa lecture fut lente et fastidieuse autant pour lui, que pour le reste de ses camarades. Sa tension redescendit lorsque l’attention fut attirée ailleurs.
Il releva la tête pour regarder l’heure : encore quatre heures à supporter…
***
Les discussions allaient de bon train entre les deux. Clara lui partageait tout, ou presque. La simplicité dans laquelle elle vivait était en totale contradiction avec l’image qu’elle renvoyait sur les réseaux.
La brune ne ressentait aucune gêne à lui raconter ses déboires à l’association : “Les petits chiens font leur poids en merde, c’est impressionant”; “Un autre couple est venu abandonner un chiot parce qu’il n’était pas propre… Ça m'énerve !” Elle partageait tout aussi bien sa vie privée : “Alerte rouge ! Je ne sors pas de chez moi aujourd’hui”. Même si Gabriel n’en demandait pas tant, il appréciait beaucoup son naturel et son franc-parler.
Le jeune homme essayait de rendre l’appareil, mais faire preuve d'autant de désinhibition demandait beaucoup d’une seule personne, surtout quand la personne en question souffrait de timidité. Il releva la tête de son smartphone quand il vit la rouquine s’agiter à ses côtés.
La mine contrariée, Charlotte souffla avant de verrouiller son téléphone. La rouquine avait perdu son sourire. Le point central de ses préoccupations la laissait sans réponse depuis quelques heures. Au début, elle ne s’en était pas inquiétée. Puis, les heures s’étaient écoulées.
– Encore ce Tommy ?
– Oui. Il ne répond pas.
– Il est peut-être occupé.
– Il me l’aurait dit. Il me dit tout.
Elle s’affaissa contre sa chaise, découragée. La lycéenne ne se faisait pas d’illusion : il l’avait probablement largué. À chaque fois qu’elle se laissait amadouer par leur bonne parole, les garçons la laissaient tomber après l’acte. Avant Tommy, il y avait eu Charles, Nicolas… Des amis de sa sœur qui s’étaient brusquement éloignés d’elle après avoir obtenu ce qu’ils étaient venus chercher.
– Le jour où tu t’intéresses à une fille, fais-le pour les bonnes raisons, lui dit-elle, la voix chevrotante.
Gabriel suspendit ses doigts sur l’écran à ces mots. Il fronça les sourcils devant le regard larmoyant de son amie. Il posa le téléphone sur la table et s’inquiéta immédiatement de son état.
– Qu’est-ce qu’il t’a fait ? Tu veux que je lui donne un coup de poing ?
Charlotte rit. L’imaginer faire du mal à qui que ce soit relevait du fantasme, de l’utopique.
– Un coup de poing, non. Un coup de louche par contre…
Gabriel rougit jusqu’aux oreilles au souvenir de sa première soirée. Les vidéos avaient cessé de circuler, mais les jeux de mots continuaient à tourner sur les réseaux sociaux. Il n’oublierait pas cette affaire de sitôt.
Il laissa la rouquine le taquiner le temps de quelques minutes. Il ne voulait pas voir son sourire s’effacer au profit d’un garçon qui ne la méritait pas. La rouquine l’avait aidé à remonter la tête au-dessus de l’eau. Il ne la laissera pas chavirer à son tour.
Le jeune homme balaya ses cheveux derrière ses oreilles, attirant l’attention de son amie. La capuche, qui reposait habituellement sur sa tête, avait été délaissée. Cette dernière lui attirait plus d’attention que de discrétion selon une influenceuse très avisée. Depuis, il laissait le bout de tissu reposer sagement sur ses épaules.
Charlotte le dévisagea quelques secondes avant de lui lancer :
– J’ai l’impression que tu as changé quelque chose chez toi, mais je ne saurais pas dire ce que c’est…
– Et c’est une bonne chose ?
– Ça, c’est à toi de le déterminer. Est-ce que tu te sens mieux ?
Gabriel réfléchit un instant à la réponse. Cette question lui avait été posée tellement de fois au cours de ces deux mois. Il releva la tête pour lui annoncer, plus confiant qu’à l’accoutumée :
– Beaucoup mieux.
Ces derniers jours l’avaient aidé à voir plus loin que les murs de sa chambre. Il avait laissé sa vie en suspens suffisamment longtemps. Sa famille, ses nouveaux amis l’avaient encouragé à briser les chaînes qui le retenaient à son passé. Et bien qu’il replonge par moment, il se savait entouré de personnes suffisamment bienveillantes pour lui venir en aide. Il n’était pas seul. Il ne se sentait plus seul. Et il ne le serait plus à l’avenir.
Les traces indélébiles, qui marquaient son cœur et son qcorps, resteraient à jamais présentes. Elles ont façonné ce qu’il est et mouleront ce qu’il deviendra. De sa main, et par sa volonté, il dessinera les lignes de son propre avenir au crayon de bois et n’hésitera pas à effacer le moindre faux pas, la moindre incartade de sa part, pour emprunter un autre chemin et avancer.
Gabriel pouvait enfin affirmer qu’il allait bien, qu’il allait mieux.
Fin de la partie 1 : respirer